Cause de Gérard Comeau : plaidoyer pour une libre circulation des biens entre les provinces

L'un des avocats qui représente Gérard Comeau, Ian Blue, devant la Cour suprême du Canada
Photo : Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2017 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Les avocats de Gérard Comeau étaient devant la Cour suprême du Canada, jeudi, afin de démontrer qu'un article de la Constitution canadienne, qui réglemente le commerce interprovincial, est mal interprété depuis près d'un siècle. S'ils ont gain de cause, cela risque d'ébranler l'autonomie des provinces et le fondement même du fédéralisme canadien.
Un texte de Catherine Allard
Dans un plaidoyer qui a duré plus d’une heure, et au fil de dizaines de questions posées par les juges de la Cour suprême, l'un des avocats de Gérard Comeau, Ian Blue, a tenté de prouver que si l’on se fie à la Constitution canadienne, le commerce entre les provinces devrait être plus libre qu’il ne l’est actuellement.
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L’article 121 de la Constitution canadienne, qui est au cœur de cette affaire, stipule que « tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d’aucune des provinces seront, à dater de l’union, admis en franchise dans chacune des autres provinces ».
Les avocats de Gérard Comeau soutiennent que l’article 134(b) de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick, qui limite la quantité d’alcool pouvant être rapporté dans cette province, est inconstitutionnel puisqu’il viole l’article 121 de la Constitution.

Gérard Comeau a eu gain de cause en Cour provinciale.
Photo : Radio-Canada / Serge Bouchard
Une mauvaise interprétation depuis 1921?
En 1921, la cause « Gold Seal Ltd. v. Alberta » détermine que l’article 121 n’interdit que les droits de douane sur les marchandises circulant entre les provinces, et non le contrôle des marchandises grâce à des taxes provinciales, par exemple.
Depuis ce moment, cette interprétation de l’article fait jurisprudence au pays.
Jeudi matin, Ian Blue a plaidé que « cette interprétation est incorrecte », qu’il est primordial de rectifier le tir et de revenir à une ouverture des frontières provinciales, tel que prévu par la Constitution.
Des juges émettent des réserves
Au fur et à mesure qu’Ian Blue présentait son plaidoyer, les juges du plus haut tribunal du pays l’ont interrompu à plusieurs reprises, invoquant l’insécurité que pourrait engendrer une libre circulation des biens.
Mon inquiétude est que si nous adoptons votre approche, nous allons créer beaucoup d’incertitude et de litige dans la loi, en plus d’imposer un gros fardeau aux provinces.

La très honorable juge en chef de la Cour suprême du Canada Beverley McLachlin
Photo : Radio-Canada
« La question aujourd’hui est : est-ce que cette loi est mauvaise? La jurisprudence confirme Gold Seal, et donc cela fait office de loi. S’il est question de si c’est une bonne chose pour le pays, vous devez plutôt vous adresser [au Parlement] », a renchéri le juge Russell Brown.
M. Brown a rappelé à quelques procureurs que la mise en place d'un nouveau système de taxation relèverait de l'autorité des élus et non de celle des tribunaux.
Ian Blue a tenté de se faire rassurant en affirmant que le modèle qu’il propose ne menace en rien les revenus des provinces qui découlent de la vente d’alcool ni les mesures de santé et de sécurité imposées par chaque province.
« Si votre décision est claire, cela ne causera pas d’incertitude. Les autorités provinciales qui ont mis ces barrières en place seront en mesure de lire votre jugement et de négocier », a-t-il expliqué.
En faveur d'une ouverture des frontières
En mi-journée, des intervenants de différentes industries (vin, bière, spiritueux, marijuana, etc.) se sont succédé au micro afin de partager leur interprétation de l'article 121. Ces avocats prônent une ouverture des frontières entre les provinces pour faciliter la libre circulation des produits.
L’avocat Shea Coulson, qui représente le groupe viticole Liquidity Wines Ltd., a notamment affirmé lors de l’audience que la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick favorise un marché régional, au détriment d’un marché national
« Il n’y a pas de marché national pour l’alcool au Canada. Cela fait en sorte que les petits producteurs se retrouvent contraints par des limites géographiques. Ils ne peuvent pas accéder au marché national et, donc, ne peuvent pas prendre de l’expansion », croit-il.
À l’époque du commerce en ligne et de libre-échange, « il est approprié pour cette cour de revisiter l’article 121 – au-delà de Gold Seal », croit pour sa part l’avocat qui représente l’Association canadienne des viticulteurs, Robert W. Staley.
« L'Association des petits producteurs de bière demande un accès équitable aux autres marchés en vertu de l'article 121. Selon nous, l'article 121 donne le droit constitutionnel à l'association de le faire », a ajouté l'avocat Robert Martz, qui parlait au nom de l'Alberta Small Brewers Association.
L’industrie de la marijuana : un exemple?
La décision de la Cour suprême risque d’avoir des répercussions considérables sur l’industrie du cannabis.
L’avocat Kirk Tousaw, qui parlait au nom de Cannabis Culture, a plaidé en faveur du libre-échange entre les provinces.
Il a expliqué que l’industrie du cannabis était un exemple à suivre puisqu’elle a actuellement le droit de distribuer ses produits directement aux consommateurs, peu importe leur lieu de résidence. Selon lui, plus de 200 000 Canadiens profitent de ce système, et ce, sans entrave à la justice.
« Cannabis Culture est profondément inquiet qu’un monopole des provinces sur le cannabis [puisse] miner l’émergence de l’industrie et l’effort du fédéral pour éliminer le commerce illégal », dit Kirk Tousaw.
La liste complète des parties à prendre la parole jeudi :
- Les avocats de Gérard Comeau
- Liquidity Wines Ltd., Painted Rock Estate Winery Ltd., 50th Parallel Estate Limited Partnership, Okanagan Crush Pad Winery Ltd., Noble Ridge Vineyard et Winery Limited Partnership.
- Artisan Ales Consulting Inc.
- Canadian Vintners Association
- Spirits Canada (Association des distilleries canadiennes)
- Canada's National Brewers
- Alberta Small Brewers Association
- Cannabis Culture
- Conseil des consommateurs du Canada
- Chambre canadienne de commerce et la Fédération canadienne des entreprises indépendantes
- FedEx Canada
- Institut économique de Montréal
Pour le statu quo
Mercredi, des représentants de 10 provinces et territoires ainsi que du gouvernement fédéral se sont prononcés sur l’affaire devant les juges du plus haut tribunal du pays. Ils ont plaidé pour le maintien du statu quo en affirmant qu’une réinterprétation de l’article 121 pourrait menacer l’autonomie des provinces.
Les principes du fédéralisme canadien, du partage des compétences et de l'indépendance des provinces sont menacés, estiment-ils. Les différents représentants ont également argumenté que les monopoles comme celui imposé sur l’alcool constituent des sources de revenus considérables.
Les producteurs laitiers, d’œufs et de poulet, les éleveurs de dindon ainsi que les producteurs d’œufs d'incubation se sont également prononcés. L’avocat David K. Wilson a évoqué le danger que des provinces fassent des alliances entre elles contre d’autres provinces, par exemple, et que cela nuise à la coopération qui unit le Canada fédéré.
« Nous ne croyons pas que nous devrions revoir l’interprétation de l’article 121, puisqu’il se conforme au principe du fédéralisme », a-t-il expliqué.
La cause Comeau d’une simple contravention jusqu'à la Cour suprême
Gérard Comeau, un retraité de Tracadie au Nouveau-Brunswick, a été arrêté en 2012 en possession de 344 bouteilles de bière et de trois bouteilles de spiritueux achetées à Pointe-à-la-Croix, au Québec.
Une loi du Nouveau-Brunswick qui remonte à 1928 limite la quantité d'alcool que les consommateurs peuvent rapporter dans la province à une seule bouteille de vin ou de spiritueux ou à 18 bouteilles de bière.
Les policiers lui ont donné une contravention de 292,50 $, mais le retraité de Tracadie l'a contestée en cour. Le juge de la cour provinciale Ronald LeBlanc lui a finalement donné raison et a annulé sa contravention.
Le juge LeBlanc a affirmé que la loi provinciale de 1928 était inconstitutionnelle, puisqu'elle contrevient à l'article 121 de la Constitution canadienne.
C’est cette décision qui est maintenant contestée devant la Cour suprême du Canada.