Propos haineux et liberté d'expression : des affrontements sur les campus

Une cinquantaine de personnes manifestent devant une université ontarienne.
Photo : Radio-Canada / Natasha MacDonald-Dupuis
Au pays, les campus ne sont pas toujours des lieux de débats et d'échange d'idées. Les universités sont de plus en plus le théâtre d'affrontements, verbaux et physiques. La liberté d'expression en prend parfois pour son rhume.
Un texte de Christian Noël
La voix dans le mégaphone retentit sous le ciel gris et nuageux du centre-ville de Toronto. « Nous dénonçons ces rassemblements racistes et fascistes », lance Farshad Azadian à un groupe de manifestants venus l’entendre sur le campus de l’Université Ryerson. « Ils crachent leur haine, ils oppriment les minorités, ils ne sont pas les bienvenus dans notre ville. »
La cible de la colère des manifestants, ce « ils », c’est une conférence à laquelle participaient des professeurs torontois, dont certains ont tenu des propos choquants pour les transgenres et les minorités raciales. « Des nazis et des suprémacistes blancs qui prêchent l’intolérance », selon des manifestants qui voulaient faire annuler l’événement.
Une des invitées de la conférence, c’était la polémiste Faith Goldy, anciennement de Rebel Media, critiquée pour ses positions anti-islamiques et identitaires. C’est surtout sa présence qui a enflammé les manifestants en général et Farshad Azadian en particulier.
Mme Goldy a notamment tenu des propos qui semblaient excuser la violence des éléments d’extrême droite à Charlottesville, en Virginie, qui s’est soldée par la mort d’une manifestante cet été.
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Mission accomplie pour les manifestants : la direction de l'Université Ryerson, inondée de plaintes par téléphone et sur les médias sociaux, a annulé la conférence.
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Une victoire contre le racisme et l’intolérance, croit Farshad Azadian. « Il faut défendre la démocratie quand les suprémacistes blancs organisent ce genre d’événement. »
Des suprémacistes blancs?
L'organisatrice de la conférence, Sarina Singh, une travailleuse sociale originaire du Pakistan, réfute les étiquettes de raciste et de fasciste.
« Mon père porte le turban. Je sais ce que c’est le racisme, je le subis moi-même. Alors, comment ces manifestants de la gauche peuvent-ils m’accuser d’être une fasciste et une nazie? », demande-t-elle.
La conférence organisée par Mme Singh s’intitulait « La répression de la liberté d’expression sur les campus ». Elle voulait susciter une discussion sur le climat ambiant qui, selon elle, empêche les débats d’idées.
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Obstruction ou liberté d’expression?
Le phénomène semble prendre de l’ampleur au Canada comme aux États-Unis, d'ailleurs.
À l’Université de Californie, à Berkeley, une manifestation contre le conférencier de droite Milo Yiannopoulos a tourné à l’émeute en février.
À Toronto, le professeur Jordan Peterson, qui tient des propos controversés sur les transgenres, est souvent la cible de manifestants, mais dans une moindre mesure : ces derniers font un vacarme assourdissant pour saboter ses conférences.
Quand le discours est considéré comme étant haineux, la liberté d’expression ne s’applique plus, et ces tactiques sont justifiées, selon Farshad Azadian.
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Selon un récent sondage réalisé sur les campus américains, la majorité des étudiants estiment qu’il est acceptable de faire du vacarme pour faire taire une personne si cette dernière tient des propos offensants ou blessants.
De plus, un étudiant sur cinq croit que l’utilisation de la violence est acceptable dans cette situation. Le sondage, effectué par un professeur de l’Université de Californie à Los Angeles, a été financé par la fondation de Charles Koch, un homme d’affaires républicain réputé.
Pour certains activistes, les mots qui blessent représentent un comportement violent, et donc la violence est une réponse appropriée au discours.
La situation se dégrade
Ce comportement obstructionniste contribue à la détérioration de la liberté d’expression sur les campus, selon l’avocat John Carpay, président du Centre pour la justice et les libertés constitutionnelles, basé à Calgary. Il déplore également que le recours aux insultes remplace les débats d’idées.
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« Avant, poursuit Me Carpay, les gens sentaient l’obligation de présenter des arguments logiques. Aujourd’hui, c’est plutôt la dominance des sentiments. Je me sens offusqué, donc j’ai raison de réagir fortement. »
Le Centre pour la justice et les libertés constitutionnelles dresse chaque année un palmarès des directions d’universités et des associations étudiantes, classées par leur approche à la liberté d’expression sur les campus.
Cependant, l’objectivité du Centre est parfois remise en question, parce que dans le passé, il a surtout défendu des causes associées à la droite religieuse, comme la liberté d’expression des groupes antiavortement ou le droit de l’université chrétienne Trinity Western d’interdire à ses élèves d’avoir des relations homosexuelles.
Des allégations que rejette le président du Centre.
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Le facteur humain
Faire annuler la conférence « raciste » à Ryerson était une question de principe, selon l’une des manifestantes, Christeen Thornton. « Ces gens peuvent se rassembler dans un café, dans un restaurant ou dans leur résidence, dit-elle, mais aussitôt qu’ils se rassemblent dans un lieu public fréquenté par des minorités [comme un campus universitaire], ça devient inacceptable. »
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Christeen Thornton utilise aussi le nom Christeen Elizabeth. C’est une activiste sociale engagée, avec une forte présence sur les médias sociaux. Elle s’est convertie à l’islam, mais dit craindre de porter son hijab « de peur qu’on me l’arrache ». « J’ai reçu des menaces de mort contre moi et mes enfants, c’est assez effrayant », dit-elle.
La bulle réconfortante
Le psychologue et chargé de cours Oren Amitay devait participer à la conférence annulée à Ryerson. On l’a traité de raciste et de nazi. Une épithète qui le met en colère : sa grand-mère est une survivante des camps de concentration. « Non seulement ça manque de classe et de crédibilité, mais c’est contre-productif au débat. »
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Oren Amitay aussi a une forte présence dans les médias sociaux, où il défend vigoureusement ses points de vue. Certains l’accusent de se livrer à des tactiques d’intimidation sur Twitter. D’ailleurs, Christeen Thorton et lui sont souvent à couteaux tirés sur Twitter et sur Facebook.
La conférence sur la liberté d’expression, annulée par l’Université Ryerson a finalement eu lieu samedi. « Débattre en public, ça permet de contrer les mauvaises idées, indique l’organisatrice Sarina Singh. Sinon, l’intolérance se cache sous la surface, bouillonne et puis la marmite saute! Sans compter qu’en empêchant les autres de parler, on en fait des martyrs, et ça leur donne encore plus de pouvoir. »
Mais l’endroit choisi en fait sourciller plus d’un. La conférence a eu lieu au Collège chrétien du Canada, dirigé par Charles McVety, un leader de la droite religieuse canadienne. Le même collège de Toronto qui a récemment accueilli un rassemblement de Rebel Media lors duquel des participants ont exprimé des positions islamophobes et homophobes.
Sarina Singh se défend d’épouser ces idées. « On peut partager un lieu sans en partager les idées. »
Mais pour les manifestants de la gauche, c’est une preuve que le mouvement de la droite essaie de cacher sa propagande haineuse sous le masque de la liberté d’expression.