Il y a 25 ans échouait l'accord de Charlottetown

Le 28 septembre 1992, à Sherbrooke, le premier ministre Brian Mulroney déchire un papier pour démontrer qu'un vote négatif mettrait fin aux gains obtenus par le Québec dans l'accord de Charlottetown.
Photo : La Presse canadienne / Fred Chartrand
Prenez note que cet article publié en 2017 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le 26 octobre 1992, les Canadiens sont appelés pour la seule fois de leur histoire à se prononcer par référendum sur un projet de réforme constitutionnelle. L'accord de Charlottetown a pour but de ramener le Québec dans le giron constitutionnel, de réformer le Sénat et de reconnaître le droit à l'autodétermination des Premières Nations. L'entente ratisse large... peut-être trop. Et il y a 25 ans, une majorité d'électeurs la rejettent.
Un texte de François Pierre Dufault
À l'été de 1992, Brian Mulroney est un homme pressé. Le premier ministre du Canada n'a que quelques semaines pour ficeler une nouvelle entente constitutionnelle. Le pays vient de fêter son 125e anniversaire. Plusieurs pensent que c'est son dernier.
Les négociations constitutionnelles sont dans une impasse depuis l'échec de l'accord du lac Meech, deux ans plus tôt. Au Québec, le mouvement souverainiste est plus fort que jamais. Le gouvernement libéral de Robert Bourassa durcit le ton. Il prévoit tenir un référendum à l'automne portant soit sur une nouvelle offre d'Ottawa, soit sur la souveraineté.
À la fin du mois d'août, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, ainsi que des représentants des Premières Nations se rencontrent à Charlottetown, à l'Île-du-Prince-Édouard, dans le but de forger une nouvelle entente.
L'accord du lac Meech avait pour but de faire adhérer le Québec à la Constitution canadienne rapatriée de Londres en 1982 par Pierre Elliott Trudeau, sans l'accord de la province. Il reconnaissait la province à majorité francophone comme une « société distincte ». Il donnait aussi à toutes les provinces un droit de veto sur des questions d'ordre constitutionnel, un droit de regard sur la nomination des juges à la Cour suprême et des compétences élargies en matière d'immigration.
Toutefois, l'opposition du Manitoba et de Terre-Neuve fait dérailler le projet en 1990.

Benoit Pelletier, professeur de droit à l’Université d’Ottawa
Photo : Radio-Canada
« L'entente de Charlottetown résulte en ligne droite de l'accord du lac Meech », explique Benoît Pelletier, professeur titulaire à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa, et ancien ministre libéral à l'Assemblée nationale du Québec. « Mais à la différence de Meech, qui visait à satisfaire les demandes précises du Québec, l'accord de Charlottetown était le résultat [...] d'une négociation constitutionnelle qui visait à répondre aux préoccupations et aux revendications de tous les partenaires fédératifs. »
Reconnaissance d'une « société distincte »
Brian Mulroney tente en 1992 de résoudre en même temps plusieurs querelles constitutionnelles de longue date. Après d'intenses négociations, le premier ministre conservateur annonce le 28 août qu'une entente de principe est intervenue à Charlottetown, lieu symbolique où les Pères de la Confédération se sont rencontrés pour la première fois, en 1864.
L'accord de Charlottetown reprend les grandes lignes de Meech en ce qui concerne le Québec. Il reconnaît la province comme une « société distincte ». Mais il reconnaît aussi le droit à l'autodétermination des Premières Nations. Et il prévoit une réforme en profondeur du Sénat canadien.
Puisque le Québec se prépare déjà à tenir un référendum de la dernière chance, et que l'Alberta et la Colombie-Britannique ont aussi adopté des lois les obligeant à soumettre tout changement constitutionnel à une consultation populaire, Ottawa décide de tenir un référendum pancanadien le 26 octobre 1992.
Pour la première fois de leur histoire, les Canadiens sont appelés à se prononcer sur leur constitution.

Des résidents de la ville de Deux-Montagnes, près de Montréal, font la queue pour voter lors du référendum sur l'Accord de Charlottetown, le 26 octobre 1992.
Photo : CP / Ryan Remiorz
Les premiers sondages donnent l'avantage au camp du oui. Mais à mesure que la campagne référendaire avance, le mouvement s'essouffle.
Lorsque vous avez une entente qui est très large, il y a toujours des choses qui plaisent aux gens et des choses qui leur déplaisent.
Le 26 octobre 1992, une majorité de Canadiens rejettent l'accord Charlottetown.
Le projet de réforme constitutionnelle est accepté de justesse en Ontario, mais il est rejeté dans l'Ouest canadien et au Yukon. Au Québec, 57 % des électeurs s'y opposent. En Nouvelle-Écosse, il ne passe pas non plus. Il n'y a qu'à l'Île-du-Prince-Édouard, à Terre-Neuve, au Nouveau-Brunswick et dans les Territoires du Nord-Ouest que le oui l'emporte avec des majorités confortables.

Résultat du référendum sur l'accord de Charlottetown
Photo : Radio-Canada
Jean-François Lisée suit de près les négociations constitutionnelles et la campagne référendaire de 1992 en tant que journaliste. Aujourd'hui chef du Parti québécois, il associe l'échec de Charlottetown à « la fin d'une idée, l'idée qu'un jour, le Québec puisse être reconnu à l'intérieur du Canada de façon satisfaisante ».
À l'époque, les souverainistes québécois font campagne contre le projet de réforme constitutionnelle. Ils estiment que l'accord de Charlottetown est moins avantageux pour le Québec que ne l'était celui du lac Meech.
Lorsqu'on regarde les analyses qui ont été faites par les experts, on voit que la principale raison pour laquelle les Québécois ont dit non, c'est qu'ils considéraient que la place du Québec était insuffisante. Et la principale raison pour laquelle les Canadiens anglais ont dit non, c'est qu'ils considéraient que la place du Québec était trop grande.
Jean-François Lisée est d'avis que Robert Bourassa aurait pu négocier plus fermement avec Ottawa, mais qu'il a choisi de ne pas le faire.

Jean-François Lisée doit affronter les militants de son parti dans le cadre d'un premier vote de confiance.
Photo : La Presse canadienne / Paul Chiasson
Il a d'ailleurs publié deux ouvrages sur le sujet : Le tricheur et Le naufrageur.
« Au lendemain de la mort de Meech, il y avait plus de 60 % des Québécois qui voulaient faire la souveraineté. Mais ce que Robert Bourassa voulait, c'était rester dans le Canada à tout prix. Donc, il a dit à peu près n'importe quoi pour gagner du temps en espérant que [l'appui à la souveraineté] baisse », affirme Jean-François Lisée. « Et on a manqué une fenêtre historique, soit de faire la réforme constitutionnelle, soit de faire l'indépendance. »
L'Ouest et la réforme du Sénat
En 1992, un économiste albertain du nom de Preston Manning est à la tête d'une jeune formation politique, le Parti réformiste, qui gagne rapidement du terrain dans l'Ouest canadien. Il fait campagne contre l'accord de Charlottetown.
Dans les provinces à majorité anglophone, et dans l'Ouest canadien en particulier, la notion de « société distincte » pour le Québec est mal reçue.
« Une société distincte, qu'est-ce que ça veut dire exactement? Est-ce que ça donne certains pouvoirs au Québec et pas aux autres provinces? » se demande encore Preston Manning, un quart de siècle plus tard.
Depuis les années 1970, les provinces de l'Ouest canadien se plaignent avec de plus en plus d'insistance de la centralisation des pouvoirs en Ontario et au Québec. Si leurs demandes sont principalement de nature législative et économique, elles ont tout de même une revendication constitutionnelle : une réforme en profondeur du Sénat.
Avec Charlottetown, l'Ouest obtient un Sénat « égal, élu et efficace ». Mais pour éviter de braquer le Québec, qui perd ainsi beaucoup d'influence à la Chambre haute, Ottawa garantit à la province qu'elle aura toujours 25 % des sièges à la Chambre des communes, et ce, peu importe son poids démographique au pays.
Nous avions l'impression que l'objectif de l'accord de Charlottetown, tout comme celui de Meech d'ailleurs, était de répondre d'abord et avant tout aux demandes du Québec. Les préoccupations des autres régions du pays étaient reléguées au second plan.

Preston Manning, chef du Reform Party, en 1993
Photo : La Presse canadienne / La Presse canadienne/Dave Buston
Cette proposition de réforme du Sénat « bouclée à la dernière minute », selon Preston Manning, n'est toutefois pas suffisante pour convaincre une majorité d'électeurs au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta et en Colombie-Britannique d'accepter la nouvelle offre constitutionnelle.
Avec le recul, l'ancien chef réformiste ne croit pas qu'il faille chercher dans des amendements constitutionnels les solutions à tous les problèmes du pays. Parfois, dit-il, de simples changements législatifs suffisent. « La Constitution doit demeurer la plus simple possible. Sinon, vous allez vous enliser. »
« Nous serions beaucoup plus avancés aujourd'hui »
En 1992, les peuples autochtones du Canada fondent de grands espoirs sur l'accord de Charlottetown.

Selon le chef de la Première Nation d'Abegweit, Brian Francis, l'accord de Charlottetown aurait donné aux Autochtones de meilleurs outils pour leur développement.
Photo : CBC
Contrairement à l'accord du lac Meech, qui « oubliait complètement » les Premières Nations, selon le député cri Elijah Harper, qui a bloqué son adoption au Manitoba, la nouvelle entente constitutionnelle prévoit la création d'un troisième ordre de gouvernement entièrement autochtone.
Le chef Brian Francis, de la Première Nation d'Abegweit, à l'Île-du-Prince-Édouard, regrette que l'accord d'il y a 25 ans soit mort-né. « Nous serions beaucoup plus avancés aujourd'hui », dit-il.
L'accord de Charlottetown aurait permis d'enchâsser dans la Constitution le droit à l'autodétermination des Premières Nations. Il aurait reconnu un ordre de gouvernement autochtone. Nous aurions pu négocier de gouvernement à gouvernement. Ça aurait fait évoluer les choses.
Au moment où les Canadiens se rendent aux urnes, le 26 octobre 1992, toutefois, la question de l'autodétermination des Premières Nations est largement éclipsée par le débat sur la reconnaissance ou non du Québec comme une « société distincte ».
« Nous avons tout de même fait beaucoup de progrès depuis 25 ans sur le plan de la sensibilisation à notre réalité et à l'importance d'avoir des relations de nation à nation. Mais les choses auraient probablement progressé beaucoup plus rapidement avec l'accord de Charlottetown », fait valoir le chef Brian Francis.
À écouter : L'accord de Charlottetown rejeté par référendum
L'échec du référendum de Charlottetown a des conséquences importantes et presque immédiates sur le paysage politique canadien.
Le premier ministre Brian Mulroney annonce sa démission à l'hiver 1993. Son parti est presque rayé de la carte lors des élections fédérales qui ont lieu plus tard cette année-là. Les libéraux de Jean Chrétien forment le nouveau gouvernement. Et c'est le Bloc québécois, un parti souverainiste avec à sa tête un ancien ministre conservateur, Lucien Bouchard, qui devient l'opposition officielle. Le Parti réformiste s'impose dans l'Ouest canadien.
Jacques Parizeau devient premier ministre du Québec en 1994 et tient un référendum sur la souveraineté qu'il perd de justesse l'année suivante.
« Comme dans une camisole de force »
Vingt-cinq ans après Charlottetown, « le pays est pris dans sa constitution comme dans une camisole de force », lance à la blague Preston Manning. Pourtant, plusieurs enjeux soulevés lors des négociations de l'été 1992 sont toujours d'actualité.
Si on reprend, un par un, les sujets qui étaient abordés dans l'entente de Charlottetown, on se rend compte, 25 ans plus tard, qu'on n'est pas rendu beaucoup plus loin.
Il arrive d'ailleurs que des politiciens tentent de raviver les débats constitutionnels.
À Québec, le premier ministre Philippe Couillard a lancé, début juin 2017, un appel au « dialogue » entre les peuples qui ont formé le Canada en vue d'une éventuelle « démarche constitutionnelle ». Son homologue fédéral, Justin Trudeau, a toutefois vite fermé la porte.
Et pour cause : une telle démarche de la part du Québec « ne serait pas sans soulever un nouveau débat de grande envergure », prévient le professeur de droit Benoît Pelletier. C'est que la province « ne se contenterait peut-être plus d'être reconnue comme une société distincte », dit-il, « mais bien comme une nation ».
Le chef souverainiste Jean-François Lisée ne croit pas, pour sa part, que les politiciens fédéraux et des provinces à majorité anglophone soient prêts à se lancer dans de nouvelles négociations constitutionnelles.
Ils ont tiré la leçon de 1992. Ils savent que le Canada n'est pas réparable. Et le risque politique de le réparer est trop grand. Alors ce qu'ils disent au Québec, c'est que la seule façon d'être reconnu, c'est de devenir indépendant. Mais puisqu'ils pensent que le Québec ne le fera pas, ils ne réparent rien.
Or, plusieurs experts, dont Benoît Pelletier, laissent entendre que ce n'est pas le Québec, mais plutôt les Premières Nations qui obtiendront qu'on rouvre un jour le débat constitutionnel.
« C'est une possibilité », avance le chef micmac Brian Francis, de l'Île-du-Prince-Édouard. Le rêve d'autodétermination est toujours bien vivant, dit-il. « Ce serait un grand pas en avant. »