Porcelaine inuite, de Mathieu Vincelette

L'auteur Mathieu Vincelette
Photo : Mélanie Tellier
Mathieu Vincelette est originaire de Montréal, mais vit désormais à plus de 600 km au nord du cercle polaire et y travaille dans une mine. Il fait partie des 5 finalistes du Prix du récit Radio-Canada.
Son récit inédit Porcelaine inuite est tiré de son expérience gastronomique sur l’île de Baffin, au Nunavut, parmi les aurores boréales et les ombles de l’Arctique.
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Porcelaine inuite
Le huit juillet dernier, veille de la fête du Nunavut, Lucy, la plongeuse inuk, m’a dit : « Je suis triste, car je ne pourrai pas participer au concours de dépeçage de phoque et c’est la seule fois de l’année où j’ai la chance de manger du foie de phoque. » Je travaille comme chef cuisinier dans une mine à plus de six cents kilomètres au nord du cercle polaire. Nous étions au travail pour les deux prochaines semaines sous le soleil de minuit, avant de renter chacun chez soi : moi à Montréal, elle à Iqaluit. La plongeuse manquerait les festivités du jour du Nunavut, et sa seule consolation était que ce serait un jour férié payé à temps et demi.
Le lendemain, je sortais des miches de pain du four et j’ai vu que Lucy fouillait dans le bac à recyclage. Elle a sorti quatre grandes boîtes de carton. David, le sous-chef, un Blanc d’Iqaluit marié à une Inuite, a dit : « Ma femme appelle cela de la porcelaine inuite. » Lucy avait eu de la chance finalement, car des chasseurs inuits avaient visité la mine pour nous vendre de l’omble de l’Arctique. Ils en avaient un plus gros qu’un saumon, vingt-deux livres. Lucy m’a dit : « Je vais aller dîner plus tôt avant que le poisson décongèle. »
Pendant ma première année dans l’Arctique, un ours polaire a secoué un hélicoptère, car un des passagers avait laissé une Kit Kat sur le siège arrière. Le Nord est un endroit dépaysant. La nourriture traditionnelle du peuple inuit est appelée country food. La cuisine nordique y est à son état le plus brut à cause de l’éloignement. Les aliments sont souvent mangés crus, car ici, dans la toundra arctique, au nord du cinquante-huitième parallèle, près de Kuujjuaq où se trouve la limite des arbres, le seul combustible abordable est l’huile de baleine.
Je me souviendrai toujours du jour où je suis entré pour la première fois dans la country kitchen. Jamesse Iyyiraq, vêtu de son chandail du Canadien taché de sang, était en train de découper une tête de caribou sur une boîte de carton dépliée sur le plancher de la cuisine pendant que les autres convives mangeaient des morceaux d’omble de l’Arctique complètement congelés comme si c’étaient des Popsicles. N’ayant pas peur de la viande crue, avec le nombre de tartares de cerf que j’avais préparés dans les cuisines du sud, je me suis approché et il m’a tendu un morceau rouge foncé qu’il venait de couper avec son ulu. J’ai trempé mon morceau dans le petit bol de sauce soya et me suis exclamé : « Inuit sashimi ! »avant de manger goulûment le bout de viande crue. Ils étaient surpris de voir un Canadien d’origine européenne à l’aise avec un mets qui normalement fait frémir la plupart des gens du Sud. Jamesse m’a ensuite raconté qu’il venait de capturer un narval à l’aide d’un harpon avec son fils en sautant sur les banquises, et qu’il avait dû ensuite transporter la baleine jusqu’à la plage avec son quatre roues. Tout le village a participé à la découpe de la carcasse pour remplir les congélateurs de la communauté de Pond Inlet. Ce genre d’évènement ne se produit qu’une ou deux fois par année, et la nouvelle réjouit les habitants des environs qui mangent du muktuk durant la nuit polaire, de novembre à janvier, une période sans le moindre rayon de soleil. Le gras de ces baleines est riche en omega-3 et en vitamine D, soit la vitamine que l’on associe principalement au soleil.
L’omble de l’Arctique est un poisson à la chair saumonée aussi prisé dans les restaurants des métropoles du sud du Canada que dans les petites communautés du Nunavik et du Nunavut. Dans l’Arctique, l’omble et les autres poissons sont mangés crus, congelés, séchés ou en soupe. La viande, la peau, la tête, ainsi que les os et les œufs sont consommés.
Un soir de juillet, alors que je travaillais dans un petit camp éloigné dans l’ouest de la terre de Baffin, j’ai reçu par hélicoptère deux ombles de l’Arctique congelés. Ce soir-là, j’ai préparé du gravlax avec des baies de genièvre et une chiffonnade de thé du Labrador, des pavés d’omble de l’Arctique cuits à l’unilatérale, servis sur du riz sauvage. Les Inuits s’extasiaient devant la façon dont j’avais préparé leur aliment préféré. Rita, la femme de ménage, m’a montré comment faire frire les arêtes du poisson pour les manger comme des chips. Elle a pris les deux arêtes centrales, que j’avais réservées pour faire du fumet; elle les a coupées en tronçons, puis elle les a passés dans l’œuf battu et la farine pour ensuite les mettre dans l’huile de canola neuve que je venais de verser dans la friteuse afin de faire des beignes.
Quelques jours plus tard, un des chasseurs est rentré au camp avec un phoque dans sa chaloupe. Ses deux petits-fils se sont précipités vers la bête en se disputant afin de savoir qui allait manger les yeux. Le phoque se mange cru, gelé, séché, vieilli ou bouilli. Le gras est utilisé comme condiment pour les algues, le poisson et autres viandes séchées. Les nageoires sont préservées dans le gras, puis vieillies. La graisse est mélangée avec des baies sauvages et servie comme de la crème glacée. Vous pouvez choisir parmi les parfums suivants : camarine noire, bleuet, canneberge, pain de perdrix, ronce petit mûrier, baie des nuages, genièvre ou groseille. Les baies sauvages sont aussi consommées fraîches, séchées ou en confiture. Elles font également partie de la fabrication du pain bannock, un pain sans levure auquel on peut ajouter des fruits séchés. L’origine de ce pain est quelque peu controversée. Certains prétendent qu’il vient d’Écosse, car il ressemble aux scones. D’autres pensent que les Vikings l’auraient popularisé au Groenland.
Le pain bannock joue un grand rôle dans l’alimentation de base des communautés nordiques. Lors de mon premier voyage dans l’Arctique, un des cuisiniers, un Inuk, m’a montré comment préparer ce pain. Il y a plusieurs méthodes, selon les régions. La recette ne contient que les ingrédients, pas les quantités. On mélange le tout « à l’œil » jusqu'à ce qu’on obtienne la consistance désirée.
Dans un grand bol, on mélange la farine, quelques pincées de sel, du sucre, de la graisse végétale, du beurre, du lait en poudre, de la poudre à pâte, de l’eau et des fruits séchés. On pétrit légèrement avec les mains et fait frire la pâte dans une poêle en fonte à feu doux jusqu'à ce que le milieu soit complètement cuit. Chaque fois que j’en fais, mes collègues inuits restent surpris.
Puisque les quatorze communautés du Nunavik et les vingt-huit communautés du Nunavut ne sont pas reliées par des routes avec le sud, tous les aliments qui ne sont pas originaires de ces régions doivent nécessairement y être acheminés par avion. Une poche de choux de vingt kilos qui coûte chez nous un dollar vingt-neuf le kilo peut coûter jusqu’à quatre cent cinquante dollars, car les frais de transport exorbitants sont de plus de vingt dollars le kilo. Un chou se vend facilement vingt-cinq dollars à la coopérative l’Igloolik, alors qu’un omble de l’Arctique est gratuit si on le pêche soi-même. Il faut voir les prix sur le menu du Frobisher Inn et ceux du North Mart d’Iqaluit.
J’y retourne demain.
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