Chroniques d'une odyssée enfantine, de Thérèse Yelle

L'auteure Thérèse Yelle
Photo : Émilie Caron
Thérèse Yelle a 21 ans. Née en France, elle a grandi au Liban, qu'elle a dû fuir à cause de la guerre, et vit aujourd'hui entre Montréal et Victoriaville, entre études et famille. Elle fait partie des 5 finalistes du Prix du récit Radio-Canada.
Dans son récit inédit Chroniques d'une odyssée enfantine, deux amies, dans le printemps méditerranéen, combattent les forces du mal à grands coups d’imagination.
« »
Chroniques d’une odyssée enfantine
Nous nous inventons aventurières.
À onze ans, tu t’octroies naturellement le rôle de meneuse. À huit ans, je ne songe pas à m’en offusquer. Ça ne me servirait à rien : nos idées s’accordent. Elles s’harmonisent sur la partition du vent.
Le vent. Si je ferme les yeux, je peux par lui dessiner tous nos décors.
Il fait frissonner les feuilles piquantes des chênes rabougris. Il apporte à nos narines les effluves du mimosa, en bas de la longue côte, du laurier rose, un peu plus haut, de l’herbe haute et sucrée, autour de nos jambes. Il nous souffle l’envie de la péripétie, en nous transmettant le chant de la vaste Méditerranée, couverture bleue fripée de courtes lignes blanches, changeantes, nées et mortes dans la même seconde.
Cinq cents mètres de dénivellement, du sommet de la prairie des écureuils jusqu’à l’ancien zoo, où ne subsiste qu’un modeste élevage de poules et de lapins. Les vieilles cages vides, aux barreaux rouillés, au sol de béton poussiéreux, les espaces verts autrefois aménagés, laissés en friche, les balançoires grinçantes, la grande terrasse verdoyante qui jouxte le bassin aux grenouilles : la scène n’attend que notre improvisation.
La matière première nous vient sans effort : des vandales – merveilleux nouveau mot, que je t’explique avec une fierté débordante – veulent les quartz transparents du sentier des pierres précieuses. Pour atteindre leur but, ils ont traversé les collines et coupé les oliviers odorants, ceux sous lesquels les bergers conduisent leurs chèvres, une fois par semaine.
L’ennemi a esclavagé les pâtres et mangé les ruminants, nous en sommes certaines. Maintenant, il prend d’assaut le village où vivent les gardiens du trésor.
La brise transporte l’appel désespéré de ce peuple en déroute, emprisonné, tout en bas, dans les enclos où les lions, les singes et les hyènes se tenaient, jadis.
La révolte naît en nous. Un souffle d’héroïsme nous gonfle de l’intérieur. Nous dévalons la pente. Le bitume vieilli crisse sous nos sandales. Le gravier se glisse entre nos orteils. Bah! Une éraflure de plus, une éraflure de moins. Mes genoux arborent fièrement leurs bleus et leurs sparadraps à moitié arrachés. Mes coudes virent au blanc, asséchés comme ma langue qui halète joyeusement, qui happe l’oxygène dans l’air embaumé – le laurier nous salue, les amandiers en fleurs psalmodient leurs encouragements –, qui partage avec toi des mots hachurés.
« Vandales! »
Nous les accusons, nous les confrontons, déjà, dans nos cris libres.
Soudain, un éclat de prudence vient froisser ton visage. Tu fronces les sourcils, tu agites le nez, tu plisses les yeux. Tu lèves une main.
Devant l’entrée grillagée de la ferme, nous nous arrêtons. Ta poitrine naissante se soulève, exaltée par l’effort. Mon torse et mon regard se tournent vers l’allée dallée.
Tu portes ton index à tes lèvres. J’accepte la motion : une mission furtive, brillante stratégie.
Nos jambes bronzées nous propulsent au sommet du muret qui s’élève près des portes. En silence, nous pénétrons le sanctuaire investi par nos opposants. Le mimosa frémit à notre passage. Cachette providentielle, il nous invite entre ses branches tombantes. Ses lourdes grappes de fleurs ensoleillées font pleuvoir un pollen enivrant sur nos épaules. Tes boucles serrées et sombres, mes mèches lisses et blondes, toutes se couvrent de poudre d’or. Cette couronne sans structure donne toute sa légitimité à notre royale soif de liberté. Nous sourions : nous sommes les élues.
Les vandales apparaissent sous nos yeux, à travers le vert et le jaune, le parfum et la sueur. Nos esprits nés pour construire les voient détruire, saccager, brûler. Les images conjointes que nous faisons défiler arrosent la graine d’indignation dans notre gorge. Elle pousse, pousse, pousse. Et bientôt :
« VANDALES! »
Nous n’avons jamais crié si fort, nous ne nous sommes jamais senties si bien – mais nous ne perdons pas de vue les conséquences logiques de notre emportement. Nous voilà repérées. Moquées par l’ennemi qui rit de notre passion pour la justice.
Traînées sur le chemin de la honte, nous passons devant les cages, remplies de ceux que nous devions sauver. Notre prison : la terrasse où l’herbe pousse, aussi folle que nos adversaires. Les grenouilles coassent avec agitation, dans leur maison de pierre et d’eau stagnante. Leur odeur vaguement nauséabonde vainc le parfum tendre des arbres florissants. Notre échec nous enveloppe. Le vent lui-même cesse de bruisser dans nos oreilles.
De vieux bouts de corde verte forment mes liens. À genoux, à mes côtés, tu te mures dans le silence. Je songe à notre fuite, tout bas, j’insulte les vandales, tout haut. Mon ventre se laisse chatouiller par un plaisir nouveau, puissant, alors que je me tiens fière et droite face à l’adversité, que je refuse de me soumettre.
Au moment où je me tais pour te laisser les haranguer à ton tour, tu me dis que leur chef veut nous arracher nos vêtements.
Hébétée, je te regarde te débattre contre lui. Je comprends qu’il a réussi à te retirer ton haut : tu cueilles des poignées d’herbe tout autour de toi, tu les presses contre ton buste.
Je secoue la tête. Non, je garde mon t-shirt. Mieux : je profite de la distraction saugrenue du meneur pour lui sauter au cou.
Toutes dents dehors, je mords, je griffe, je me bats pour toi et pour moi, je te crie de prendre les clés des cages, de libérer les villageois.
Tu me rappelles que ta mère t’interdit de t’approcher des objets rouillés. Je lève les yeux au ciel.
Je prends les choses en main. Je te laisse l’ennemi assommé et ta vengeance méritée. Je saisis le trousseau cliquetant, je le serre dans mon poing, je l’utilise pour crever les yeux de ceux qui se mettent dans mon chemin.
Aux prisonniers apeurés, je montre l’essence de mimosa qui embaume ma chevelure. S’ils m’écoutent, s’ils me suivent, ils pourront vaincre tous les vandales du monde. Je promets, je rassure.
Tu sembles charmée par mon discours, toi aussi. Tu oublies ta mère, enfin, et le chef aux idées ridicules, surtout. Tu me rejoins.
Ensemble, en donnant à cet homme un bâton, à cette femme un caillou, nous créons notre armée.
Entre deux cris de guerre, je passe en revue mes chansons préférées : je cherche celle qui se superposera le mieux à notre combat épique.
Tu me parles de la musique de Harry Potter, je pense à Pocahontas, à sa course contre la montre. Le vent balise sa route comme la nôtre.
Alors que j’abats mon poing sur une mâchoire, je prends soudain conscience de la faille de nos actions.
Pocahontas ne veut pas de bataille. Elle court, elle court, elle court, elle saute par-dessus un ravin pour empêcher la guerre, pour empêcher la mort.
C’est trop beau. Les larmes me montent aux yeux. Sauvages, c’est la chanson que la brise vient me souffler, en même temps que les effluves du repas du soir.
Le temps nous manque, à nous aussi.
Je lève les bras en l’air.
« Stop! »
Tu me jettes un regard surpris. Je sens sur moi ton incertitude. Nos gestes suspendus figent l’action. Tous les combattants se tournent vers nous.
Je te chuchote mes conclusions émotives. Mon cœur bat de savoir que la décision finale te revient. J’ai huit ans, tu en as onze.
Mais je pense que tu as faim. Tu acceptes le traité de paix. De notre accord tacite naît automatiquement la fin des hostilités. Vandales et villageois se serrent la main. Demain, nous sortirons la dînette, et le banquet scellera officiellement la réconciliation.
Dans les rayons roses du crépuscule, même l’odeur des batraciens semble soudain se plier à notre éclatante victoire. Elle s’oublie dans le chèvrefeuille dont nous façonnons des diadèmes.
Épuisées et ravies, nous remontons, lentement. Nous saluons d’un air important chaque acteur de notre épopée. Le laurier rose nous cède deux fleurs. Le bitume nous réserve les vapeurs enveloppantes qu’il a emmagasinées dans la chaleur du jour. La prairie des écureuils – une butte où ne s’érige qu’un arbre, minuscule, mais où l’herbe est si haute qu’il peut y vivre tout ce que l’on veut – nous offre le plus royal des piédestaux, comme nous contemplons notre domaine, terrien, marin, aérien, où l’arôme du printemps libanais se mêle à la sensation jouissive du devoir accompli.
Quand les mots roulés de ta mère nous appellent pour le dîner, nous savons déjà, toi et moi, que notre jeu a surpassé l’infini même des rêves.
Aujourd’hui, nous nous sommes inventées aventurières.
Nous n’arrêterons jamais, hein?
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