Au bar de l'hôtel, l'autre voyageur, de Joan Sénéchal

L'auteur Joan Sénéchal
Photo : Mathilde Manon
D'origine franco-hispano-catalano-corse, Joan Sénéchal a grandi à Toulouse, dans le sud de la France, et enseigne aujourd'hui la philosophie au Québec. Il fait partie des 5 finalistes du Prix du récit Radio-Canada.
Son récit inédit Au bar de l'hôtel, l'autre voyageur, est l'authentique (et comique) confession d'un globe-trotteur mégalomane rencontré dans un bar.
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Au bar de l'hôtel, l'autre voyageur
Il me dit : J’arrose sans compter. Je suis parti pour ça. Pour arroser le monde de ma lumière. J’ai ce site Internet, ce blogue où je mets toutes mes photos. Le monde a besoin de mon regard. Dans mon appartement, je crevais sous les potentiels. Là, je rayonne.
Il me dit : J’ai oublié très peu de vêtements dans le monde. Il y avait cette femme dans une crique en Crète. Elle écartait les cuisses pour que je la regarde. C’était très malsain, très obscène. Il y avait son mari à côté d’elle. C’était un jeu de jalousie entre eux. Mais même quand il est allé nager, elle a continué. Ce n’est pas que je n’aime pas les dames plus âgées. Je les préfère en fait. J'étais troublé.
Il me dit : Je portais ce maillot coloré moulant qui m’aurait probablement valu toutes les attentions masculines sur pas mal de plages dans le monde.
Il me dit : J’ai déjà raconté cette histoire à quelqu’un, cette scène de la plage. Cette personne m’a dit que ça ressemblait beaucoup à un film de Bergman. Je vais te dire : je ne m’emmerde plus à regarder ce genre de film où il faut de la patience pour comprendre. Mais ce maillot de bain, je l’ai oublié bêtement après m’être changé. Et ce n’est certainement pas parce que je voulais que cette femme le prenne. J’ai aussi oublié une paire de chaussettes dans un hôtel à Berlin. Et un bonnet de laine dans un bus, quelque part entre le Pérou et le Chili. Et puis c’est tout. D’ailleurs, je pourrais les récupérer ces chaussettes. Je connais personnellement la propriétaire de l’hôtel. Les autres choses, je pense qu’elles sont perdues pour de bon. Ça m’irrite. Un voyageur ne devrait pas perdre ses choses ainsi.
Il me dit : Il y avait cette réception d'écrivains sur un bateau à Saint-Malo, avec toute la crème. Le monde était complètement bourré dès dix heures. Il n’y avait plus d’alcool. C’était des hordes de gens frustrés, obligés de dessaouler. Interrompus dans leur orgie. Je me suis retrouvé par hasard à la même table que plein de grosses pointures. Quand j’ai commencé à me rouler un joint, ils se sont précipités sur moi. Je les avais tous dans la poche. Je sauvais leur débauche.
Il me dit : J’en ai assez de parler de moi. Ça fait trop longtemps que je n’ai pas parlé. Je m’écœure. Parle de toi un peu. Sinon je ne vais plus m’arrêter et je vais dire n’importe quoi. Et demain, je vais t’éviter toute la journée, par honte, par haine de toi.
Il me dit : La photo, c’est tout un calcul. J’attends. Je m’en fous de bloquer la circulation ou d’empêcher les gens de faire leurs trucs. Je prends mon temps, c’est comme ça. Il n’y a pas vraiment de raison. C’est bien, parce que tu laisses les gens avec ça, ils prennent ou ils ne prennent pas. Ils rentrent dans l'image ou ils passent à la suivante. Ils t’envient. Tu leur donnes un truc à côté duquel ils seraient passés, parce que c’est toi qui as eu la patience, c’est toi qui as fait le voyage. En photo, l’admiration et la reconnaissance sont totalement méritées. Tu verras mon site, je t’enverrai le lien.
Il me dit : Je me moque du cadrage. Tu me dis que mes prises de vue pourraient être améliorées, et c’est vrai. Mais à quoi ça sert? J’affirme. Je suis là en train de photographier. C’est ça mon œuvre. Au début je croyais que je voyageais pour prendre des photos. Après j’ai cru que je photographiais pour pouvoir voyager. Mais en fait, je voyage pour être en train de photographier. Pas pour les clichés en eux-mêmes, mais pour l’acte de les prendre. Une façon d’occuper un poste. Une façon de dire : regardez, je suis là, vous me voyez vous regarder, je suis par-dessus vous et je vous envoie à travers le monde. C’est un statement qui les concerne eux aussi : les Bédouins, les Malgaches, les peuples du monde que tu immortalises. Ils ne t’échappent pas. Ils le savent. Ils te regardent du coin de l’œil parce que tu leur dérobes quelque chose. Mais en même temps, de quel droit est-ce qu’ils s’approprieraient ce qui appartient de fait à toute l'humanité?
Il me dit : C’est vrai que dans l’idéal, tu dois être capable de développer tes photos toi-même et d’être autonome là-dedans. Parce que tu ne sais jamais. On peut toujours te les piquer. Du coup je me suis mis au numérique. C'est beaucoup plus simple pour la diffusion. Même si on ne sait jamais : ils peuvent mettre des puces dans ces machines-là. Contrôler tes déplacements et accéder à toutes tes photos, même celles que tu annules. Il y a probablement un endroit quelque part où sont compilées toutes les images du monde qui sont prises avec des appareils numériques. Cela ne m’étonnerait pas. Ils en sont capables. Juste pour le plaisir de la maîtrise absolue.
Il me dit : D’ailleurs, si tu veux te retrouver dans un million d’endroits en même temps, il suffit de te tenir tous les jours devant le Sacré-Cœur. Sais-tu combien de personnes par jour photographient le Sacré-Cœur?
Il me dit : Je déteste qu’on m’observe ou qu’on me filme. Probablement parce que je connais le destin des images. Probablement parce que je sais ce qu’il y a derrière le regard du photographe. Mais c’est surtout que parfois c’est totalement incongru : tu ne comprends pas, tu te dis « Mais qu’est-ce qu’il est en train de prendre? ».
Il me dit : Tu vois, ce que je disais sur le Sacré-Cœur, c’est différent. Parce que ça fait partie d’un projet. Paris, New York, Pékin, Tokyo… être aux quatre coins du monde en un instant. C’est pas la même chose.
Il me dit : J'en dis trop. Demain, il faudra absolument que je me fasse une grande séance d’Internet. J’ai des tonnes de courriels à rattraper. Des contrats à négocier. Personne ne sait que je suis ici.
Il me dit : Je n’ai pas peur de prendre des risques. D’aller là où il y a des barbelés et des mines. D’aller où personne ne va. Je n’ai rien de géopolitique à transmettre, pas de grand reportage. Mais il faut une présence. J’étouffe quand je sais qu’il n’y a personne quelque part. C’est ça mon truc. Assurer la continuité du monde.
Il me dit : Je suis assez paranoïaque, alors tu ne devrais pas continuer à m'interroger. En plus tu me dis que tu parles espagnol, que tu aimes la musique afro-colombienne. C’est louche. Je te le dis franchement, c’est louche parce que mon ex-copine était colombienne elle aussi. Et elle travaillait pour les services secrets. Elle m’espionnait. Elle lisait mes courriels. Les espions, ils ont ça dans le sang. Ils suspectent et surveillent tout le monde, c'est comme une déformation consubstantielle. Je la laissais quand même utiliser mon ordinateur. Par bravade. Elle avait accès à tout. Je la trompais sans arrêt. Et elle ne se gênait pas non plus.
Il me dit : Moi, les filles m’ont détruit. Et je le leur ai bien rendu. En même temps, je leur ai aussi beaucoup donné. Trop. Alors là, je fais une pause. Je ne veux plus avoir affaire avec ça. Même si les hôtels de voyageurs sont pleins de filles seules en manque d'intimité. Il faut comprendre, c’est comme nous. Elles se retrouvent dans un pays plein d’inconnus et de dangers. C’est normal qu'elles se donnent au premier Occidental qu’elles voient, même s’il ne parle pas tout à fait leur langue. On vient à peu près du même monde qu'elles. On a le même genre de références qu'elles. On a mal aux pieds comme elles. On se lave régulièrement les dents comme elles. On s’en ira le lendemain comme elles.
Il me dit : Et puis c’est totalement faux. C’est une illusion qu’on se fabrique. Il y a autant de distance entre toi et elles qu’entre toi et les gens d'ici. Moi, je connais les 10 % de gens les plus riches de France. Mes parents ont une propriété dans une station balnéaire chic. Il y a là tout le gratin : les acteurs, l’aristocratie, les grands patrons. Je les vois l’été. Ils font pitié. Ces gens-là vomissent continuellement sur les touristes de base, mais ils se détestent tous les uns les autres. Ils doivent juste faire bloc pour pouvoir passer l’hiver. Parce qu'en basse saison, c'est mort, ils sont tout seuls, il y a juste eux et les tables de bridge.
Il me dit : D’ailleurs, puisque tu aimes les histoires croustillantes, sache que je suis probablement un des arrière-petits-fils de Lawrence d’Arabie. En fait on ne sait pas, mais il y a de sérieuses présomptions. C’est un peu un mythe dans la famille. Les Lawrence passaient leurs étés en Bretagne, et c’est mon arrière-arrière-grand-mère qui a appris au jeune Thomas Edward à nager. C’était une bourgeoise bretonne qui a eu un enfant tardivement, autour de 40 ans. Louche, non? Coïncidence? Ce type était incroyable. Il a traversé la Manche à la nage. On le représente grand et fin dans le film, mais en fait, il était massif, extrêmement puissant. Avec une résistance exceptionnelle à la douleur.
Il me dit : Je n’arrive pas à nager dans la mer, et pourtant, je suis un excellent nageur. J’ai peur de tomber nez à nez avec une méduse ou un requin. On s’entraîne dans l’ersatz, et il finit par devenir le seul élément qu'on tolère. Comme les mecs dans les salles de musculation qui ne savent plus se servir de leur corps. Ils se réalisent dans l’ersatz. Un jour, tu verras que ce sera au point où on organisera des championnats du monde de push-ups ou de course sur tapis roulant.
Il me dit : Bon, là je vais me taire. Sérieux. Je commence à comprendre ce que tu as derrière la tête, avec tes thés sucrés et tes cigarettes, avec tes questions et tes sourires mielleux. Je n’ai jamais rencontré d'infection aussi pourrie que toi dans mes voyages.
Il me dit : Tu peux répéter ou écrire ce que tu veux de tout ce que je viens de te raconter, mais si je te revois, je te fracasse la tête. Tu as vraiment de la chance qu’on soit ici. Si tu veux, on se retrouve à Paris et je te fracasse la tête. Tu es pire que tout. Bonne nuit mec. Adieu.
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