De plus en plus de citoyens bâillonnés dans le monde

Le cas du blogueur saoudien Raif Badawi, emprisonné depuis cinq ans pour avoir insulté l'islam, est loin d'être unique. Les détentions arbitraires et autres dérives contre la liberté d'expression sont monnaie courante dans le monde, souvent au nom de la sécurité nationale. État des lieux.
Un texte de Danielle Beaudoin
Des milliers de citoyens dans le monde entier, voire des centaines de milliers, sont emprisonnés ou assignés à résidence du fait de leurs convictions politiques ou religieuses, de leur origine ethnique, de leur sexe ou encore de leur orientation sexuelle.
Il y a des prisonniers d’opinion dans une soixantaine de pays. Parmi les États les plus répressifs figurent notamment la Chine, la Syrie, l’Arabie saoudite, la Russie et la Corée du Nord.
Par exemple, en Corée du Nord, environ 120 000 prisonniers d’opinion croupissent dans des camps, où ils sont torturés et soumis aux travaux forcés.
Les étrangers sont aussi détenus arbitrairement dans ce pays. L’étudiant américain Otto Frederick Warmbier, reconnu coupable de subversion pour avoir volé une banderole de propagande dans un hôtel de Pyongyang, a été condamné en mars 2016 à 15 ans de travaux forcés. Les autorités nord-coréennes viennent de libérer le jeune homme, qui est dans le coma depuis plus d’un an.

Cette semaine, les autorités russes ont arrêté l'opposant politique Alexeï Navalny et au moins un millier de citoyens qui manifestaient contre la corruption du régime de Vladimir Poutine.
En Turquie, à la suite d'une tentative de coup d'État en juillet 2016, le gouvernement Erdogan s'en est pris aux fonctionnaires et à la société civile. Il a limogé des milliers de fonctionnaires, placé en détention provisoire plus de 40 000 citoyens et fermé plusieurs centaines de médias et d'ONG.
Votre sécurité ou vos droits?
Au nom du terrorisme et de la sécurité nationale, il y a de plus en plus d’atteintes à la liberté d’expression, constate Amnistie internationale, et pas seulement dans les régimes totalitaires.
Même son de cloche du côté du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’expression et d’opinion, David Kaye. Dans son plus récent rapport annuel, David Kaye conclut que la liberté d’expression est gravement menacée dans le monde et qu’il n’y a pas lieu d’être optimiste.
Quels outils pour bâillonner les citoyens?
- Des législations aux termes généraux, qui donnent aux autorités une grande latitude pour faire ce qu’elles veulent.
- Le renforcement des lois antiterroristes, qui permettent à certains gouvernements de cautionner des mesures répressives.
- Coupures d’Internet, au nom de la sécurité nationale, avant des élections ou lors de manifestations, comme en Turquie ou en Ouganda.
- Surveillance des communications personnelles en ligne au nom de la sécurité nationale, notamment en Russie, en France, en Royaume-Uni et au Brésil.
- Manque de transparence de nombreux États qui restreignent l’accès à l’information d’intérêt public au nom de la sécurité nationale.
- Criminalisation de la critique, comme au Vietnam, en Iran, en Azerbaïdjan et en Thaïlande, où des personnes sont détenues et poursuivies pour avoir critiqué les autorités.
- Des lois sur l’apostasie et le blasphème dans de nombreux États.
- Des lois qui restreignent la liberté d’expression des femmes, des LGBT et des artistes.
Source : Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’expression et d’opinion
La situation a empiré à cause de la recherche tout à fait légitime de plus de sécurité. Mais malheureusement, c’est sécurité ou droits de la personne; ce qui pour nous est un faux choix.
Dans son dernier rapport annuel, Amnistie internationale observe qu’un changement radical est apparu en Europe : « La notion selon laquelle le rôle du gouvernement était d’assurer la sécurité, afin que la population puisse jouir de ses droits, a laissé place à l’idée que les gouvernements devaient restreindre les droits de la population afin d’assurer la sécurité ».

En France, avec l’état d’urgence qui a été promulgué suite aux attentats, on a observé beaucoup de recul. La France a réprimé 155 manifestations dans les 18 derniers mois, en raison de cet état d’urgence qui perdure.
Amnistie internationale a épluché les interdictions de manifester en France. Son constat : l’État n’a pas été en mesure de prouver que ces interdictions prévenaient vraiment une menace spécifique ou un réel danger. « C’est un recul pour un pays qu’on n’associe pas vraiment à la répression politique ou aux entraves à la liberté d’expression », souligne Mireille Elchacar.
Il n’y a pas que les détentions arbitraires pour faire taire les citoyens ou les ONG qui dérangent. Il y a aussi le harcèlement, l’intimidation, les mauvais traitements, les campagnes de diffamation ou encore l’assassinat.
Risquer sa vie pour défendre les droits de la personne
Les défenseurs des droits de la personne sont de plus en plus persécutés, qu’ils soient avocats, journalistes, syndicalistes, lanceurs d’alerte ou encore paysans. En 2016, 281 militants ont été tués pour avoir défendu pacifiquement les droits de la personne, comparativement à 156 en 2015, selon les données de l’ONG Front Line Defenders.
En 2016, les trois quarts de ces meurtres ont été commis dans les Amériques. Le Honduras et le Guatemala sont parmi les pays les plus dangereux du monde pour les militants des droits liés à la terre et à l’environnement. Ces derniers sont souvent l’objet de menaces, de fausses accusations, de diffamation ou de meurtres.

La militante écologiste Berta Caceres a été tuée chez elle par des hommes armés en mars 2016. Elle s’opposait depuis des années à la construction d’un barrage hydroélectrique sur le fleuve Gualcarque, qui aurait privé d’eau des centaines d’habitants du secteur. Selon une enquête de l’ONG Global Witness, elle aurait été victime d’un complot du gouvernement hondurien et de l’entreprise DESA, responsable du projet de barrage.
Trump et la désinformation
L’élection du président américain Donald Trump représente une menace à la liberté d’expression, selon Louis-Philippe Lampron, professeur en droits et libertés de la personne à l’Université Laval. Il souligne qu’avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, la frontière se brouille de plus en plus entre le mensonge, la propagande et la réalité. Il est plus difficile d’avoir accès à une information factuelle et crédible. Sans compter la campagne de Donald Trump et ses « sbires » contre les médias américains, ajoute-t-il. « Il rappelle que Steve Bannon, le stratège en chef de la Maison-Blanche, a qualifié la presse d’ennemi no 1 du peuple américain.
En lançant des mensonges encore et encore, en envoyant le message que les faits n’ont plus d’importance, on revient presque à une situation où c’est : “crois ou meurs”. Je vous dirais que c’est le principal enjeu sur la liberté d’expression.
Surtout ne pas se taire
L’année 2017 a besoin de héros des droits de la personne, déclare Amnistie dans son rapport. L’organisation y vante la ténacité des citoyens, qui malgré tous les dangers, manifestent, prennent la parole et s’affirment.
« Si on veut regarder un côté plus positif, plus lumineux, c’est que, plus que jamais aujourd’hui, la société civile peut s’organiser et a les moyens de s’organiser », observe Mireille Elchacar, d’Amnistie internationale. Les gens sont de plus en plus au courant de leurs droits, et l’information circule mieux qu’avant grâce aux réseaux sociaux, rappelle celle qui milite pour la libération de Raif Badawi depuis 2013.
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