ChroniqueLe langage codé des revendications de l'État islamique

Illustration de Sophie Leclerc montrant une arme à feu formée de logos de réseaux sociaux populaires.
Photo : Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2017 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
CHRONIQUE - « Le groupe armé État islamique a revendiqué l'attaque d'hier soir. » C'est une phrase qu'on entend souvent au lendemain d'attentats terroristes. Mais derrière ces revendications se cache un langage codé qui sert surtout à entretenir et à propager l'image de marque soigneusement créée par le groupe terroriste - et à recruter de nouveaux combattants.
Les trois experts que j'ai contactés dans le cadre de cette série d'articles sur les revendications d'attentats du groupe armé État islamique (EI) sont tous d'accord : pour le groupe terroriste, le marketing, l'image de marque et les communications sont aussi importants que les attaques qu'il mène un peu partout dans le monde. Les revendications d'attentats sont partie prenante de cette stratégie.
Mais avant d'examiner le contenu de ces revendications, il faut savoir comment l'EI s'y prend pour les publier.
Comment sait-on que l'EI a revendiqué une attaque?
Les revendications d'attentats terroristes de l'EI proviennent de deux agences officielles : Nashir et Amaq. Ces agences n'ont pas de présence officielle sur Facebook ou Twitter, mais communiquent avec des systèmes de messagerie cryptés, tels que Telegram. De nombreux analystes et journalistes suivent les communications de l'EI sur cette plateforme.
L'EI dispose aussi de plusieurs publications en ligne, dont le magazine mensuel Rumiyah (anciennement Dabiq). Ce magazine, publié dans différentes langues, propose une section nommée « opérations militaires et secrètes », où l'EI décrit tous les attentats qu'il a revendiqués au cours du mois précédent.
Dans les mêmes salles de clavardage où Nashir et Amaq publient leurs communiqués se trouve une galaxie de supporteurs de tous genres, qui « revendiquent » à peu près n'importe quel événement qui pourrait avoir l'air d'un attentat. Ils ont toute la retenue de partisans sportifs déchaînés.
Par exemple, lorsqu'un homme au volant d'une voiture a happé une vingtaine de personnes en mai à Times Square, à New York, ces sympathisants ont rapidement « revendiqué » l'attaque au nom de l'EI. Mais après enquête, on a déterminé que l'homme, qui était en état d'ébriété au moment de l'incident, n'avait aucun lien avec des groupes terroristes.
Il ne faut pas confondre ces supporteurs avec les organes de communication officiels, qui font très attention avant de revendiquer un attentat. C'est une des raisons pour lesquelles Nashir et Amaq prennent souvent plusieurs heures, voire une ou deux journées, avant de revendiquer un attentat.
Comme nous le verrons demain dans la deuxième partie de cette série, l'EI dispose souvent de peu de détails sur les attaques menées en son nom et s'informe à partir des médias d'information. Dans beaucoup de cas, l'EI attend probablement qu'on confirme que l'assaillant est au moins un sympathisant avant de revendiquer un événement.
« Pour l'EI, tout est une question de crédibilité. Ils ne voudraient pas revendiquer à tort un attentat », explique l'analyste américain spécialisé en antiterrorisme Michael S. Smith II.
Deux catégories de revendications
Nous pouvons classer les revendications de l'EI en deux grandes catégories : celles revendiquant un attentat que l'EI a lui-même facilité - soit en organisant l'attaque, soit en offrant un soutien quelconque - et celles revendiquant un attentat que le groupe a seulement inspiré.
« Dans ces cas [où l'EI a organisé l'attaque], les communiqués contiennent un peu plus de détails. Mais quand il s'agit d'une attaque inspirée, on voit que l'EI essaie de regarder auprès de ses supporteurs et dans les médias sociaux pour voir si l'attaquant leur a prêté serment. À défaut de cela, ils attendent de voir si les médias vont trouver quelque chose », avance Daniel Milton, directeur de recherche du Centre de lutte contre le terrorisme de l'académie militaire West Point.
À titre d'exemple, voici la revendication publiée après les attentats de Bruxelles en mars 2016, fort probablement organisés par l'EI :
#ISIS issued a formal communique in Arabic and French claiming credit for the attacks in #Brussels #Belgium pic.twitter.com/2lMFQUM26z
— SITE Intel Group (@siteintelgroup) 22 mars 2016
Même si ce communiqué contient plusieurs erreurs factuelles (voici pourquoi), nous pouvons voir que l'EI semble être plus ou moins au courant de ce qui s'est passé. Comparez-le à la revendication de l'attentat de Westminster, en mars 2017. Les autorités n'ont aucune preuve que l'auteur, Khalid Masood, a été en contact avec l'EI.
#ISIS' 'Amaq published its report on #Londonattack in both Arabic and English pic.twitter.com/q6q7zlZb99
— SITE Intel Group (@siteintelgroup) 23 mars 2017
« L'auteur de l'attaque en face du parlement britannique à Londres est un soldat de l'EI et l'opération a été menée en réponse à l'appel à frapper les pays de la coalition internationale contre les djihadistes », peut-on lire simplement, sans plus de détails. Lorsqu'il s'agit d'attentats inspirés par l'EI, on voit souvent ce genre de communiqué contenant peu de détails, qui parle d'un assaillant qui « répond à l'appel » du groupe terroriste.
« Ce n’est pas moins grave. Un attentat d’initiative n’est pas moins grave qu’un attentat de commando, et l’EI n’en est pas moins responsable », fait remarquer le journaliste français Nicolas Hénin, auteur de Jihad Academy.
Justifier et recruter
« Ces communiqués font partie de l'appareil de propagande de l'EI, qui a pour objectif de recruter, de consolider les rangs et d'éviter les dissensions et les débats », affirme M. Hénin.
Outre la revendication de l'acte, les communiqués servent aussi parfois à justifier un attentat et à le rendre acceptable aux yeux des sympathisants du groupe terroriste. Par exemple, lors de l'attentat du Nouvel An dans une discothèque à Istanbul, de nombreuses femmes et personnes musulmanes ont été tuées, ce qui aurait pu froisser certains supporteurs.
Voilà probablement pourquoi le communiqué de revendication traite les victimes de « croisés », en tentant non seulement de les dépeindre comme de mauvais musulmans, mais comme des chrétiens. Tout cela a pour but, selon M. Hénin, de convaincre les supporteurs de l'EI que l'attaque était justifiée.
Un des principaux indicateurs de la dangerosité d’un groupe terroriste, c’est sa capacité de séduire et de recruter. La capacité de frappe, ça s’entrave ou ça se combat. Mais on a l’impression que, plus on en tue et plus on en emprisonne, plus il y en a. C’est parce qu’on ne s’attaque pas à la capacité d’attraction.
« Il aurait suffi de les traiter de mécréants parce qu’ils se bourraient la gueule en fêtant le réveillon. Mais l'EI les a non seulement apostasiés, mais qualifiés de chrétiens. Il y a énormément de messages subliminaux qui passent par ces revendications », juge M. Hénin.
Selon M. Smith, les communiqués, souvent repris dans les médias, peuvent aussi servir d'appel à l'action. « Ces communiqués peuvent inciter à l'action certains supporteurs ambivalents qui se retrouvent en Occident. L'EI veut leur montrer qu'il est, très franchement, facile de mener ces attaques et que d'autres le font », dit-il.
Se dépeindre comme un vrai État
Dans ses communiqués, l'EI ne parle pas d'« attentats », mais d'« opérations »; les assaillants ne sont pas des « terroristes », mais des « soldats », faisant partie d'« équipes » ou de « cellules ». C'est un langage souvent utilisé par des gouvernements pour parler d'opérations militaires, que l'EI tente d'imiter.
« Tout ce qui peut rappeler des attributs d’État, ils vont évidemment l’utiliser le plus possible, parce que ça corrobore leur narrative. Le langage utilisé ressemble à celui de n’importe quel régime totalitaire, croit M. Hénin. Ils cherchent à passer pour un État. Le nom qu'ils se donnent à eux-mêmes, c'est "Daoula", qui veut dire "État" en arabe. »
Quand on les regarde, globalement, ce sont des voyous. Mais ce sont des voyous qui s’imaginent être des compagnons de George Washington ou de Theodore Herzl, des faiseurs d’État. Eux s’inscrivent dans cette logique, c’est ce qu’ils ont l’impression de faire.
Pour Daniel Milton, l'EI vise divers auditoires avec ses communiqués. « Comme en marketing ou avec des publicités, on cherche à toucher plusieurs groupes différents. D'une part, l'EI cherche à montrer à ses ennemis qu'il est bien organisé, puissant et capable de mener des opérations partout dans le monde. Pour ses sympathisants, l'EI essaie d'envoyer le même message : "Nous ne sommes pas juste un groupe disparate de djihadistes, nous sommes une organisation importante à laquelle tu peux te joindre" », illustre-t-il.
Une stratégie depuis le début
À l'autre bout du fil, M. Milton ricane un peu. « Je vais t'envoyer un document déclassifié que tu trouveras sans doute intéressant. Ça va te montrer comment l'EI prend au sérieux ses communications », dit-il.
Il m'envoie un document intercepté en mars 2007, dans la province irakienne de Salah ad-Din, au nord de la capitale du pays, Bagdad. À l'époque, l'EI que nous connaissons n'existait pas. Mais le groupe terroriste qui allait devenir l'EI, le soi-disant État islamique en Irak (EII), jetait déjà les bases d'une stratégie médiatique qui allait faire sa renommée mondiale.
Le document, produit par l'EII, a l'air de n'importe quel plan d'action d'entreprise. Dans un langage hautement bureaucratique, il décrit la structure que prendra le service médiatique de l'EII dans la province de Salah ad-Din.

Capture d'écran du magazine Rumiyah de mai, un des magazines officiels du groupe armé État islamique.
Photo : Capture d'écran
« Désormais, nous sommes tous au courant de l'importance des médias. Dans cette optique, et dans le but de ne pas répéter les erreurs du passé, nous avons décidé de mettre en place une structure pour créer une procédure médiatique dans la province », peut-on lire en début de document.
Celui-ci liste ensuite toute une série de procédures et de responsabilités du service médiatique. On y lit entre autres qu'il devra produire un bulletin de nouvelles internes et externes sur les opérations du groupe (« pour augmenter le moral et pour promouvoir le travail de qualité supérieure », explique-t-on), et « observer toutes les opérations et les raids, les filmer et écrire un rapport ». On demande aussi au service médiatique de réagir rapidement aux événements, « pour éviter que ne se propagent des rumeurs ».
À part la mention de « raids », on dirait un document interne d'une entreprise quelconque, pas celui d'un groupe terroriste sanguinaire. On voit que, pour l'EI, les médias, c'est du sérieux. Cette stratégie de communication explique sans doute en partie pourquoi l'EI a déclassé Al-Qaïda comme groupe terroriste le plus important au monde.
« L'EI a revendiqué plus d'une douzaine d'attentats en Occident depuis la mi-2014, alors qu'Al-Qaïda en a seulement revendiqué un. Ajoutez à cela l'explosion du nombre d'arrestations [de personnes en lien avec l'EI] en Europe, aux États-Unis et au Canada, et ça démontre clairement que l'EI est beaucoup plus convaincant qu'Al-Qaïda », juge Daniel Milton.
Les communiqués de revendication de l'EI ont beau être un outil de communication efficace, reste qu'ils contiennent souvent de grosses erreurs factuelles. Pourquoi? L'EI est-il vraiment au courant des attentats commis en son nom? Pour le savoir, consultez le deuxième article de cette série.