Où consomme-t-on le plus d'opioïdes dans le monde? La réponse en carte
La consommation d'opioïdes a explosé, au point de devenir un enjeu préoccupant pour les autorités sanitaires mondiales. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à plus de 15 millions le nombre de personnes dépendantes à ces produits à travers le monde. La situation est particulièrement alarmante dans les pays occidentaux.
Un texte de Vanessa Destiné
En compilant des données fournies par l’OMS sur le traitement de la douleur, des chercheurs du Pain and Policy Studies Group, un département de l’Université du Wisconsin, ont développé un indice appelé « morphine equivalency » ou « équivalence de morphine » qui regroupe les six opioïdes les plus populaires soit la codéine, le fentanyl, l’oxycodone, la péthidine, l'hydromorphone et la méthadone.
Grâce à cet indice, ils ont permis de révéler un écart important entre les pays industrialisés – le Canada, les États-Unis, divers pays d’Europe de l’Ouest et l’Australie – et ceux du Sud en termes de consommation d’opioïdes par habitant.
La consommation d'opioïdes dans le monde
La version originale de ce document a été modifiée. Pour des raisons techniques, la version interactive de la carte n'est plus disponible.
Et cela n’est pas sans conséquence. Selon Julie Bruneau, médecin et chercheuse au Service de médecine des toxicomanies du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), partout en Amérique du Nord, on observe une corrélation entre l’augmentation de prescription pour ce type de produits et la hausse des demandes de traitements des dépendances aux opioïdes.
Les opioïdes, qui font partie de la famille des narcotiques, regroupent des médicaments utilisés pour contrôler la douleur. Santé Canada explique que ces produits, normalement prescrits par un médecin, agissent sur les cellules nerveuses spécifiques de la moelle épinière et du cerveau. Mal utilisés, ces médicaments peuvent occasionner une accoutumance assez rapidement et mener à des surdoses ou à la mort.
Si les cas de dépendance et de surdoses sont le plus souvent attribuables aux mauvais usages de drogues obtenues illégalement, la surprescription par les médecins est une tendance observée depuis plusieurs années qui devient de plus en plus préoccupante dans les pays occidentaux, confirme Aline Boulanger, directrice du Centre d’expertise de la douleur chronique au CHUM.
Cette dernière cite le vieillissement de la population comme un des facteurs contribuant à la surprescription. Elle rappelle qu’en vieillissant, les gens sont plus susceptibles de développer des douleurs chroniques. Les personnes qui souffrent ont ensuite le réflexe de chercher par elles-mêmes des solutions à leurs problèmes, ce qui les amène généralement à considérer les antidouleurs, qu’elles visualisent comme des produits miracles.
« Ces gens vont consulter leur médecin en mentionnant ce type de médicaments […] ils pensent à tort qu’ils vont ravoir la santé de leurs 20 ans. Avant, on traitait la maladie, on était bien content. Maintenant, on veut traiter la douleur », explique Aline Boulanger.
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Les pays en développement épargnés
Or ces préoccupations, prédominantes dans les sociétés occidentales, sont bien loin de celles des pays en voie de développement, explique Julie Bruneau.
« En général, les crises de drogue ne sont pas les mêmes dans les pays pauvres », affirme-t-elle. Elle évoque notamment la crise de la cocaïne au tournant du 20e siècle et celle de l’héroïne dans les années 80 dont les impacts n’ont jamais été importants dans les pays du Sud.
Aline Boulanger abonde dans le même sens. La docteure cite le problème d’accessibilité à certains produits comme l'un des éléments pouvant expliquer cette différence. « Ces pays n’ont parfois même pas accès à certaines drogues comme les narcotiques à cause des coûts ou parce qu’ils n’ont pas les moyens de les produire ».
La Dre Boulanger rappelle aussi que dans certains pays, le soulagement de la douleur ne fait pas partie des priorités en matière de soins de santé publique, parce qu’il existe d’autres enjeux plus pressants.
Julie Bruneau est du même avis. « Les priorités sont différentes quand 10 % de ta population vit avec le VIH », confirme-t-elle. Elle ajoute que dans les pays en développement, les données peuvent donner un mauvais portrait de la situation réelle, soit parce qu’elles ne sont pas compilées adéquatement par les gouvernements, soit parce que les populations toxicomanes sont particulièrement marginalisées dans plusieurs de ces pays et donc rarement considérées par les autorités.
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Les médecins partiellement en cause
Lorsqu’il est question de la crise qui frappe les pays occidentaux, Aline Boulanger évoque aussi la part de responsabilité des médecins qui sont parfois trop prompts à prescrire des narcotiques.
Au Québec, elle souligne notamment le manque de formation en ce qui a trait à la gestion de la douleur. Elle évoque aussi les progrès de la médecine qui ont permis une hausse fulgurante de la disponibilité et de la diversification de ces produits sur le marché.
Mais, rappelle-t-elle, il est aussi vrai que les options de traitement sont parfois limitées pour certains types de patients. « On ne prescrit pas les narcotiques pour le plaisir, pour certains patients il n’y a rien d'autre », insiste-t-elle. En effet, les antécédents médicaux ou l’état de certains organes comme les reins ou le foie peuvent limiter les options de traitement pour les individus.
Sauf que les produits prescrits par les médecins peuvent parfois être inadéquats, soit parce que la dose est trop forte, soit parce que la quantité nécessaire est évaluée sur une trop longue période.
Le fentanyl, ce tueur silencieux
Des six opioïdes, c’est le fentanyl qui préoccupe le plus les professionnels d’un bout à l’autre du pays. C’est que le fentanyl, vendu sous forme de timbre en pharmacie, est excessivement facile à produire en dehors des laboratoires médicaux. Et, parce qu’il est particulièrement puissant – jusqu’à 100 fois plus que la morphine – ce médicament est aussi abondamment recherché pour les effets qu’il procure, explique la Dre Aline Boulanger.
Ces comprimés, précise-t-elle, restent relativement abordables et sont fabriqués dans des laboratoires clandestins au pays ou ailleurs comme en Chine. Les chimistes en herbe « coupent » alors souvent les composantes chimiques initiales du fentanyl avec d’autres substances illicites, tout en manipulant les doses de manière sommaire, sans grand égard pour les risques mortels qu’elles présentent.
« Certains individus vont être malhonnêtes et revendre les produits inutilisés », précise Aline Boulanger.
D’autres personnes vont plutôt laisser des comprimés prescrits en trop dans leur pharmacie, sans surveillance, où ils peuvent tomber entre de mauvaises mains.
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Une situation inégale au pays
Au Canada, si la crise s’accentue dans l’ensemble du pays, au point où les Canadiens dépassent les Américains en termes de consommation d’opioïdes par habitant, l’écart demeure grand entre les différentes provinces.
La Saskatchewan et la Colombie-Britannique dominent le classement des surdoses et des décès relatifs aux opioïdes, alors que le Québec reste relativement épargné, figurant en dernière position. La situation est similaire lorsqu'il est question des hospitalisations pour usage d'opioïdes.
Aline Boulanger explique cette différence par le fait que les médecins québécois émettent moins de prescriptions pour ce type de médicaments. Elle rappelle aussi que le marché québécois des drogues illicites n’est pas encore saturé de produits en provenance de la Chine comme dans l’ouest du pays.
« En Colombie-Britannique, beaucoup de comprimés viennent de Chine. Au Québec, ce sont plutôt les laboratoires clandestins, comme ceux découverts vendredi dans la couronne de Montréal. Ce qu’il faut comprendre par contre, c’est que si quelqu’un décide d’imiter Breaking Bad, on n’est pas à l’abri [d’une crise] », prévient-elle.
Pour la docteure, pour prévenir et contenir une éventuelle crise, il faut impérativement intervenir sur plusieurs fronts.
Du côté gouvernemental, il faut favoriser la mise en place de centres d'injection supervisée avec du personnel qualifié apte à administrer les doses adéquates et offrir des seringues stérilisées, le tout dans un environnement sécuritaire, selon elle. À défaut de prévenir les dépendances, il serait au moins possible de réduire les risques de surdoses et de décès.
Julie Bruneau déplore que la toxicomanie soit priorisée en temps de crise, sans que les stratégies à long terme et le financement ne soient sécurisés pour avoir un réel effet durable. Elle rappelle que les services de lutte contre la toxicomanie ont aussi été développés en parallèle du système de santé.
Or, soutient la chercheuse, il est important d’intervenir en première ligne, car s’ils sont ignorés trop longtemps, les cas de toxicomanie finissent par se transformer en problèmes de santé publique.
La naloxone, un remède trop peu disponible
Selon International Doctors for Healthier Drug Policies, une association regroupant des médecins qui militent pour une révision des politiques de contrôle des drogues, il faut aussi accentuer la promotion de la naloxone, un composé chimique capable de renverser les effets des opiacés.
Au sujet de la naloxone, Aline Boulanger et Julie Bruneau se montrent d’ailleurs catégoriques : il est indispensable d’améliorer son accès, à la fois en approvisionnant les équipes de premiers répondants ou en la rendant disponible en pharmacie.
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Julie Bruneau rappelle que le produit est utilisé depuis toujours dans les salles d’urgence pour traiter les surdoses. Elle explique l’absence du produit ailleurs que dans les hôpitaux par le fait que la crise des opioïdes telle qu’on la connaît demeure assez récente.
Par ailleurs, Aline Boulanger estime qu’il faut mieux outiller les futurs médecins et revoir le nombre d’heures de formation consacrées à la gestion de la douleur. Les futurs médecins ont seulement une quinzaine d’heures de formation sur ce type de cas contre plus de 80 pour les futurs vétérinaires.
Pour cette raison, ils négligent parfois d’autres avenues potentielles adaptées au traitement de la douleur, comme le recours à l’acétaminophène, aux anti-inflammatoires ou aux relaxants musculaires.
Et les patients dans tout ça? Aline Boulanger leur recommande de respecter les indications du médecin lors de la consommation, de ranger les médicaments dans des endroits sûrs… et de revoir leurs attentes. « Certains patients ont des attentes déraisonnables. Dans un contexte de douleur chronique, les narcotiques sont prescrits pour améliorer le soulagement au repos ou encore faciliter le sommeil […] on parle alors d’un seuil maximal de 50 % en termes d’amélioration de la douleur », dit-elle. « On ne guérit pas avec ça, on améliore les conditions de vie », conclut la Dre Boulanger.