Le Nord de l’Ontario a-t-il une saveur particulière? Pour le fondateur de la distillerie Crosscut, à Sudbury, Shane Prodan, ce territoire vaste comme l’Espagne respire la camerise, le chaga, le sumac nordique, mais aussi le chou frisé et le thé du Labrador.
Ces ingrédients locaux sont utilisés comme aromates dans les spiritueux artisanaux qu’il produit dans son entreprise de la métropole nord-ontarienne. Portrait d’un entrepreneur qui s’est donné pour mission de capturer en bouteille le meilleur de son terroir nordique.
La paternité comme étincelle
Rien ne destinait Shane Prodan à devenir chef d’entreprise. Ayant occupé pendant 17 ans un poste de haut fonctionnaire à l’Agence canadienne d'inspection des aliments à Ottawa, il est expert des lois entourant la commercialisation des alcools artisanaux.
C’était un emploi bien rémunéré qui lui a permis d’accompagner des artisans et artisanes dans la réalisation de leur rêve. J’ai commencé au fil des années à m’ennuyer sérieusement dans mon travail et à imaginer une nouvelle vie de l’autre côté du miroir
, dit-il.
Au tournant des années 2010, l’Ontario ne compte qu’une poignée de distilleries. Avant tout le monde, Shane Prodan est déjà bien au fait qu’une industrie canadienne des spiritueux s'apprête à exploser sur le plan commercial. Et pourquoi ne pas participer moi aussi à cette effervescence? Pourquoi ne pas lancer un projet?
, se demande-t-il jour après jour. Encore là, il manque l’étincelle à Shane pour faire le grand saut.
C’est après la naissance de ses deux garçons qu’il trouve le courage de changer de trajectoire. Je me suis promis d’offrir à mes garçons l’image d’un père libre et fier. Ce que je n’étais pas à Ottawa
, affirme Shane Prodan.
En 2015, avec son épouse et deux bébés encore aux couches, il met le cap vers Sudbury, une ville au milieu de la nature, parfaite pour y élever une famille
. Pour le jeune père, c’est un retour aux sources. Je suis natif d’Elliot Lake, une petite municipalité pas très loin de Sudbury, mais malheureusement, l’économie y tourne au ralenti, dit-il. J’ai donc tout misé sur Sudbury en me croisant les doigts pour que ça fonctionne.
Rendre hommage au Nord
Pendant plusieurs mois, le nouvel entrepreneur s’arrache les cheveux pour trouver un nom d’entreprise rassembleur qui soit un clin d'œil aux industries minière et forestière, le cœur économique de la région. La distillerie Crosscut est officiellement fondée en 2017.
Le nom Crosscut, qui signifie coupe transversale
en français, s’impose comme le compromis parfait. Un mot qu’on utilise à la fois pour décrire une technique d’excavation minière et pour parler d’une méthode pour tronçonner les arbres.
Les gens des secteurs minier et forestier sont vraiment contents de cet hommage qu’on leur fait, et en plus, le nom Crosscut a une sonorité moderne, souligne le distillateur. C’est le meilleur des deux mondes.
Le désir initial de Shane Prodan de célébrer ses racines nord-ontariennes se transforme rapidement en mission d’entreprise. Non seulement nous avons décidé que nos vodkas et gins seraient composés d’une grande majorité de matières premières provenant du Nord de l’Ontario, mais nous nous sommes aussi lancé le défi de faire découvrir les fruits et les plantes uniques à notre région
, explique-t-il.
Parmi les produits qui font la renommée de Crosscut, le gin à la rhubarbe et la camerise est celui qui vient le premier en tête à Shane Prodan. Je pense aussi à notre Local Harvest Gin, qui est un mélange d’une dizaine de plantes locales, fait-il savoir. Nous aimons beaucoup travailler le sumac, qui était utilisé historiquement par les membres des Premières Nations pour faire de la limonade.
« Les gens ne font pas de lien naturel entre le Nord de l’Ontario et l’agriculture. Et pourtant, il se passe plein de choses en agriculture ici. C’est évident que c’est toute une aventure de trouver des produits locaux toutes les saisons, mais en multipliant les partenariats fructueux avec les fermes autour de Sudbury, on réussit à mettre la main sur des ingrédients fabuleux et à produire des spiritueux qui expriment vraiment ce que nous sommes. »
La conciliation travail-famille
Les premières années de la distillerie Crosscut n’ont pas été de tout repos pour son fondateur, qui avoue avoir vécu beaucoup de stress financier. Grâce à mon ancien emploi, j’ai su navigué plutôt habilement dans les eaux tumultueuses des lois sur l’alcool en Ontario. Mais je n’avais pas réalisé à quel point, malgré toutes mes connaissances du milieu, j’allais devoir me battre pour obtenir les licences et les permis. Avoir su que ce serait si compliqué…
, lance-t-il, sans terminer sa phrase.
Shane Prodan estime qu’après près de 5 ans en affaires, les nuages se sont dissipés. On a récemment commencé à vendre nos produits à la LCBO, le monopole ontarien pour la vente d’alcool, dit-il. C’est un très grand pas en avant pour Crosscut parce que ça ouvre le marché. On va continuer de travailler pour l’Ontario et éventuellement le reste du Canada.
Shane Prodan se considère-t-il aujourd’hui comme un homme heureux et accompli, comme un modèle pour ses garçons? Je peux dire que je me rapproche sérieusement de cet objectif. Je suis passionné par mon travail, raconte-t-il. Par contre, comme tous les entrepreneurs, je ne compte pas les heures. J’ai tendance à vouloir tout faire tout seul, mais ça va bientôt s’arranger. J’ai un bras droit qui commence à prendre du gallon dans l’entreprise.
Depuis qu’il s’est lancé en affaires, Shane Prodan admet n’avoir jamais pris une seule semaine de vacances. Mais il compte bien remédier à la situation cette année. C’est ça ou bien c’est mon mariage qui va y passer
, affirme celui qui se considère avant toute chose comme un homme de famille.