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Qu'est-ce qui freine la clientèle à refuser d'aller au restaurant seule?  | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier

La solitude ne m’effraie pas; elle et moi, on forme une équipe d’enfer. Aller déjeuner ou dîner seule m’enchante. Voyager à l’étranger en solitaire aussi. Autant qu’aller au cinéma, au théâtre ou au musée en solo me remplit de joie. Cette indépendance m’a ouvert plus d’une fois les portes d’une relation singulière avec le monde sans que je dépende des autres pour l’explorer. J’ai pourtant toujours refusé de souper au restaurant en solitaire. Ce constat m’a d’abord surprise, puis un peu fâchée. Alors, je me suis lancée.

Je me suis assise là et j’ai bu un verre de vin… seule. Pas de livre, pas d’homme, pas d’amis, pas d’armure, pas de faux, narrait Carrie Bradshaw à la fin d’un épisode de Sexe à New York où son acte significatif d’acceptation de soi était d’embrasser sa solitude. Cette scène m’est revenue en tête un vendredi de printemps alors que j’avais envie de m’offrir une soirée au restaurant. Pour dire la vérité, y aller seule me semblait être un tabou, voire une transgression, comme si on allait y voir le manque des autres, et non la célébration de mon individualité.

Carrie Bradshaw prend un verre de vin seule sur une terrasse dans la série américaine « Sexe à New York ».
Carrie Bradshaw prend un verre de vin seule sur une terrasse dans la série américaine « Sexe à New York ».  | Photo : Gracieuseté : HBO Entertainment

C’est ainsi que je me suis retrouvée à marcher des bureaux montréalais de Radio-Canada à un restaurant de Griffintown un mardi soir. Tenons-le-nous pour dit : il existe de plus grands défis que celui de s’attabler dans une salle à manger seule. Ma nervosité face à cette minime mission personnelle me gênait un peu.

Il reste que la proportion des gens vivant seuls a doublé en 40 ans au pays, passant de 5 à 10 % entre 1981 et 2021, selon Statistique Canada(Nouvelle fenêtre). Nous sommes donc plusieurs à devoir affronter des défis en solitaire.

En compagnie de la solitude

J’arrive donc au Mano Cornuto pour dompter mes (petits) démons. Une fois assise au bar, je regarde autour de moi pour croiser les yeux d’autres âmes solitaires. Le barman Juan Carlos Zelaya se présente aussitôt, et avant même qu’il finisse sa première phrase, je lui confie les motivations de ma visite. Il me répond alors : J’ADORE manger seul. Puis, il me présente un client attablé près de moi qui est justement venu déguster le menu en solitaire. Je parle donc à des initiés.

Il s’avère que Benjamin Lecomte est serveur au Vin Mon Lapin. Il m’explique qu’il apprécie ces soupers silencieux pendant lesquels il visite ses adresses montréalaises préférées à son rythme et sans pression. J’ai vite le sentiment qu’il prêche à une convaincue. De tous mes voyages en solitaire, mes moments favoris sont souvent ceux où j’ai observé d’une terrasse ou d’un restaurant la vie s’agiter autour de moi en mangeant un bon repas.

« Loin de mes idées préconçues, je me suis sentie rapidement à l’aise attablée au bar à déguster mon assiette de pâte du jour. J’ai délaissé mon téléphone pour me plonger dans l’environnement qui m’entourait et j’y ai trouvé tout ce dont j’avais besoin. Ce premier essai m’a appris que l’observation – des gens, de l’espace et des conversations – me suffit. »

Être bien avec soi-même. Cette phrase est jetée à tout vent pour ponctuer les discussions sur la solitude. Je concède qu’être bien seule demande une certaine quiétude difficile à feindre. Manger en solo sans livre ni téléphone exige de grandes qualités méditatives, selon moi. Rien de cela n’est hors de portée… mais encore faut-il se détacher du regard des autres (et même du sien).

C’est là que se cachent toute la beauté et les difficultés de l’exercice. Assise au comptoir du Mano, je me suis sentie à la croisée des chemins entre l’intime et le collectif. Un genre de saut dans le vide où le principal frein demeure cette peur de l’isolement. Le temps est suspendu pour la clientèle solitaire, qui déguste lentement, échange avec le personnel, observe les interactions qui l’entourent. Elle s’offre un petit plaisir puis le garde pour elle-même.

Cet acte banal me paraît significatif. À travers la lentille de la photographe Nancy Scherl, il revêt une impénétrabilité que je vois aussi chez les autres solitaires que je croise. Dans son livre, Dining Alone: In the Company of Solitude(Nouvelle fenêtre), l’artiste publie d’ailleurs des clichés de personnes seules au restaurant pris au cours des trois dernières décennies.

La photographe Nancy A. Scherl a documenté la solitude à travers des portraits de personnes qui mangent seules au restaurant.
La photographe Nancy A. Scherl a documenté la solitude à travers des portraits de personnes qui mangent seules au restaurant.  | Photo : Gracieuseté : Dining Alone In the Company of Solitude - Nancy A. Scherl

J’ai choisi de photographier des personnes seules à l’intérieur de restaurants comme une métaphore pour explorer les complexités de la solitude, écrit-elle. Les nuances subtiles de mes sujets perceptibles dans les photos définissent visuellement leur expérience.

Observer les autres, me sentir moins seule

Pour pousser l’expérience plus loin, je recommence, un autre soir. Cette fois, je choisis de visiter le Larry’s, dans le Mile End et je m’installe au bar, mon endroit préféré. Comme me l’a bien dit Juan Carlos Zelaya, du Mano : À deux ou seul, la meilleure place est toujours le bar. C’est l’une des premières journées chaudes du printemps; on sent la fébrilité partout dans la ville.

Je la sens autour de moi. Des personnes en rendez-vous amoureux, d’autres en famille et plusieurs en groupe. J’essaie de deviner ce qu’elles se disent, quelles sont leurs intentions les unes envers les autres puis l’essence des liens qui les unissent.

Un couple torontois s’assoit à côté de moi. Rapidement, on se met à discuter des différences entre Montréal et la Ville Reine. Le duo me confie que ce genre de conversations spontanées se fait rare dans sa ville. J’échange sur mes années passées en Ontario, le couple, sur ses quelques visites au Québec, puis je le laisse avec des recommandations gourmandes.

« Ce deuxième souper me confirme l’intérêt de cet exercice pour moi : j’aime être seule parmi les autres davantage pour observer la vie s’agiter autour de moi que pour écouter mes pensées. Ce que je retiens de ces moments solitaires? Ils me permettent de sortir de ma tête et d’être dans un état plus méditatif face à l’extérieur. Une pause bien méritée pour le train incessant de mes idées. »

D’ailleurs, sur TikTok, nombre d’internautes se donnent des rendez-vous romantiques avec soi. Le mot-clic #SoloDate (rendez-vous en solo, en français) a accumulé 248 millions de visionnements. Ces vidéos vantent entre autres les bienfaits d’activités en solitaire pour développer et chérir son individualité. Mon expérience fait aussi écho à ces conclusions. J’ajouterais qu’être seule en public m’amène étrangement à me sentir près de ma communauté.

Manger en solo en ville, un luxe

Sur le chemin du retour, je me trouve d’abord chanceuse de m’offrir ces moments solitaires, riches et, surtout, sécuritaires.

Car les femmes seules n’ont pas toujours été les bienvenues dans les restaurants. En 1964, un article dans le New York Times intitulé « Dining Alone Can Pose Problem for a Woman (Nouvelle fenêtre) » (Manger seule peut être un problème pour les femmes, en français) relatait la réticence de certains restaurants à accepter cette clientèle. Ces établissements acceptaient les femmes lors du dîner, mais refusaient leur présence en soirée, notamment parce qu’elles étaient associées au travail du sexe.

Après, je comprends que cette solitude me donne accès à une fenêtre singulière sur le monde. L’idée d’une femme seule au restaurant qui n’y est pas pour faire la connaissance d’un ou une partenaire ou pour lier de nouvelles amitiés dérange encore les normes sociales. Je possède l’immense privilège de le faire en sécurité, ce qui n’est pas possible pour tout le monde.

Ce moment permet un espace où je suis connectée aux gens qui habitent ma ville. Je les regarde subtilement, j’écoute parfois, mais surtout je me sens moins seule. Cette expérience me fait réaliser que je peux, comme Carrie Bradshaw, avoir une date avec ma ville et retrouver, le temps d’un souper, un sens de la communauté.

Qu'est-ce qui freine la clientèle à refuser d'aller au restaurant seule?  | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier