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Quand la désinformation nutritionnelle fait des ravages

par  Alexis Boulianne

Les contenus en ligne qui proposent des régimes, des restrictions, mais aussi ceux qui montrent une alimentation fantasmée et mise en scène sont de la désinformation nutritionnelle, disent les spécialistes en la matière. | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier

Des diètes « sectaires » qui créent une « obsession de la minceur » et un « cercle vicieux »,  et qui font lever un « drapeau rouge » : des spécialistes sonnent l’alarme quant aux dommages de la désinformation nutritionnelle chez les gens aux prises avec des troubles alimentaires.

Des théories du complot aux diètes miraculeuses, en passant par ces aliments qui nous empoisonnent, les réseaux sociaux débordent de contenus douteux sur l'alimentation. On s'intéresse au phénomène dans notre dossier sur la désinformation et ses conséquences.

Claudie Mercier est une figure bien connue des ados au Québec. Toutefois, derrière le sourire contagieux de cette ancienne candidate d'Occupation double s’est longtemps caché un trouble alimentaire : l'orthorexie, soit l’obsession de manger sainement.

À 18 ou 19 ans, je mangeais presque toujours la même chose : pour le déjeuner, un gruau pas de sucre avec du beurre d’arachides naturel, et pour le dîner et le souper, du tofu grillé sans huile, sans sel, sans poivre, avec des brocolis ou des asperges, raconte-t-elle.

Si son trouble tirait sa source d’une phobie de développer des maladies cardiaques, les contenus qu’elle consultait régulièrement en ligne, comme les vidéos du typewhat I eat in a day, ont empiré son état.

La personne va te montrer la version idéale de son alimentation. Ça ne veut pas dire qu’elle mange comme ça tous les jours, ça veut simplement dire qu’elle a focalisé [sa démonstration] sur cette journée pour manger de façon extrêmement saine, explique-t-elle. Mais quand je regardais ces vidéos-là, j’étais persuadée que c’était la normalité, qu’il fallait que je mange ça tous les jours.

Derrière le sourire contagieux de Claudie Mercier s’est longtemps caché un trouble alimentaire.
Derrière le sourire contagieux de Claudie Mercier s’est longtemps caché un trouble alimentaire. | Photo : Radio-Canada / Plat préf

Cette vision idéalisée d’une journée parfaite devenait alors pour Claudie un cadre strict duquel elle ne dérogeait pas.

Quand le contenu en ligne créé l’obsession

La psychologue spécialisée en troubles du comportement alimentaire (TCA) Stéphanie Léonard connaît bien le phénomène décrit par Claudie. L’orthorexie est le type de trouble alimentaire qui est le plus touché par la désinformation alimentaire.

« Il faut qu’il y ait déjà une fragilité [chez la personne], mais le contenu sur la nutrition en ligne amplifie les symptômes ou peut même faire basculer une personne dans un trouble. »

— Une citation de  Stéphanie Léonard, psychologue

Son constat est partagé par quantité de spécialistes. Tous nos patients ont consulté des contenus de nutrition, des applications, dit Sylvain Iceta, professeur adjoint au Département de psychiatrie et de neurosciences à l’Université Laval, qui s’intéresse aux troubles alimentaires.

La chercheuse et psychoéducatrice Isabelle Thibault abonde dans le même sens : Le contenu sur la nutrition contribue à l’obsession pour la pensée reliée au poids ou à la santé. Une fois que l’on consulte ce type de contenus, on se le fait proposer davantage et davantage. Là où ça a un impact, c’est chez les personnes qui ont un TCA en émergence ou présent.

Sur toutes les plateformes médiatiques, réseaux sociaux et sites web, on propose des conseils, des palmarès d’aliments santé, des diètes et de l’information vraie et fausse sur la nutrition. Le sujet fascine – puisque tout le monde mange –, mais la rigueur et le professionnalisme des gens qui l’abordent sont parfois mis de côté, avec des conséquences dévastatrices.

« Je n’avais pas le droit de manger une poutine ou une pizza, parce que les modèles sur les réseaux sociaux me montraient que c’était normal de se réveiller, de manger une toast à l’avocat, puis un fruit en milieu de journée et c’est tout. »

— Une citation de  Claudie Mercier, youtubeuse

Au plus creux de son trouble orthorexique, son corps était tellement dénutri qu’il réagissait négativement au manque de nourriture. Je faisais plusieurs crises de panique par jour. Je me suis rendu compte avec les années que le gras, c’est nécessaire à ton corps; ce n’est pas vrai qu’on doit le couper, dit-elle.

Quand la désinformation nutritionnelle empire l’orthorexie - Radio-Canada
Quand la désinformation nutritionnelle empire l’orthorexie | Photo : Radio-Canada

La désinfo nutritionnelle, qu’est-ce que c’est?

Ce qu’on appelle la désinformation, c’est très large, juge Sylvain Iceta. Il qualifie de désinformation nutritionnelle tout contenu qui risque de précipiter les troubles alimentaires, même les publications bienveillantes sur la nutrition ou celles qui font la promotion de la diète cétogène et du jeûne intermittent, par exemple.

« C’est faire croire qu’on va être mieux dans sa tête et son corps parce qu’on mange différemment. »

— Une citation de  Sylvain Iceta, chercheur clinicien

Ainsi, les personnalités des réseaux sociaux qui nous enjoignent d’essayer la diète à la mode ou les médias qui parlent des études sur la nutrition à la pièce ou sans les contextualiser participent à brouiller les cartes et créent une culture potentiellement malsaine.

Le nutritionniste Bernard Lavallée
Le nutritionniste Bernard Lavallée  | Photo : Radio-Canada

Plus on est bombardé, plus on risque d’être confus, souligne le nutritionniste Bernard Lavallée. Ça s’appelle la cacophonie nutritionnelle. C’est associé à l’anxiété, à une perte de confiance.

« Je ne donne plus de conseils en nutrition dans l’espace public, parce que je me suis rendu compte que je contribuais à la confusion. »

— Une citation de  Bernard Lavallée, nutritionniste et auteur

Autrefois, Bernard Lavallée passait son temps à combattre une diète après l’autre, seulement pour se rendre compte que le régime qu’il tentait de démystifier était déjà passé de mode, remplacé par la nouvelle tendance.

Il y a toutefois une constante au fil de toutes ces vagues. C’est un ensemble de règles, souligne le nutritionniste. Si tu suis ces règles, tu vas obtenir des bénéfices qui sont bien vus par la société : la santé, le bien-être, la minceur, la longévité, la beauté, même la richesse.

Pour Stéphanie Léonard, c’est un problème social et culturel avant tout. Ce qui rend ça compliqué, c’est qu’on est dans une culture des diètes, d’obsession de la minceur, et c’est appuyé sur la fausse croyance qu’être mince, c’est être en santé, que notre corps est malléable, signale-t-elle.

« On a développé la croyance que notre corps devient le symbole de notre réussite à nous contrôler nous-mêmes. On y appose une vertu morale. Ça crée une hiérarchie des personnes, celles qui se prennent en main étant tout en haut. »

— Une citation de  Stéphanie Léonard, psychologue

Des régimes dangereux?

Le jeûne intermittent consiste à ne manger qu’à une certaine période de la journée.
Le jeûne intermittent consiste à ne manger qu’à une certaine période de la journée. | Photo : iStock

Les régimes peuvent précipiter les troubles alimentaires. C’est notamment le cas du jeûne intermittent. Certaines personnes en retirent des bénéfices, juge Isabelle Thibault. Pour elles, c’est correct et elles ne verseront jamais dans les troubles alimentaires. Mais adopter ce type de comportement peut être dangereux pour certaines personnes.

On peut aussi prendre en exemple une tendance très populaire sur les réseaux sociaux en ce moment, soit la diète carnivore. Elle a plusieurs variantes, allant d’une alimentation exclusivement composée de bœuf, de sel et d’eau à une alimentation où sont aussi intégrés des œufs, des produits laitiers et des fruits.

Il s’agit d’un régime très restrictif qui a comme base la fausse croyance que les légumes et les grains sont mauvais pour nous, puisqu’ils contiennent des molécules de défense, comme les oxalates et les lectines. Les huiles végétales, comme celle extraite du canola, sont aussi démonisées par ce régime.

C’est vrai, il y a des molécules toxiques dans certains légumes, note Bernard Lavallée. Si tu les étudies isolées en labo, elles peuvent avoir des effets néfastes quand elles sont présentes en grande quantité, mais dans la vraie vie, on ne mange pas ces molécules-là toutes seules; les plantes contiennent aussi des centaines ou des milliers d’autres molécules qui vont avoir des effets positifs sur le corps.

Ce genre de régime est un bon exemple de désinformation nutritionnelle : on avance une vérité (certains fruits, légumes et grains peuvent contenir des toxines en petite quantité), mais on l’utilise pour faire croire à un mensonge (les légumes sont toxiques pour les êtres humains).

C’est aussi le cas d’autres tendances devenues virales, comme la diète alcaline, dont les chefs de file affirment qu’il faut contrecarrer l’acidité de notre alimentation par la consommation de nourriture plus alcaline (ça aussi, c’est faux).

La religion de la diète

Un aspect particulièrement pernicieux des diètes, comme le régime carnivore, est le côté sectaire de ses adeptes, selon Sylvain Iceta. L’expert avance que des espaces de discussion virtuels servent à marteler les règles strictes des régimes auxquelles il faudrait adhérer et à intimider les gens qui émettent des doutes quant à la validité de la diète.

« Ce sont des dogmes. Il y a des ayatollahs, des extrémistes, et ils vont dévaloriser ceux qui doutent. Le problème, c’est qu’on vient mettre de l'hypervalorisation sur certains comportements. On joue sur la fragilité psychique des gens.  »

— Une citation de  Sylvain Iceta, chercheur clinicien

Stéphanie Léonard a souvent observé ce phénomène : Ça garde les gens accrochés à leurs croyances, parce qu’ils ont l’effet d’une communauté. Presque toutes les vagues ont ce genre de groupes qui vont se former. Tu mâches et remâches la fausse information.

Un effet de recrutement est observé par les spécialistes : les personnes qui ont perçu des améliorations dans leur état après avoir adopté un régime en deviennent des apôtres.

C’est ce qu’a fait Claudie Mercier dans le passé. J’en parlais à tous mes amis, dit-elle. Je voyais qu’ils commandaient de grosses assiettes et je leur disais : "As-tu essayé de manger sainement?" Je m’inventais nutritionniste, je m’inventais des forces que je n’avais pas.

Lutter contre la désinformation

Aujourd’hui, Claudie Mercier se fait un devoir d’aiguiller le plus sainement possible les jeunes qui la suivent. Elle montre toutes les facettes de sa vie, même les moins romantiques, se filme en train de manger des repas qui ne sont pas considérés comme santé et parle ouvertement de son orthorexie.

Si elle s’en est sortie, c’est bien sûr parce qu’elle en a parlé à des proches et a consulté des spécialistes, mais elle explique que les témoignages en ligne l’ont aidée à mieux comprendre son trouble alimentaire. J’étais rassurée de voir que je n’étais pas toute seule là-dedans, souligne-t-elle.

Elle considère que les dommages que crée la désinformation nutritionnelle ne sont pas attribuables aux réseaux sociaux en eux-mêmes.

« Ce que j’ai compris, c’est que quand je suivais telle personne, ça me faisait du mal, ça me rendait triste de ne pas lui ressembler. Ça ne sert à rien de suivre des modèles à qui tu te compares constamment, ça va juste te faire du mal à toi. »

— Une citation de  Claudie Mercier

À l’instar de ce qu’a fait Claudie, Isabelle Thibault recommande aux familles et aux jeunes qui souffrent d’un trouble alimentaire de discuter ensemble des contenus sur la nutrition. La consultation de contenus nutritionnels en ligne, c’est un drapeau rouge. Quand l’entourage voit que ça prend une place trop importante, il faut agir , recommande-t-elle.

De demander : "J’ai vu telle vidéo. Est-ce que c’est normal? Tel type d’alimentation, de faire du sport quatre heures par jour, c’est normal?” C’est important d’en parler pour comprendre que tu as des pensées toxiques, des patterns, résume Claudie Mercier.

Une solution serait de ne permettre qu’aux nutritionnistes de s’exprimer à propos des régimes. Toutefois, plusieurs doutent de la possibilité d’empêcher certains discours et craignent les dérives possibles de ce genre d’interdiction. Évidemment, si tu n’es pas nutritionniste, tu n’as pas le droit de donner des conseils pour traiter certaines maladies, dit Bernard Lavallée. La limite est quand ça nuit aux gens, théoriquement, mais légalement, qu’est-ce qu’on pourrait encadrer?

Ainsi, les contenus sur la nutrition créés par des personnes qui ne sont pas qualifiées, même s’ils sont créés avec l’intention d’aider les gens, peuvent nuire gravement aux personnes vulnérables. Ignorer ces contenus semble, pour le moment, le seul outil dont on dispose pour lutter efficacement contre leurs effets néfastes.

Les contenus en ligne qui proposent des régimes, des restrictions, mais aussi ceux qui montrent une alimentation fantasmée et mise en scène sont de la désinformation nutritionnelle, disent les spécialistes en la matière. | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier