Alors qu’il était jeune cuistot, le Français Jérémie Falissard a été marqué au fer rouge par les abus psychologiques qu’il a vécus en cuisine, au point où il a quitté le métier – et son pays natal. Mais sa participation à la nouvelle saison de Top Chef, célébrissime compétition culinaire télévisée, lui permet de revenir chez lui en conquérant.
Dans le premier épisode de la quatorzième saison de Top Chef en France, diffusée depuis le 1er mars dernier, on voit un Jérémie Falissard calme et concentré. Il faut dire que ce vétéran de la cuisine à Montréal, âgé de 40 ans, en a beaucoup derrière la cravate : copropriétaire du Barroco – qui fêtera d’ailleurs bientôt ses 15 ans, une longévité exceptionnelle –, de Fugazzi Pizza et du Foiegwa, il cuisine encore régulièrement en plus de s’occuper de la gestion de ses établissements.
La pomme de terre, l’ingrédient imposé à l’épreuve de sélection, prend, sous l’impulsion créatrice de Jérémie, la forme d’un œuf à la coque à la bouillabaisse servi avec des mouillettes croustillantes. Ce qu’on ne voit pas dans l’épisode, c’est que j’ai récupéré les arêtes de tous les poissons, je les ai mixées avec du blanc d’œuf et du gros sel, et j’ai fabriqué la poterie qui tient la pomme de terre
, raconte-t-il en riant.
Fuir un climat toxique
La bouillabaisse, cette soupe emblématique de la Côte d’Azur, a une grande importance pour le chef, qui est aussi papa de deux jeunes enfants. C’est un des premiers plats que j’ai appris à cuisiner quand je faisais mes apprentissages, à 17 ans, souligne-t-il. C’était dans un restaurant méditerranéen qui était dans le port de Sainte-Maxime, donc on cuisinait beaucoup de poissons. Vraiment, j’ai été bercé par ça dès le début.
Si les premières années ont été fondatrices pour ses compétences de chef, elles ont aussi failli être ses dernières dans le métier. J’ai dû arrêter la cuisine à cause de la mentalité vraiment rude, genre très militaire, surtout dans ma génération. C’était de l’intimidation, de l’abus
, témoigne Jérémie Falissard.
S’ensuivent alors un exil, d’abord à Londres, puis à Montréal, et une reconversion en barman. Mais l’appel des fourneaux se fait sentir et il reprend du service cinq ans plus tard, au restaurant montréalais Buonanotte : c’est un renouveau, mais à ses propres conditions. Jérémie s’associe à un vieil ami et à d’autres partenaires pour ouvrir le Barroco, en 2008. Aujourd’hui, le groupe compte neuf adresses à Montréal.
De retour en France, il fait partie des candidats au concours le plus regardé au pays; il reconquiert ce monde qu’il avait quitté jadis à cause de sa toxicité.
« En allant à Top Chef, j’avais un genre de petite revanche personnelle. Dix-sept ans après, je reviens dans mon pays natal et je montre ce que je suis devenu. »
Invitation inattendue, compétition intense
C’est l’équipe du concours qui a contacté Jérémie Falissard pour qu’il auditionne à Top Chef. Pendant le processus, il a dû convaincre la production qu’il n’était pas trop vieux pour y participer. Quelques semaines plus tard, il se trouvait dans les studios parisiens de l’émission.
Top Chef a été une expérience intense : T’es tout le temps dans le vif du sujet, la caméra sur toi, des gens qui te posent des questions sans cesse pendant les épreuves, des étapes à respecter; il ne faut pas que tu perdes le fil
, explique-t-il.
Pour se préparer, Jérémie a surtout revu ses classiques : les techniques de base, les sauces, mais aussi les desserts, un écueil pour beaucoup de candidats et candidates, qui sont normalement plus à l’aise avec le salé.
« Le niveau est très haut, c’est le top du top, tu n’as pas le droit à l’erreur. J’ai dû couper les ponts avec ma vie à Montréal; j’étais dans ce monde parallèle, j’ai complètement disparu. »
Le « coach » Glenn Viel, qui a presque le même âge que Jérémie, a choisi celui-ci dans sa brigade orange. Jérémie dit avoir aimé travailler avec lui. On est quand même de la même génération aussi, on sortait des blagues un peu inside des fois; il n'y avait que nous, les vieux briscards, qui pouvaient comprendre
, raconte-t-il en souriant.
Il souligne aussi que son expérience ne lui garantit toutefois pas une supériorité.
« Ce ne sont pas des gens de 25 ans normaux; c’est spécial, leur truc. Un des gars est déjà sous-chef dans un trois macarons Michelin. Moi, à 25 ans, j’épluchais encore des carottes! »
Au contact de ces chefs plus jeunes, Jérémie a compris que la violence en cuisine qui l’avait rebuté à ses débuts était en train de disparaître. Je me rends compte, à travers les candidats que j’ai rencontrés, que ce n’est plus comme ça. Même les chefs à l’ancienne ne peuvent plus se permettre de réagir violemment aujourd’hui, et c’est tant mieux
, se réjouit-il.
Racines françaises, cœur québécois
Son parcours est à l’image des restaurants qu’il gère : de la table gastronomique à la pizza, ce touche-à-tout n’a pas peur d’enjamber les frontières.
Son identité, il la porte sans se poser de questions, autant dans son travail à Montréal que durant la compétition, où il n’a pas essayé d’imiter des codes précis. De retour au Canada après l’éprouvant processus de tournage des émissions de Top Chef, Jérémie Falissard a senti qu’il revenait à la maison.
Même si ses racines sont françaises, le chef se sent nord-américain. Mon évolution culinaire s’est faite à Montréal, et non en Europe. Ici, on a la chance d’avoir une clientèle qui est moins dans le filon des classiques, plus ouverte à découvrir des trucs, juge-t-il. C’est une cuisine sans limites.
Top Chef, version France, est diffusée sur la chaîne M6, et les épisodes sont accessibles sur YouTube. Dans l'épisode du 15 mars, Jérémie a séduit les juges avec sa recette inspirée du kebab et a gagné le coup de cœur. Le prochain épisode sera diffusé le 22 mars.