En plus d’Hydro-Québec, la province a déjà eu Sucre Québec. Une raffinerie nationale de betteraves québécoises a produit du sucre local pendant des décennies avant de fermer abruptement. Voici l’histoire de cette usine dont le but était de nous rapprocher de l’autosuffisance alimentaire, 80 ans avant que ce soit tendance.
Dès 1936, le gouvernement du Québec élabore un projet qui paraît aujourd’hui un peu fou : produire du sucre à partir de betteraves locales. Mais ni les betteraves ni l’industrie nécessaire n’existaient au Québec.
La Deuxième Guerre mondiale accélère les travaux. Mais toutes les ressources de l’époque, dont l’acier, sont consacrées à l’effort de guerre. Le gouvernement du Québec, alors mené par Adélard Godbout, achète donc une usine aux États-Unis, avant de la démonter complètement pour la reconstruire pièce par pièce à Saint-Hilaire.
On choisit ce village, aujourd’hui la ville de Mont-Saint-Hilaire, parce qu’il est près d’une source d’eau et de la voie ferrée, et qu’il est entouré de terres agricoles parfaites pour la culture exigeante de la betterave sucrière, explique Alain Côté, de la Société d'histoire et de généalogie de Belœil–Mont-Saint-Hilaire(Nouvelle fenêtre).
Les agronomes du gouvernement sillonnent le territoire pour recruter et former des agriculteurs afin qu’ils fournissent en betteraves l’usine qui sera construite. L’usine a motivé la culture de betteraves à sucre dans la région, raconte M. Côté. Ça faisait travailler du monde, c’était des revenus d’appoint pour les agriculteurs, et on achetait les matières premières localement.
L’usine commence à raffiner du sucre en 1944. Dès les années 1950, elle enregistre des profits. Davantage d'exploitations agricoles de la région vendent leurs betteraves pour qu’elles soient transformées en sucre, qui viendra approvisionner les tablettes des épiceries québécoises.
Ainsi, la betterave à sucre devient une culture répandue dans la région; ses racines profondes ameublissent le sol et s’insèrent dans la rotation des cultures. Cette plante n’est aujourd’hui plus cultivée au Québec, mais elle est encore présente en Alberta, où on raffine toujours du sucre de betterave.
Des profits records malgré une guerre politique
Le gouvernement conservateur de Maurice Duplessis, qui avait fait campagne contre le concept d’une raffinerie d’État, constate avec surprise le succès de l’usine construite par ses opposants politiques. M. Duplessis avait également des proches dans l’industrie du sucre, dont John Wilson McConnell, propriétaire de la Saint Lawrence Sugar, qui tentait de le convaincre de fermer l’usine, puisqu’elle faisait compétition à son entreprise.
Malgré son succès financier, le gouvernement congédie en 1951 le gérant de l’usine, Louis Pasquier, un homme d’origine française spécialisé dans le raffinage du sucre de betterave.
M. Pasquier avait été attiré au Québec par un alléchant contrat et la promesse de voir son voyage de retour en France et celui de ses huit enfants remboursé à la fin de son mandat.
C’est une corde sensible pour moi
, raconte Michel Cormier, le petit-fils de Louis Pasquier. M. Cormier est né à l’ombre de la raffinerie de sucre, alors que son grand-père était encore directeur de l’usine.
Le chef de cabinet de Duplessis est venu le voir et lui a dit : vous êtes à la porte. Mon grand-père hurlait, ne comprenait pas
, raconte M. Cormier.
Selon lui, Maurice Duplessis s’attendait à ce que la raffinerie échoue, justifiant ainsi sa fermeture. Mais le succès inattendu de l’usine a poussé le gouvernement de l’Union nationale à se débarrasser de la personne responsable des profits records de l’entreprise étatique, soutient Michel Cormier.
« Ils ont réussi à prouver que Duplessis avait tort. On ne faisait pas ça à Duplessis. »
C’est du moins ce dont on accusait M. Duplessis dans certains journaux de l’époque. Le trust du sucre et le gouvernement Duplessis veulent détruire la raffinerie de Saint-Hilaire
, titrait l’hebdomadaire Le Clairon en 1952.
« Pendant plusieurs années, M. Duplessis mit tout en œuvre afin de saboter cette initiative libérale. »
Cet événement, qui n’a pourtant pas signé l’arrêt de mort de la raffinerie, laisse présager de la fin du rêve sucrier québécois, qui surviendra beaucoup plus tard, dans les années 1980.
Après le renvoi du directeur, l’usine continue ses opérations, mais accumule des déficits. Il faudra attendre jusqu’en 1961 pour renouer avec les profits, selon un manuscrit rédigé par Stéphane Lussier Johnson et Michel Cormier racontant l’histoire de la raffinerie.
La dernière chance du sucre local
Pendant toute l’histoire de la raffinerie, celle-ci ne répond qu’à un faible pourcentage de la consommation intérieure. En 1980, c’est de 6 à 8 % de la demande. La grande majorité du sucre au Québec vient des cannes à sucre des Antilles, de Cuba, de la République dominicaine, etc.
Pour viser l’indépendance en matière de sucre et ne plus dépendre de l'importation, le directeur jusqu’en 1951, Louis Pasquier, avait en fait l’ambition d’en construire neuf autres à travers le Québec, selon M. Cormier.
Après son élection, en 1976, le Parti québécois de René Lévesque tente d’accroître l’autonomie alimentaire du Québec. On rêvait de répondre à 25 % de la consommation de sucre québécoise avec une seule usine. La marque Marie Perle est créée pour commercialiser le sucre de Saint-Hilaire.
Mais la raffinerie est vieillissante et les bris d’équipements s’accumulent. Dans les années 70 et 80, les coûts de production explosent, des grèves se déclenchent, il y a une crise économique; le gouvernement doit éponger plusieurs déficits annuels
, souligne Alain Côté.
Malgré tout, le gouvernement péquiste investit massivement pour sauver la raffinerie. Des millions de dollars sont engloutis dans le projet, mais les déficits budgétaires continuent. Entre 1980 et 1985, les prix mondiaux du sucre s’écroulent, passant de 45 ¢ à 3 ¢ la livre en cinq ans. Une catastrophe pour la raffinerie.
La fin
Le Parti libéral de Robert Bourassa remporte les élections de 1985, avec un but précis en tête : privatiser les coûteuses entreprises étatiques mises en place dans les décennies précédentes.
Les rumeurs de la vente de la raffinerie de sucre vont bon train. Le syndicat crée une coopérative et a l’intention de racheter la raffinerie, selon des documents consultés à la Société d’histoire.
On négocie.
Mais le 6 mars 1986, Radio-Canada annonce dans la soirée qu’une offre d’achat de Lantic, le principal raffineur de sucre au Québec, a été acceptée. Pour le syndicat et le public, c’est une surprise.
« Pour Lantic, la raffinerie de sucre était l’empêcheur de tourner en rond. »
Les mois suivants voient le projet de production sucrière québécoise être démantelé lors d’une vague de privatisations sans précédent.
Cette vague aura aussi raison d’autres entreprises fondées par l’État, notamment plusieurs entreprises de pêche, une usine de congélation de petits fruits au Lac-Saint-Jean, des sociétés minières, des compagnies forestières et le transporteur aérien Québécair
, note le chercheur Guillaume Tremblay-Boily dans un billet publié sur le site de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques(Nouvelle fenêtre).
Les journaux chiffrent à 450 le nombre d’emplois perdus à cause de la liquidation de l’usine à Saint-Hilaire, en plus des producteurs de betteraves qui doivent trouver une autre culture à faire pousser. C'est dans ce contexte et devant la banlieusardisation croissante de la Rive-Sud de Montréal que plusieurs fermes décideront d’ailleurs à cette époque de vendre leurs terres.
Le sucre et notre époque
Sucre Lantic, qui est désormais la seule entreprise de ce genre au Québec et détient un quasi monopole au Canada avec Redpath, a raffiné plus de 700 000 tonnes de sucre en 2022. Ce sucre provient de la canne à sucre, importée des pays du Sud. Selon le Canadian Sugar Institute, qui représente l’industrie du raffinage, le prix du sucre au Canada est de 30 à 40 % moins élevé ici qu’aux États-Unis.
Un mélange de conjoncture économique, d’une poussée vers la privatisation et de laisser-aller a permis à la raffinerie de sucre de Saint-Hilaire de disparaître. Il en serait peut-être autrement de nos jours.
« À cause du climat, des coûts de transport, de la volonté d’autonomie alimentaire, peut-être qu’une telle raffinerie serait viable actuellement. »
Aujourd’hui, c’est le Village de la gare, un quartier résidentiel, qui occupe l’espace où se trouvait auparavant l’usine de sucre.
À force d’obstination, Michel Cormier a réussi à faire nommer deux rues de ce quartier en l’honneur des hommes qui ont cru au projet de rendre le Québec autosuffisant en sucre : Gilbert Dionne, un agronome québécois, et Louis Pasquier, le Français venu au Québec pour y raffiner du sucre de betterave.