Les réservations non honorées – ce qu’on appelle communément les no-shows – sont monnaie courante dans les restaurants, à leur grand désarroi. Une table vide de quatre couverts au milieu d’un établissement bondé peut sembler dénuée de conséquences; or ces personnes qui ne se présentent pas frappent fort dans une industrie qui se remet à peine des vagues de fermetures, de la pénurie de main-d’œuvre et de la hausse du prix des aliments.
Le cri du cœur de la chef Alexandra Romero(Nouvelle fenêtre) du Verre Pickl’, à Québec, vendredi dernier, a mis en lumière une fois de plus cette réalité : « 14 places vides [...] 0 client sur les 14 qui ont eu la délicatesse de nous téléphoner », a-t-elle écrit dans une publication Facebook accompagnée d’une photo de table vide. Rapidement, son message a eu un écho dans le milieu de la restauration, qui connaît trop bien ce problème.
« L’été dernier, nous avons eu 16 no-shows en une seule soirée, se souvient Dyan Solomon. Le restaurant Foxy détient 55 places; chaque couvert compte. » Pour l’établissement du quartier Griffintown, à Montréal, ces réservations non honorées impliquent des coûts financiers et administratifs considérables.
D’abord, l’équipe prévoit la quantité de nourriture requise en fonction des gens reçus, fait travailler le personnel nécessaire pour les servir et s’assure que la mise en place de la salle à manger les accueille convenablement. Elle confirme aussi la présence de sa clientèle le jour même en lui envoyant des rappels et en lui téléphonant. Néanmoins, malgré de telles démarches, bon nombre de ces personnes ne se présentent pas.
On va attendre de 10 à 15 minutes avant d’essayer de combler la table réservée avec des personnes sur notre liste d’attente. On se retrouve en plein cœur du service à tenter d’appeler des gens pour venir, explique la chef Dyan Solomon. Même s’ils acceptent, ils ne seront pas là avant 30 minutes environ, et si tu as une deuxième réservation… c’est encore plus compliqué. Donc, tu as perdu une table, et ça te coûte des centaines de dollars chaque fois.
Ras-le-bol dans le milieu de la restauration
La restauratrice d’expérience est loin d’être la seule à jongler avec cette coûteuse incertitude. Chaque soir, le même stress revient : les places seront-elles comblées, bien que les réservations soient complètes? Nul ne le sait.
« Ce n’est pas un nouveau problème; depuis plus de 10 ans que ça dure, et personne ne fait rien. Ils nous laissent dans notre coin. »
Selon le propriétaire du restaurant Park, ce sont environ de 10 à 20 % des réservations dans son établissement qui tombent à l’eau le jour même sans préavis.
Dernièrement, son équipe a dû gérer trois réservations non honorées de quatre à six personnes dans la même soirée. Le restaurant compte 43 places, ce qui rend ces annulations d’autant plus dommageables pour l’entreprise. « On a été assez chanceux, parce qu’on avait une liste d’attente, explique M. Park. Ce que je suggère aux restaurateurs, c’est de faire des surréservations. Je veux que les gens sachent que ça fait mal, ces no-shows. »
Du côté du restaurant Tanière, à Québec, l’équipe se dit choyée de n’avoir qu’environ deux ou trois réservations non respectées par semaine. Notre concept nous oblige à être en communication avec la clientèle le jour même pour qu’elle obtienne le code d’entrée secret du restaurant, explique le chef François-Emmanuel Nicol. En plus des confirmations par courriel, texto ou téléphone, il y a cette étape de plus.
Le côté événementiel associé à la cuisine de ce resto explique aussi le faible taux d’annulations. Les grandes fêtes et les anniversaires organisés dans l’établissement sont rarement décommandés à la dernière minute.
François-Emmanuel Nicol estime néanmoins que cette réalité demeure un problème majeur au sein de l’industrie.
La facture à la clientèle
Des imprévus se produisent; des annulations sont donc inévitables. Les propriétaires de restaurants le comprennent bien. Ces établissements demandent toutefois que la clientèle l’avertisse de son absence. Ce simple coup de fil évite souvent une importante perte de revenus et permet aux équipes de s’adapter en amont.
Face à ce problème persistant, plusieurs décident maintenant d’imposer des frais fixes d’annulation en cas de réservations non honorées. Cette pratique est néanmoins interdite par la Loi sur la protection du consommateur.
L’Association Restauration Québec (ARQ)(Nouvelle fenêtre) a interpellé le gouvernement provincial en novembre dernier pour modifier la loi afin que les propriétaires de restaurants puissent légalement pénaliser la clientèle récalcitrante. La Loi sur la protection du consommateur(Nouvelle fenêtre) stipule que la voie à emprunter pour les restauratrices et les restaurateurs lésés n’est pas de prélever un montant sur une carte de crédit, mais plutôt d’utiliser les tribunaux.
L’Office de la protection du consommateur (OPC) précise par courriel que la loi n’interdit pas au commerçant de prendre en note un numéro de carte de crédit; elle n’interdit pas non plus à un commerçant de demander un montant de dépôt ou un acompte lors de la signature d’un contrat.
Ce qui est interdit, c’est de fixer à l’avance (par écrit ou verbalement) un montant qui serait dû si le client n’honore pas le contrat, poursuit l’OPC. Ainsi, un restaurateur est en droit de réclamer une somme à un client qui n’honore pas sa réservation. Il faut toutefois que le montant de la réclamation soit basé sur les dommages réels qu’il a subis.
Selon l’OPC, avec l’exemple d’une réservation pour un grand nombre de personnes lors d’un mariage, une annulation de dernière minute peut causer au restaurateur des dommages importants, et il lui serait tout à fait possible au besoin d’en faire la preuve devant un tribunal et d’obtenir un jugement en sa faveur. À l’inverse, un client qui annule la veille une réservation de deux personnes pour le repas du midi le lendemain risque de ne pas causer un dommage très important au restaurateur.
Quelles solutions pour les restaurants?
Malgré cette disposition, de nombreuses adresses exigent une compensation. Au moment des réservations, des restaurants préviennent les gens qui les font que des frais fixes par personne seront retenus si l’établissement n’est pas prévenu de l’annulation.
Imposer des frais est la solution, croit Dyan Solomon. J’ai l’impression que les personnes qui n’aiment pas cette pratique sont les mêmes qui n’honorent pas leur réservation.
D’autres restaurants prennent en note les informations de crédit lors de la réservation, mais n’imposent pas de frais aux gens qui ne se présentent pas; c’est le cas du restaurant Park. Son propriétaire estime néanmoins que le gouvernement doit permettre aux restaurants d’exiger un paiement en toute légalité.
Karl Bélanger, cofondateur de la plateforme de réservation Libro, juge qu’il est temps d’imposer des mesures pour réduire les contrecoups des réservations non honorées pour les restaurants. L’une des voies adoptées par l’entreprise est la vérification des cartes de crédit, ce qui réduit considérablement les annulations, d’après lui. Les frais ne sont pas engagés, mais le recueil des informations a un effet dissuasif. Pour les groupes de six personnes ou plus, les restaurants ont la liberté d’effectuer une vérification de 10 $ par client.
L’autre voie empruntée est celle du prépaiement, qui reste toutefois marginale.
Pour le respect de la profession
Quand je dis "réduire à néant les no-shows", je veux dire qu’on en a un maximum de trois par an. » Julien Masia, qui est chef propriétaire du restaurant Arvi, à Québec, n’avait pas envie de jongler avec des réservations non honorées éternellement. Depuis l’ouverture de l’établissement, en 2018, un système de billetterie – à partir duquel la clientèle réserve sa place tout en payant pour le repas, les taxes et les frais de service – a été mis en place. Résultat : on recense un maximum de trois réservations non respectées par an pour ce restaurant.
« Lorsqu’il y a de l’argent en jeu, les gens appellent pour annuler. Si tu ne te présentes pas, tu perds ton argent. Ça réduit les chances que les gens n’appellent pas. »
Le chef encourage les établissements qui offrent un menu fixe à adopter cette formule. Il concède qu’une partie de la clientèle reste réfractaire à l’idée de payer à l’avance pour un repas, mais il préfère avoir la certitude qu’une quantité de places précise sera remplie plutôt que de jongler avec l’incertitude. Le jeu n’en vaut pas la chandelle
, affirme-t-il.
Cette proposition fait son chemin. Dyan Solomon avoue qu’elle s’interroge sur cette piste de solution. Pour le Nouvel An, Foxy essaiera pour la première fois cette méthode; à voir si elle sera reconduite.