Le récit de vie de Maurice Vaney est rempli d’aventures, de tentatives agricoles un peu bâclées, mais audacieuses, et de prises de position fortes. Entre deux anecdotes savoureuses qui se déroulent entre Cuba et le Bas-Saint-Laurent, ce conseiller municipal de la Ville de Trois-Pistoles se laisse aller à des réflexions sur l’autonomie alimentaire régionale et sur la place de la terre dans nos vies.
Maurice prend place à une petite table chambranlante sous un arbre, à quelques pas de sa magnifique maison ancestrale qui borde un rang peu passant. Ce petit coin de pays, cette région des Basques, entre Rivière-du-Loup et Rimouski, c’est ce qu’il a toujours cherché. J’avais cette idée de vivre à la campagne, de m’enraciner quelque part, d’être capable de reconnaître un oiseau par le chant qu’il fait
, raconte-t-il.
S’il affirme que cette volonté vient en partie du mouvement hippie (C’était l’époque
, dit-il) et de ses idéaux de société utopique, c’est surtout en étant un témoin privilégié de la révolution cubaine qu’il a appris l’importance, pour l’avenir d’une communauté, de l’agriculture libre.
Cuba
En 1966, une équipe de l’Université de Montréal est invitée par l’Académie des sciences de Cuba pour réaliser une étude sur des paysans et paysannes qui ont repris possession d’une terre appartenant à un grand propriétaire américain absent.
Alors étudiant à la maîtrise en anthropologie, Maurice fait partie de ce groupe; Cuba est une révélation pour lui. J’ai vu l’impact au quotidien sur des gens qui n’avaient rien et qui se retrouvaient en contrôle de leur production agricole, se souvient-il. Cette communauté avait essayé un nouveau modèle où les gens sont devenus leurs propres maîtres.
Une vingtaine de familles se sont organisées en coopérative agricole. Le jour, elles travaillent dans les champs. Le soir, elles participent à des initiatives d’alphabétisation.
La prise en main de leur avenir par ces paysans, leur implication au quotidien dans le processus de décision démocratique, ça m’a véritablement sensibilisé à la force libératrice de l’organisation du travail agricole sur le mode coopératif, sur l’autonomie alimentaire et le circuit court comme stratégie de développement
, raconte Maurice Vaney.
Ses travaux ayant été confisqués à l’aéroport de Mexico sur le chemin du retour parce qu’ils constituaient de la propagande communiste
, il revient bredouille. Mais l’inspiration est toujours là : Ça m’a amené à m’impliquer dans des projets, en me disant qu’il fallait qu’on se prenne en main.
L’île d’Orléans
Quelques années plus tard, Maurice habite, avec des camarades, dans une maison située dans une petite ferme de l’île d’Orléans. L’idée de vivre de l’agriculture est plus présente que jamais chez lui; il est convaincu que c’est la vie qu’il doit mener.
J’avais envie de développer un projet qui me permettrait de vivre de la ressource première, c'est-à-dire de la ressource de la terre
, poursuit Maurice.
Un coup d'œil au marché public de l’époque lui permet de constater qu’il ne s’y vend pas de petits pois. Moi, j’adore ça, dit en souriant Maurice Vaney. Alors j’ai dit : "Eille, personne n’en fait, il y a une niche!" On a planté un acre de petits pois.
Le groupe apporte ses petits pois au marché, mais ne parvient qu’à récolter des regards interloqués. Les gens ne les reconnaissaient pas parce qu’ils étaient encore dans leur cosse. Alors on a passé nos soirées à écosser à la main un acre de petits pois. La job toi!
, s’exclame-t-il.
« C’était devenu une habitude pour les gens du coin de venir nous regarder travailler dans le champ. As-tu vu la gang avec les cheveux longs! »
Après les petits pois, c'est le tour des chèvres. J’avais acheté un troupeau de chèvres et la run de lait d’un agriculteur. Même à l’époque, certaines personnes ne buvaient pas de lait de vache, mais celles qui sont allergiques peuvent boire du lait de chèvre, explique Maurice. On trayait, et tous les jours, j’allais faire ma run de lait, mais le problème, c’est qu’il y avait des bars, alors après ma run de lait, j’allais faire ma run de bière!
Puis arrivent les cochons, deux petits rusés qui s’échappent constamment de leur enclos, au grand dam du voisinage. Mais la maison de l’île d’Orléans ne leur appartient pas, et le groupe doit se disperser. C’est en 1973 que Maurice Vaney se retrouve dans une fête à Trois-Pistoles et qu’il entend parler d’une maison sur une terre agricole à vendre. Il emménage cette année-là dans la maison de ce rang tranquille.
Des hauteurs de cette terre, on aperçoit le fleuve. En l’arpentant, on trouve ici et là des reliques de la vie de Maurice, comme un musée : un vieil autobus des années 1950 auquel il ne reste que la carrosserie rouillée; une rampe de planche à roulettes faite à la main sur laquelle ses deux garçons s’élançaient, plus jeunes; et le champ en friche qui a vu naître sa dernière tentative de devenir agriculteur, il y a 50 ans.
L’ail et tout le reste
L’ail, personne n’en faisait, alors on allait en faire, résume-t-il. On s’est lancés là-dedans sans savoir dans quoi on se lançait.
C’est un peu la même réflexion que pour les petits pois : y a-t-il vraiment une demande non satisfaite, ou n’y a-t-il pas d’ail au marché parce que personne n’en mange? Maurice n’a cure des réponses, il veut aller vite. Un gars de la ville, c’est pressé!
, dit-il de son ton de conteur.
« On s’est garrochés drette de même. »
Sans que le sol ait été préparé outre mesure, l’ail a été planté. Nul besoin de préciser que l’ail n’a pas gagné la bataille contre les mauvaises herbes. Cette première saison, catastrophique, a apporté son lot de problèmes insurmontables.
L’équipement cassait tout le temps, raconte Maurice. Tu mets de l’argent, du temps, de l’énergie… Il aurait fallu aller voir les institutions bancaires pour aller chercher du financement. Si on avait eu un bon tracteur, si on s’était endettés pour leur prouver qu’on pouvait réussir, on aurait pu le faire.
Cette situation n’est pas étrangère à celles des jeunes qui veulent se lancer en agriculture aujourd’hui, soutient le conseiller municipal. L’endettement qui va avec l’entrepreneuriat agricole, le stress psychologique, on le voit de plus en plus, les agriculteurs vivent des stress épouvantables parce qu’ils ont des paiements tous les mois… c’est quoi, la capacité d’une famille à faire face à ça?
Cela vaut autant pour les générations nouvelles en agriculture que pour la passation des fermes existantes à la relève. Tu donnes le relais à ton fils ou à ta fille, qui s’endette de 1 million de dollars, mentionne-t-il. Tu deviens dépendant d’une chaîne, tu deviens dépendant des marchés internationaux. C’est lourd pour un individu de pénétrer là-dedans.
« Il faut que tu te débattes dans un système qui n’est pas propice, essentiellement, à ce qu’on veut faire. Il faut toujours se battre. Des fois, ça essouffle. »
Son échec agricole n’a eu comme effet que de rediriger ses énergies vers le développement régional, en s’impliquant notamment dans l’école de langue de Trois-Pistoles, et plus tard en politique municipale. Il en est désormais à son quatrième mandat. Quand tu fais de la politique, tu prends racine
, illustre-t-il.
Mais demeurent les préoccupations liées à la capacité de sa région d’adoption à faire face aux perturbations dans les systèmes alimentaires. Pour lui, il s’agit carrément de faire une guerilla
agroalimentaire. S’établir, contrôler ce que tu peux contrôler, précise Maurice. L’idée de l’autonomie alimentaire, c’est la logique de se développer selon nos besoins, selon nos envies, nos désirs.
Il constate que beaucoup de jeunes qui ont choisi de s’installer dans la région de Trois-Pistoles n’ont pas nécessairement envie de se lancer dans la production agroalimentaire. Mais il croit dur comme fer que l’agriculture peut représenter un moteur de développement pour la région, et pas seulement le type de fermes qui s’y trouvent actuellement.
Il cite en exemple le cas du Motel agricole, une terre acquise par la Municipalité régionale de comté (MRC) des Basques dans le but d’aider la relève agricole à démarrer et d'attirer les plus jeunes dans la région.
C’est de trouver des façons de faire qui font en sorte que l’individu peut avoir une prise sur son milieu. L’agriculture, c’est fondamental; si tu ne contrôles pas ton alimentation, tu commences à dépendre des marchés internationaux et des multinationales. Qu’est-ce que tu fais en tant qu’individu là-dedans?
À bien des égards, Maurice Vaney était un peu trop en avance sur son époque. Aujourd’hui, l’ail du Québec est plus populaire que jamais. Dans son jardin personnel aussi, où il en fait pousser 15 variétés.
Le discours sur l’autonomie alimentaire a lui aussi fait des pas de géants dans la société, après avoir été soutenu par des communautés marginalisées pendant des décennies. Chaque fois qu’il y a une crise économique, le sujet prend de l’importance, souligne-t-il. Avec le prix de l’essence, et bien sûr la crise planétaire du réchauffement climatique, l’autonomie alimentaire prend de plus en plus sa place dans le discours, mais aussi dans l’action.
Il continue de cultiver son potager, le dernier petit bout d’agriculture qu’il reste dans sa vie. Il se dit taraudé par une tension : d’un côté, une envie de se retirer du monde; de l’autre, celle de changer les affaires
. À lui seul, il ne réglera pas le problème de l’autonomie alimentaire
, admet-il. Pour Maurice, c’est à la fois la responsabilité de chaque individu et un problème de société.
Le combat est incessant
, tranche-t-il.