L’heure est à la passation du flambeau : le Vignoble des pins, un des plus vieux vignobles du Québec, devient le Clos des cigales. Le couple formé de Xavier Burini et Karine Bonneville reprend ainsi les rênes du petit domaine la tête pleine de projets, le cœur enthousiaste, et avec la pleine conscience de la richesse du patrimoine dont il hérite.
Xavier Burini n’en pouvait plus. Un rêve l’habitait depuis plusieurs années, celui d’avoir ses propres vignes. Même s’il était bien occupé aux côtés de sa conjointe, Karine Bonneville, à gérer l’épicerie locale Les petites Bonneville, à Saint-Jean-sur-Richelieu, il sentait que sa place était sur un vignoble, sur son vignoble.
Un jour, sans s’annoncer, Xavier cogne à la porte de Gilles Benoît, propriétaire du Vignoble des pins, pour lui faire une offre d’achat. Ce dernier refuse poliment. Le couple fait tout de même de la place pour les bouteilles de M. Benoît à la boutique, des vins abordables et de bonne qualité.
Quelques mois plus tard, le vigneron arrive à l’épicerie avec ses caisses de vin. De but en blanc, il lâche le morceau : Ah oui, j’ai décidé de vendre finalement.
Xavier a perdu tous ses moyens
, me raconte en souriant Karine Bonneville, attablée dans son commerce du Vieux Saint-Jean.
Et c’est ainsi qu’en pleine folie immobilière, où les surenchères sont courantes, Gilles Benoît a laissé au couple la possibilité d’acheter son vignoble avant de le mettre sur le marché. Il y avait un voisin qui voulait l’acheter, mais son projet était de raser les vignes et de faire un ranch, explique Karine. Trente ans d’un travail de fou… Il devait y tenir vraiment beaucoup. Il croyait en nous, je pense.
« M. Benoît, c’est le onzième permis [de vignoble] du Québec; là, on est 150 à peu près. »
Des choix à faire
Je rejoins le nouveau vigneron dans son champ. À cause du printemps particulièrement clément, chaud mais pas sec, et sans gel tardif, les vignes ont explosé. Les feuilles déjà grosses cachent les fleurs en train d’éclore. Les ceps de certaines vignes sont noueux et massifs. Xavier me montre du doigt les rangs de maréchal foch, un cépage rouge hybride, qui sont parmi les plus vieux au Québec.
Il y a une belle diversité, on compte une bonne grosse dizaine de cépages, m’explique Xavier. L’ancien propriétaire a planté plusieurs fois le vignoble. Il y a des choses qui finissaient par mourir, donc tout ce qui est là, ce sont les cépages qui sont les plus résilients, les plus adaptés à ce sol-là.
Reprendre un vignoble a son avantage : dès le premier automne, l’année dernière, le couple a pu vendanger du raisin en abondance et produire ses premières cuvées, ce qui n’est pas le cas si on plante des vignes, qui prennent quelques années à devenir productives.
Toutefois, Xavier Burini et Karine Bonneville doivent composer avec des choix de cépages qu’ils n’auraient pas nécessairement faits. À l’époque de leur prédécesseur, notamment, les techniques pour faire survivre les vignes européennes (comme le pinot noir et le chardonnay) durant l’hiver n’existaient pas encore. Aujourd’hui, les nouveaux vignobles plantent presque tous ces cépages vinifera, qui sont familiers pour la clientèle québécoise.
C’est sûr que c’est un repère, tu te dis "ah! un chardonnay!", lance-t-il. Mais il faut bien réfléchir : à la résilience, à la sensibilité aux maladies, à l’impact du passage du tracteur et des traitements, à la dépense d’énergie… Tout ça, il faut le prendre en compte. On est en train de se poser la question, car il faut renouveler certaines vignes : quelle est la chose la plus pertinente à planter pour le long terme?
Le vigneron touche ici à un point central : les hybrides sont plus résistants à l’hiver et plusieurs d’entre eux sont très résistants aux maladies, ce qui les rend plus simples à cultiver, surtout en agriculture biologique. Par le passé, toutefois, les vins issus de ces croisements entre des vignes sauvages et européennes n’étaient en général pas très convaincants.
Peut-être à cause du climat, peut-être aussi à cause d’une vinification qui était inappropriée et qui tentait d’imiter des styles californiens ou bordelais, par exemple, les vins québécois ont longtemps souffert de ne pas trouver leur place.
Mais le goût de la clientèle a changé, affirme Xavier. Ça a changé dans une direction qui va faciliter l’appréciation du vin québécois. Avec les techniques de couverture des vignes, de vinification, les bonnes pratiques, ce qu’il faut faire pour exploiter le plein potentiel d’un raisin qui pousse dans une région nordique, je pense qu’on l’a compris.
« C’est cette nouvelle compréhension qui est responsable de l’essor des vins dans les épiceries, dans les restos; maintenant, si tu n’as pas de vins québécois sur ta carte, les gens te demandent pourquoi. »
Karine Bonneville souligne que 2021 a été une année exceptionnelle pour la vigne québécoise. Les belles années comme l’an dernier, ça a réussi à nous convaincre que les hybrides peuvent être top, affirme-t-elle. Par contre, on n’a pas eu l’occasion de travailler avec des années moins belles.
L’héritage et l’avenir
Au chai, Xavier contourne d’immenses cuves pour me faire goûter à ses vins. Le local au plancher de béton est envahi de ces réservoirs d’acier qui ont reçu leurs premières cuvées. Il l’avoue lui-même, il s’est peut-être un peu emporté; il a élaboré pas moins de 19 cuvées.
Ses vins sont vifs, tous assez légers, avec des tanins fins, et laissent toute la place aux arômes particuliers des cépages hybrides, souvent fruités, parfois floraux. Une petite cuvée orange élaborée avec le cépage crescent a une amplitude peu commune.
Je ne pense pas que le succès du vignoble québécois passera uniquement par les vinifera. En voyant ce qu’on est capables de faire en faisant des vinifications appropriées, je me dis qu’on a des choses de qualité
, mentionne-t-il.
Entre deux gorgées d’un excellent rouge léger, produit avec une macération carbonique – technique utilisée notamment dans le Beaujolais –, Xavier réfléchit au flambeau qu’il porte désormais.
C’est plus que palpable, tu peux le tenir dans les mains! s’émerveille-t-il. On a eu beaucoup d’émotions les premières fois. Ces vignes ont été plantées dans les années 1980, et elles produisent encore du raisin. On leur donne beaucoup d’amour pour leur permettre de continuer.
Les premières cuvées du Clos des cigales atteindront les tablettes aussitôt que la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) aura approuvé les étiquettes, soit d’ici peu.