La popularité des restaurants éphémères (pop-up) n’est plus à démontrer. Qu’ils soient orchestrés dans des cuisines d’établissements renommés ou qu’ils prennent vie dans des événements spontanés, ces restos favorisent l’émergence d’une nouvelle génération prudente à se lancer dans une industrie imprévisible. De Vancouver à Montréal en passant par Toronto et Québec, voici des gens qui ont testé la formule, parfois avant de faire le grand saut.
Aunty Lucy’s à Toronto : la fierté du Ghana
Passant des burgers aux concerts d’artistes émergents, Chieff Bosompra jongle avec la créativité et l'entrepreneuriat dans la Ville Reine. Cet appétit pour l’avant-garde a mené le Ghanéen à l’ouverture d’un restaurant éphémère pour la promotion de son agence de création, Undisposable, en décembre 2019. L’homme d’affaires, qui entretient des liens étroits avec la scène musicale torontoise, ne se doutait pas que cet événement de trois jours allait devenir plus qu’un coup de publicité.
« Je voulais mettre de l’avant notre expertise dans la création de marques. J’ai eu l’idée d’un pop-up de burgers, parce que j’aime les burgers! On a donc créé l’image de marque, le nom et le menu. »
Aunty Lucy, c’est la grand-mère de Chieff Bosompra. Toutes ses amies l’appelaient aunty (tante, en français)
, explique-t-il. Si le nom de l’entreprise s’inspire de la matriarche, c’est qu’elle a toujours encouragé son petit-fils à lancer son restaurant éphémère.
Chieff Bosompra a misé en plein dans le mille. Les burgers inspirés du Ghana et le marketing alléchant de Aunty Lucy’s ont créé presque instantanément un sentiment de communauté. Au cœur de la pandémie, il a découvert le modèle des cuisines fantômes, ces restaurants sans salle à manger où les transactions sont possibles grâce aux plateformes numériques, comme Skip The Dishes ou UberEats.
Chieff Bosompra s’est installé dans le quartier de Parkdale, à Toronto, pour tester le potentiel à long terme d’Aunty Lucy’s. Novice en cuisine, il a fait appel à Adrian Forte, semi-finaliste de l’émission Top Chef Canada, diffusée sur Food Network. Le Torontois d’origine jamaïcaine a élaboré un menu aux saveurs ghanéennes tout en enseignant les rudiments de la restauration à Chieff Bosompra. Le succès de cet essai d’un mois dans cette cuisine fantôme a motivé le duo à collaborer pour l’ouverture d’un espace permanent.
Presque deux ans se sont écoulés depuis qu’Aunty Lucy’s a élu domicile dans un local adjacent à l’hôtel Annex, en juin 2020. La popularité de ses smash
burgers aux noms de villes du Ghana, de ses à-côtés aux accents africains et de sa musique, directement sortie des favoris de son propriétaire, ont poussé ce resto éphémère à se transformer en un établissement incontournable du quartier.
Quand on me demande des conseils pour se lancer en restauration, je dis toujours d’y aller avec un restaurant éphémère d’abord. C’est la meilleure façon de tester des idées et un concept, et de créer un sentiment de communauté tout en évitant le poids d’un contrat de location coûteux.
– Chieff Bosompra
Aunty Lucy’s n’a pas dit son dernier mot dans l’univers des restos éphémères. En juin, Chieff Bosompra s’envolera pour la Semaine de la mode de Paris, où il collaborera avec un chef parisien dans le contexte de l’événement.
Ăn Chơi Plaza à Montréal : l’amour des saveurs traditionnelles
Michelle Vo a toujours entendu sa mère lui répéter : Tu dois tout essayer.
Mère et fille ont développé leur complicité autour de plats vietnamiens traditionnels. Quand la pandémie a chamboulé leur vie, c'est tout naturellement vers la cuisine qu'elles se sont tournées. Ăn Chơi est né.
Michelle a commencé à publier sur Instagram des photos de plats préparés (principalement des soupes aux nouilles) avec sa maman et inspirés des goûts typiques du Vietnam, avec l’idée d’en vendre quelques portions. Le pari a porté ses fruits. Vous deviez vous jeter sur votre téléphone si vous vouliez goûter aux mets de Pasthyme alias Michelle Vo! Ils se sont vendus à la vitesse de l’éclair. Les personnes initiées en demandaient toujours plus et les novices étaient avides de découvertes. Dès qu’elle publiait le cliché d’un repas, les demandes explosaient. Semaine après semaine, le scénario se répétait : les 150 portions offertes se vendaient en quelques minutes.
Devant ce succès quasi instantané, elles ont décidé rapidement de se tourner vers un modèle de cuisine fantôme au restaurant La Bêtise, dans le quartier Rosemont, pour répondre à la demande croissante et aux exigences gouvernementales. Michelle Vo consacre ses fins de semaine entières à cette entreprise culinaire nommée Pasthyme alors qu’elle est toujours employée à la gestion d’une clinique dentaire. La Montréalaise ajoute une corde à son arc en créant une huile épicée inspirée des saveurs de son enfance, offerte à la Boucherie La Petite-Patrie. Comme mes plats, je voulais que son goût rappelle des souvenirs de jeunesse d’une cuisine traditionnelle vietnamienne
, explique-t-elle.
« Je ne vais jamais censurer les saveurs. La palette peut changer d’une personne à l’autre, je le comprends. Je ne modifie pas les recettes en fonction des saveurs plus audacieuses. Ce sont des recettes familiales et c’est ce qui reste de cet héritage. »
En octobre dernier, l’occasion d'accueillir la clientèle en ayant pignon sur rue s’est présentée à elle. Michelle Vo ne s’en cache pas, elle adore la fête. D’ailleurs, Ăn Chơi se traduit en français par manger et avoir du plaisir
. Situé rue Saint-Hubert, son nouveau restaurant, Ăn Chơi Plaza, sera un repère gourmand avec une ambiance inspirée de cette philosophie.
L’ouverture devait avoir lieu au printemps, mais les retards en matière de construction occasionnés par la pandémie ont obligé Michelle Vo à attendre jusqu'à été. Les défis quant à l'embauche de main-d’œuvre, l’économie chancelante et les traces laissées par la crise sur le milieu de la restauration l’effraient. Sa communauté fidèle depuis la création de Pasthyme ne cesse de lui faire part de son enthousiasme et de sa confiance.
Je suis une femme de couleur. Je veux avoir un impact positif sur la ville de Montréal, sur ma culture et sur ma génération. On me répète qu’on admire ce que je fais. Je vais être honnête : je ne sais pas ce que je fais, mais j’agis selon ce que je crois qui est bien.
– Michelle Vo
Babeurre délicatesses à Québec : l’esprit de communauté
L’été dernier, des madeleines nappées de miel et des beignes décadents aux saveurs saisonnières ont volé la vedette sur le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste, à Québec. Les confections de Karine Jacques attirent les becs sucrés de la ville depuis longtemps. C’est toutefois son kiosque éphémère Babeure délicatesses au marché public qui a confirmé son désir de se lancer dans une aventure solo, où elle écrit ses propres règles.
Babeurre délicatesses est l’aboutissement de toute ma carrière en restauration
, me dit-elle alors qu’elle se tient dans le local vide de sa nouvelle entreprise à Limoilou. Du feu Moine Échanson au Dîner St-Sauveur, elle a travaillé au sein de nombreuses équipes de l’univers de la restauration de la Vieille Capitale, et ce, pendant plus de 10 ans. L’arrivée de son premier enfant l’a poussée à imaginer un futur différent.
« Je veux créer quelque chose de chaleureux où la clientèle se sent concernée. Mon but est que ce soit accessible et près des gens, tout en approchant les aliments de façon gastronomique et en respectant les saisons et les produits locaux. »
Sa participation au marché public a attisé cette flamme chez elle. Sous le conseil de ses amis propriétaires de la ferme La Baigneuse, Karine Jacques a accepté de participer à l’événement. J’ai pris des légumes de leur entreprise qui étaient déclassés pour les transformer ou encore j'ai utilisé les invendus
, explique-t-elle. Les restes peuvent véritablement se transformer en produits fins, selon elle. D’ailleurs, le babeurre, le liquide restant de la crème barattée lors de la confection du beurre, constitue un ingrédient clé des produits de sa compagnie, d’où l’inclusion de ce terme dans son nom.
De fil en aiguille, Karine Jacques, déjà fervente défenderesse de la collaboration en restauration, a multiplié les contrats de traiteurs et les participations à des événements. En novembre dernier, elle a été aux rênes de la cuisine du restaurant Madame Phan tous les lundis, à l'occasion de la soirée Chef invité
. J’aime beaucoup collaborer avec plein de personnes. Je mène mon bateau en m’entourant de gens qui me nourrissent et qui élèvent les autres.
L’ouverture de Babeurre délicatesses est prévue au plus tard à la mi-juillet. La dînette de quartier reflète cette envie avouée de créer un espace inclusif pour la communauté friande de saveurs régionales. Les légumes et les fleurs de La Baigneuse s’y sont évidemment taillé une place. Des vins nature s’y trouveront également, ainsi que des boîtes réconforts
pour emporter.
Dicky’s Dumps à Vancouver : l’art du dumpling
Une exposition d’art lors des célébrations du Nouvel An chinois à Vancouver est devenue le début d’une longue aventure dans le monde des raviolis asiatiques pour le duo formé de Dickson Li et Pearl Lam.
Lors de ce premier événement, en 2018, le couple originaire de Hong Kong a vendu 1200 raviolis en moins d’une heure et demie. Étonnée par la popularité de son kiosque éphémère, l’équipe a multiplié les apparitions pendant quelques années avant de se lancer dans l’industrie des produits congelés.
« On a trouvé ça très intrigant que ce soit aussi populaire. Puis, nos proches et la clientèle nous disaient de vendre les dumplings congelés tout au long de l’année. L’idée a fait son chemin. »
Pearl Lam estime que l’engouement exprimé par la communauté a été une motivation pour créer l’entreprise. Le modèle d'affaires pour la vente de produits congelés permet davantage de flexibilité tout en offrant la possibilité de cultiver la relation avec la clientèle.
À son avis, cette formule stimule la créativité du duo sans le pousser vers l’épuisement professionnel, si courant dans le milieu de la restauration.
Le calendrier de Dicky’s Dumps est bien rempli : approximativement 8000 raviolis concoctés dans une cuisine fantôme sont vendus par semaine. Des apparitions à des événements et des collaborations sont aussi dans les plans pour la période estivale.
« Oui, on vend des dumplings, mais c’est avant tout un véhicule pour tisser des liens avec notre communauté. »
Le couple vante les mérites des restos éphémères, qui ouvrent la porte de l’industrie aux jeunes entrepreneurs et entrepreneuses, permettent de tester les produits et offrent une période d’essai, ce qui est indispensable avant l’ouverture d’une entreprise de restauration. Pearl Lam croit que ce passage permet de réaliser les efforts nécessaires pour offrir une seule assiette de nourriture.
Ăn Chè Desserts à Montréal : le simple plaisir des desserts
Les couleurs délicates et les textures moelleuses des desserts traditionnels ont bercé l’enfance de Linh Le Kim au Vietnam. En 2021, alors que les sombres mois de la crise sanitaire l’ont empêchée de visiter sa famille en Asie, elle s’est mise à concocter les gourmandises de sa jeunesse.
Ses proches ont eu la chance de goûter en primeur à ses cadeaux sucrés. C’est toutefois le sentiment nostalgique ressenti par sa communauté qui l’a motivée à participer à des événements à Montréal.
« Ce qui m’a motivé à faire des pop-ups est le côté communautaire et l’échange d’histoires. Quand une personne de Malaisie me dit que sa mère faisait ce genre de desserts, ça me touche. C’est vraiment ce qui me motive. »
Pour Linh Le Kim, cuisiner ces desserts reste un moyen de rendre hommage à ses origines ainsi qu'à ses ancêtres. Elle privilégie les méthodes authentiques de leur confection tout en évitant les raccourcis culinaires populaires, notamment les colorants artificiels.
La modernisation du Vietnam est aussi venue avec des changements dans les techniques de cuisine des aliments et de la provenance. Je préfère toutefois miser sur des façons de faire plus traditionnelles
, explique-t-elle.
À chacun des cinq événements auxquels elle a participé, ses desserts ont fait fureur. La conceptrice de logiciels ne compte pas faire de sa passion une carrière. Ăn Chè Desserts reste une activité créative pour moi que j’aime partager avec mes proches et la communauté. On m’a souvent dit de me lancer en affaires. Je crois que si on aime faire quelque chose, il n’est pas nécessaire d’en faire une vocation.
La Montréalaise d’adoption tire un trait sur l’expérience du resto éphémère pour l’instant. Elle profite d’une pause bien méritée après avoir cuisiné seule des centaines de portions pour chacun des événements.
La nourriture ne reste cependant jamais loin. Elle s’est lancée dans la publication d’un magazine consacré aux restaurants vietnamiens, Pass the Nước Mắm, qui explore l’identité vietnamienne à travers les parcours de 12 entreprises multigénérationnelles à Montréal.