Les fraises sont à l’île d’Orléans ce que les bleuets sont au Lac-Saint-Jean : un fruit emblématique du territoire québécois. Chaque été, la fraise orléanaise attire les adeptes de son goût, à la fois sucré et acide, sur ses terres insulaires. Le petit fruit rouge est pourtant plus qu’un simple aliment. Il est un patrimoine vivant.
« Comment une fraise, un fruit délicieux certes, peut-elle se détacher de sa fonction biologique primaire pour devenir un symbole culturel créateur de lien social? »
C’est l’une des questions que s’est posées Florence Gagnon-Brouillet, étudiante au doctorat en histoire de l’Université Laval. Elle a présenté le fruit de son travail(Nouvelle fenêtre) au 89e Congrès de l’Association francophone pour le savoir(Nouvelle fenêtre) (Acfas). Dans son mémoire, intitulé Un processus de patrimonialisation vivant et populaire en milieu québécois : la fraise de l’île d’Orléans (1900 à aujourd’hui)
, elle analyse l’évolution du statut de ce fruit autour de valeurs économiques, sociales et culturelles.
Notre amour pour la fraise y est certainement pour quelque chose. Selon les données(Nouvelle fenêtre) du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, la province se classe au 1er rang de la production de fraises au Canada.
À la fin du 19e et au début du 20e siècle, la fraise représente la deuxième culture dominante de l’île d’Orléans
, peut-on lire dans le mémoire de Florence Gagnon-Brouillet. La date exacte où cette production est devenue majeure sur le territoire reste cependant inconnue. L’apparition de l’expression jardin de fraises
pour désigner l’endroit laisse présager que cette transition est survenue avant les années 1920.
Mais quels sont les événements qui ont poussé la fraise vers un statut patrimonial, au-delà d’un simple fruit savoureux? L’étudiante explique que des raisons économiques justifient la valorisation de cet aliment au fil des années.
Qu’est-ce que le patrimoine culturel immatériel(Nouvelle fenêtre)
Reconnu comme une nouvelle catégorie du patrimoine à l’échelle mondiale, le patrimoine culturel immatériel (PCI) désigne l’ensemble des traditions et des expressions vivantes transmises de génération en génération, comme les pratiques sociales, les rituels, les savoir-faire relatifs à l’artisanat traditionnel – dont fait aussi partie le patrimoine alimentaire.
Dans le contexte de la première moitié du siècle, où une crise économique a frappé la population, et ce, entre deux guerres mondiales, une volonté d’encourager l’économie locale est née. On peut d’ailleurs faire le parallèle avec la pandémie aujourd’hui.
– Florence Gagnon-Brouillet
La révolution industrielle a été synonyme de l’abandon de certaines cultures
. Le virage vers la monoculture s’est effectué de façon marquée lors de la Seconde Guerre mondiale, où l’industrie agricole a dû répondre à des demandes de production croissante. Déjà spécialistes de la fraise, les producteurs et productrices de l’île avaient déjà deux pas d’avance.
Ils se sont emparés rapidement de l’engouement de la culture fruitière et des avantages financiers qu’elle comporte pour transformer leur terre en immenses fraiseraies.
Le choix de produire la fraise à l’île d’Orléans s’inscrit donc dans ce contexte historique et économique d’industrialisation, ce qui a favorisé l’émergence et la valorisation d’une relation entre le lieu et son produit
. Florence Gagnon-Brouillet écrit que le développement des cultures spécifiques marque le début d’une polarisation du monde agricole et la reconnaissance de certaines régions réputées pour un produit typique; le phénomène s’étend d’ailleurs à l’ensemble de la province.
Le tour de l’île : le pouvoir du territoire
Pour supporter le difficile, et l’inutile, y a l’tour de l’île, 42 milles
, chantait Félix Leclerc. Le poète québécois n’est certainement pas le seul à avoir été envoûté par les charmes de l’île d’Orléans. Le lien intime entre la fraise et ses terres reste l’une des voies qui ont mené vers sa patrimonialisation.
« Quand on analyse les processus de patrimonialisation alimentaire, on découvre que le produit permet de développer le territoire puisqu’il devient à lui seul un attrait touristique, comme dans le cas de la fraise. L’inverse est aussi vrai. Le territoire a un potentiel évocateur fort. »
L’île d’Orléans a été présentée comme le grenier du Québec
, l’émeraude du Saint-Laurent
ou encore le jardin potager.
Cette vision pittoresque de la campagne tire ses origines non seulement de la fertilité de ses terres, mais aussi d’une réaction en opposition à l’industrialisation.
Motivée par le désir de fuir la grande ville pour profiter de la pureté de l’air campagnard, la nouvelle bourgeoisie urbaine transforme le paysage du bout de l’île en station balnéaire
, lit-on dans le mémoire.
Cette valorisation du monde agricole profite aux produits cultivés sur ces territoires, dont les fraises de l’île font partie, notamment grâce à l’agrotourisme. Dans l’imaginaire collectif, la symbolique des îles s’attache à l’image d’un jardin d’Éden protégé,
note Florence Gagnon-Brouillet.
En matière de patrimoine alimentaire, elle soutient que l’innovation et la tradition se côtoient inévitablement. De multiples variétés de fraises ont poussé sur les terres orléanaises. Ces cultures se sont développées grâce à l’adoption de pratiques novatrices par les producteurs et productrices, ce qui a assuré leur rentabilité et leur pérennité.
« À mon sens, la fraise de l’île fait partie de l’identité culinaire québécoise, puisqu’elle est ancrée dans notre calendrier de consommation, des rituels d’autocueillettes y sont rattachés et elle reste à l’avant-plan des menus des restaurants en saison. »
Les périodes estivales d’autocueillette instaurées dans les années 1970 ont contribué à forger une relation entre la fraise et les gens qui la consomment. C’est entre autres pour atténuer les pénuries de main-d’œuvre que les adeptes du fruit sucré ont été invités à le cueillir dans les champs. Cette décision purement pratique a eu des retombées symboliques uniques pour le petit fruit.