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J’ai mangé une patate frite dans le métavers

par  Carolle-Anne Tremblay-Levasseur

De nombreuses entreprises du secteur alimentaire se tournent vers le métavers.  | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier

Carolle commence sa journée devant un classique deux œufs-bacon dans un restaurant montréalais(Nouvelle fenêtre), un repas qu'elle partage avec son amie à Toronto. Elle achète ensuite du sel, de l'huile et des patates au marché avec l'idée d'en faire des frites et de les rentabiliser. En soirée, direction la galerie d'art. Tout en buvant une flûte de champagne, elle met la main sur une œuvre qui servira finalement de monnaie d'échange contre de la nourriture destinée à un frigo communautaire… en Inde.

Une journée chargée, vous dites-vous! Sauf que Carolle n’existe pas. En fait, pas réellement. Il s’agit de mon avatar dans le métavers. Si cet univers virtuel immersif reste encore mystérieux, il intéresse des chefs de file de l’alimentation et pourrait prendre de plus en plus de place dans nos vies ainsi que dans nos assiettes.

Bienvenue dans le métavers

Expliquer le métavers en 2022 équivaut à imaginer Internet à ses balbutiements. Le résultat final sera sans doute à cent lieues des prédictions. Où cette technologie nous mènera-t-elle? Très peu de gens le savent.

À ce jour, le métavers est défini largement comme un monde virtuel persistant où des communautés de personnes interagissent sous forme d’avatars. À l’instar de certains jeux vidéo, cet espace en ligne tend à confondre le réel et le virtuel. Il n’existe pas qu’un seul métavers, mais plusieurs. Chacun d’entre eux comporte ses propres dynamiques et parfois sa propre cryptomonnaie (devise numérique décentralisée(Nouvelle fenêtre)).

Le logo de Meta sur un appareil mobile
Le logo de Meta sur un appareil mobile | Photo : Getty Images / Fritz Jorgensen

Facebook, maintenant Meta, a fait officiellement le saut dans la construction de son univers virtuel(Nouvelle fenêtre) l’automne dernier en présentant son changement d’identité et ses ambitions d’investir les technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée. Sur son site(Nouvelle fenêtre), le géant de la Silicon Valley écrit que le métavers est la prochaine évolution des rapports sociaux.

Le réseau social est loin d’être le seul à s’y intéresser.

Que sont les jetons non fongibles?

Les jetons non fongibles(Nouvelle fenêtre) (JNF, ou non-fungible tokens, NFT en anglais) constituent une sorte de certificat d’authenticité pour une œuvre numérique, dont l’historique de propriété est conservé et accessible publiquement grâce à la technologie de la chaîne de blocs (blockchain).

Le milieu des arts domine le marché des JNF. Ces œuvres d’art virtuelles impossibles à copier ou à remplacer sont devenues des incontournables. La première communauté de JNF, CryptoPunks(Nouvelle fenêtre), a commencé ses activités en 2017 pour ensuite devenir un symbole de luxe en ligne avec des œuvres vendues pour des millions de dollars.

Le domaine de l’immobilier tire aussi son épingle du jeu. Parce que oui, vous pouvez devenir propriétaire dans le métavers. Des courtiers affichent des propriétés virtuelles que certaines personnes achètent à gros prix. Selon le magazine Forbes(Nouvelle fenêtre), Decentraland et Sandbox, deux des plateformes les plus populaires, vendent des terrains au prix moyen de 13 000 $ US (environ 16 630 $ CA) en 2022. Mais ça peut grimper à des millions de dollars aussi.

Un lot de neuf CryptoPunks a été vendu en NFT le 10 mai 2021.
Un lot de neuf CryptoPunks a été vendu en NFT le 10 mai 2021.  | Photo : Christie’s / Larva Labs

Des frites virtuelles à la conquête du métavers

Ce printemps, le tout premier métavers destiné au secteur alimentaire a vu le jour. One Rare propose notamment des JNF créés grâce à la collection d’ingrédients, des ateliers avec des chefs renommés et des marchés publics de fruits et de légumes. L’objectif est de faire adopter par les industries traditionnelles la technologie de la chaîne de blocs.

Qu’est-ce que la chaîne de blocs?

La technologie de la chaîne de blocs(Nouvelle fenêtre) est la base sur laquelle fonctionnent de nombreuses cryptomonnaies, comme le bitcoin et l'ether (ETH, la cryptomonnaie du système Etherum). La chaîne de blocs permet de transférer des valeurs en ligne sans l’utilisation d’un tiers. Dans une chaîne de blocs, toutes les informations sont distribuées à l’ensemble des utilisateurs et utilisatrices du réseau.

L’univers de One Rare se décline en quatre zones : la ferme, le marché public, la cuisine et le terrain de jeu.

Dans la ferme virtuelle, des producteurs et productrices cultivent des ingrédients de toutes sortes comme des oignons ou des patates. Ces produits se retrouvent ensuite au marché public, où ils sont vendus.

Le métavers dédié à l'alimentation, One Rare, a été lancé au printemps 2022.
Le métavers dédié à l'alimentation, One Rare, a été lancé au printemps 2022.  | Photo : Gracieuseté : One Rare

Une fois votre panier rempli, vous vous rendez à la cuisine. Cet espace immersif est le cœur de ce métavers. C’est là que les JNF sont créés. La combinaison des ingrédients achetés au marché devient alors un plat (appelé dish sur One Rare). Par exemple, si vous achetez de la pâte, une sauce tomate et du fromage, vous pouvez devenir propriétaire d’une pointe de pizza. Ce repas devient alors un JNF qui vous appartient.

Ce jeton non fongible, relié à la chaîne de blocs, détient une valeur en cryptomonnaie. Finalement, vous pouvez entrer en compétition avec d’autres avatars sur le terrain de jeu pour gagner, échanger ou encore parier des JNF.

L'univers de One Rare contient plusieurs zones dont la cuisine où il est possible de créer des jetons non fongibles à partir d'ingrédients.
L'univers de One Rare contient plusieurs zones dont la cuisine où il est possible de créer des jetons non fongibles à partir d'ingrédients.  | Photo : Gracieuseté : One Rare

Vous me suivez toujours?

Supreet Raju, cofondatrice de One Rare, s’est lancée dans le développement de cette plateforme en janvier 2021 avec son mari, qui travaille dans l’industrie de la chaîne de blocs. Selon elle, la popularité des jetons non fongibles a permis de démocratiser la technologie de la chaîne de blocs, et ainsi, de la rendre plus concrète aux yeux du public.

« Chaque personne a des souvenirs autour des aliments. Nous avons décidé de créer des JNF autour de ça, puisque c’est l’une des choses qui rassemblent tout le monde. Puis, l’idée a évolué vers un métavers réservé à la nourriture. »

— Une citation de  Supreet Raju

One Rare ne remplacera pas la vie réelle, mais peut apporter une valeur ajoutée à l’industrie alimentaire. Par exemple, l’acquisition d’un JNF d’une entreprise locale peut permettre d’obtenir un vrai burger à l’une des succursales physiques de la chaîne ou de l’échanger pour remplir un frigo communautaire dans une ville en Asie. Le temps consacré à certains jeux du métavers permet d’accumuler des cryptomonnaies, qui seront ensuite échangeables contre des aliments dans un marché réel.

Pour Supreet Raju, le virtuel doit absolument améliorer le réel. La célébration de la nourriture à travers les JNF a atteint un point de saturation, estime-t-elle. La technologie de la chaîne de blocs a le potentiel de résoudre des problèmes dans les industries alimentaires, comme ceux liés au financement et à la transparence, à son avis. Toutefois, elle ne s’aventure pas à imaginer l'avenir de One Rare.

«  Je sais que, peu importe mes prédictions, je vais me tromper. On en est aux balbutiements. J’aimerais dire que, dans deux ans, il y aura une compétition Masterchef dans notre métavers! Mais qui sait où nous en serons? »

— Une citation de  Supreet Raju

McDonald’s dans le métavers

De puissantes entreprises comme McDonald’s, Starbucks ou Burger King s’intéressent au métavers, mais aussi des entreprises locales de restauration, de production ou encore des communautés de personnes passionnées de cuisine.

Les avancées de ces chaînes de restauration rapide dans le métavers restent encore imprécises. McDonald’s a déposé 10 demandes d’enregistrement au Bureau américain des brevets et des marques de commerce en février dernier pour faire son entrée dans le monde virtuel avec un restaurant virtuel proposant à la fois des biens virtuels et des biens réels(Nouvelle fenêtre), ainsi que la livraison à domicile. L’entreprise a aussi fait des demandes de marques déposées pour la tenue de concerts virtuels et de JNF.

Je ne suis pas surprise d’observer cet intérêt du secteur alimentaire. Toutes les industries peuvent bénéficier du métavers, puisque c’est un moyen d’atteindre une nouvelle audience. – Candace Houtekier, fondatrice et directrice d’Art Collision et experte en technologies émergentes

Le hic? Il est impossible de manger un mets dans le métavers à l’heure actuelle. Ceux et celles qui investissent ces espaces en ligne le font principalement pour une chose : la communauté. Qu’est-ce qui réunit davantage les gens que la nourriture?

L’avenir des produits alimentaires haut de gamme?

L'entreprise californienne Leisure Project mise sur la vente d’une édition limitée de JNF sur OpenSea(Nouvelle fenêtre) pour financer sa première gamme de boissons élaborée en collaboration avec les propriétaires des œuvres virtuelles. Ces personnes achètent donc un jeton non fongible qui leur donne accès à la communauté de l’entreprise. Cet achat leur garantit un pouvoir décisionnel sur les produits et la marque, ainsi qu’un JNF. Le prix actuel est fixé à 0,05 ETH (la cryptomonnaie du système Ethereum) ce qui équivaut à 185,88 $ CA.

La vente de JNF de Leisure Project a permis le financement de l'entreprise ainsi que la création de boissons.
La vente de JNF de Leisure Project a permis le financement de l'entreprise ainsi que la création de boissons.  | Photo : Instagram/leisureproject.co

Bien que les boissons réelles de Leisure Project ne soient pas encore sur le marché, elles ont été financées par des particuliers plutôt que par de grandes entreprises d’investissement. Il s’agit d’un tour de force, selon Andrea Hernández, fondatrice de Snaxshot(Nouvelle fenêtre), une infolettre et un service de consultation en tendances alimentaires.

« Les propriétaires de Leisure Project sont dans la vingtaine. L’équipe a réussi à mobiliser des fonds en capital à partir de la vente de JNF et à créer de vrais produits en quelques mois. »

— Une citation de  Andrea Hernández

Elle note que ces nouvelles dynamiques de financement sont impressionnantes, puisqu’elles arrivent dans le marché à une vitesse fulgurante et permettent la création d’entreprises grâce à la communauté qui s’y attache.

Andrea Hernández prévoit que de plus en plus d'entreprises du secteur alimentaire vont se tourner vers le métavers.
Andrea Hernández prévoit que de plus en plus d'entreprises du secteur alimentaire vont se tourner vers le métavers.  | Photo : Gracieuseté : Andrea Hernández

Le succès de l'entreprise australienne de spiritueux Top Shelf International (TSI) laisse entrevoir ce que sera l’avenir des produits alimentaires haut de gamme dans le métavers. En décembre dernier, sa collection de JNF(Nouvelle fenêtre) liée à des plantes d’agaves cultivées dans la ferme Eden Lassie, dans la région des Whitsundays en Australie, a été vendue en entier en quelques jours.

Le prix d’un seul JNF a été fixé à 10 000 $ AUD (environ 9155 $ CA). Les propriétaires d'un jeton détiennent les droits exclusifs d’un alcool à base d’agaves distillé à la main provenant de 10 plantes (l'équivalent d’environ 35 litres) qui seront sélectionnées personnellement par l’agronome en chef de l’endroit. Ces agaves ne seront récoltés et distillés qu’à partir d’août 2023. D’après TSI, la valeur commerciale potentielle pour ce spiritueux à base d’agaves d’Australie peut aller jusqu’à 285 $ AUD par litre (environ 260,91 $ CA/litre).

Les JNF restent toutefois échangeables en tout temps. Cette formule unique assure le financement des cultures tout en offrant une expérience exclusive et un produit personnalisé aux propriétaires, estime Andrea Hernández.

La renaissance des supper clubs

La communauté Diner DAO(Nouvelle fenêtre) crée des événements réels autour de la nourriture basés sur les jetons non fongibles. Cette formule tire ses origines des supper clubs, un type de club social se réunissant dans des établissements de restauration. Les gens deviennent membres en achetant un JNF et participent à l'organisation des événements par vote, puis les fonds amassés grâce à la vente des jetons se retrouvent dans une trésorerie partagée qui est utilisée pour financer les sorties.

Lors de sa création, il existait seulement huit abonnements pour rejoindre la communauté, qui a grandi depuis. Le prix a été fixé à 0,1 ETH (Ethereum) ce qui équivaut à environ 366 $ CA. Chaque tablée détient environ 4200 $ US (environ 5 373 $ CA) par saison.

Des événements ont eu lieu à New York et à Portland, aux États-Unis. Les membres se réunissent en sous-groupes selon leurs intérêts. Ces personnes ont participé à une panoplie de soupers, allant des plus élégants dans de grands restaurants à des ateliers de confection de pâtes ou des repas partagés à la maison.

Andrea Hernández estime qu’il s’agit d’un exemple concret du mariage entre la technologie et la tradition où l’esprit de communauté reste au premier plan.

« On utilise ces dynamiques pour rassembler des personnes intéressantes et éclectiques autour d’un repas. On crée une expérience unique de façon très intentionnelle tout en gérant le côté pratique de la chose avec la technologie. »

— Une citation de  Andrea Hernández

La technologie de la chaîne de blocs a vu naître des organisations autonomes décentralisées (ou decentralized autonomous organization, DAO, en anglais), dont Dinner DAO fait partie. D’autres exemples existent, comme Burger DAO(Nouvelle fenêtre), qui vise à devenir la première chaîne de restauration rapide créée à partir de cette technologie. Le club Friends With Benefits(Nouvelle fenêtre) quant à lui réunit des personnes travaillant dans le domaine de la création et reste l’un des plus populaires, selon le New York Times.

L'engouement des entreprises d’alimentation pour le métavers n’est pas prêt de s'essouffler. S'il est encore impossible de reproduire l'extase des expériences liées au goût, les entreprises entendent miser sur l'effet de communauté et le sentiment de réunion autour d'une table pour le futur de la nourriture dans cet espace virtuel.

De nombreuses entreprises du secteur alimentaire se tournent vers le métavers.  | Photo : Radio-Canada / Ariane Pelletier