Le plaisir gustatif est l’un des derniers qui nous restent à la fin de notre vie. Pourtant, peu d’études existent sur le sujet. Or, des experts tentent de démédicaliser les aliments en fin de vie pour en faire des véhicules de pur réconfort, à des années lumières du tristement célèbre manger mou.
Les souvenirs du Dr Bernard Lapointe associés à la nourriture en fin de vie remontent aux années 70 alors qu’il était étudiant. Lors d’un remplacement dans un hôpital de soins de longue durée, le jeune médecin a préparé le repas d’une personne souffrant de troubles de déglutition. L’infirmière responsable lui avait demandé de réduire en purée les patates, les pois verts et la viande, et d’y ajouter aussi un dessert, une crème au chocolat. Sous le choc, mais encore novice, il a suivi ses indications.
Encore aujourd’hui, le médecin en soins palliatifs considère que ce moment a cimenté sa conviction que la notion de plaisir doit être au cœur de la nutrition des patients et des patientes, même jusqu’à la toute fin. L’utilité n’est qu’une partie de la réponse et ne doit pas définir la finalité.
Le Dr Lapointe et son collègue Alain Girard, sociologue et chercheur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), l’avouent d’emblée : la nourriture en fin de vie a mauvaise presse et reste souvent associée au manger mou
. Ils croient profondément qu’il est possible d’offrir de la nourriture délicieuse en fin de vie et qu’il est même primordial de le faire.
Depuis maintenant cinq ans, l’ITHQ demande aux finissants et finissantes en Gestion d’un établissement de restauration de réaliser un projet de recherche et de développement qui vise à développer et à cuisiner des mets de cafétéria adaptés à cette clientèle.
Soins palliatifs : l’ITHQ s’invite dans les assiettes
De nombreuses techniques sont développées pour transformer les aliments en purée ou en écume afin qu’ils préservent leur goût et qu’ils restent attrayants. En 2017, le Dr Bernard Lapointe, titulaire de la chaire Flanders de médecine palliative à l’Université McGill, a approché l’ITHQ dans ce but précis.
Les membres de la cohorte ont présenté le fruit de leur travail aux jurys la semaine dernière : un jarret de porc, un curry à l’indienne, une quiche accompagnée d’un étagé de bocconcinis et tomates ainsi qu’un ragoût de boulettes de veau. Les plats n’avaient rien à envier à leur version solide. Les étudiants et étudiantes ont porté une attention particulière à la couleur, à la présentation et à la texture des aliments.
Le livre de recettes Manger avec plaisir, toujours(Nouvelle fenêtre), élaboré à partir des créations de l’ITHQ à l’intention des personnes proches aidantes et des maisons de soins palliatifs, est accessible en ligne.
Les trois consistances reconnues au Québec ont été utilisées, soit celles d’un nectar, d’un miel et d’un pudding. Un coup de maître qui prouve que le manger mou peut être très appétissant, selon Alain Girard. Un vin épaissi s’est aussi ajouté au menu de dégustation.
« La nourriture ne fait pas qu’accompagner l’humain dans son voyage sur terre et le tenir en vie. Elle va structurer un univers de sens très important. C’est un outil de communication extrêmement puissant pour communiquer son amour, son affection et sa culture. »
La nécessité du bonheur jusqu’à la dernière bouchée
Du biberon aux dernières bouchées, la nourriture ne suffit pas qu’à rassasier la faim. Elle rassemble. Pendant un stage en Angleterre à la fin de ses études, le Dr Lapointe a été étonné d’observer le personnel infirmier offrir une pilule pour dormir ou un verre de scotch aux personnes en soins palliatifs. Le scotch gagnait à coup sûr. Des années plus tard, alors qu’il occupait le poste de chef des soins palliatifs à l’Hôpital général juif, il a apporté sa vision dans son unité, où des concours de gâteaux et des 5 à 7 sont devenus monnaie courante : Personne ne devient ivre avec ça. L’idée est vraiment d’avoir du plaisir.
« On est là pour célébrer la vie de toutes les façons. On permet aux gens de conter leur histoire, d’écrire à des proches, de chanter et d’écouter de la musique. On essaie de jouer sur le plaisir de vivre. La nourriture est un plaisir particulier partagé par tout le monde, c’est universel. »
Les problèmes de dysphagie, de perte d’appétit et de sécheresse buccale en fin de vie forcent à explorer d’autres avenues pour arriver à offrir des plats sécuritaires et savoureux. Les risques d’étouffement en raison de bouchées insuffisamment mastiquées ou même en buvant un liquide qui s’écoule trop rapidement pour que les réflexes de déglutition aient le temps de protéger les voies respiratoires sont courants.
Le plaisir gustatif est l’un des derniers qui nous restent à la fin de notre vie. Les soins palliatifs n’ont pas pour but de prolonger la vie, mais bien de rendre la fin la plus humaine possible. C’est l’occasion de passer du temps avec ses proches, de célébrer la vie et de prolonger le plaisir.
— Bernard Lapointe
Composer avec le déclin de l’appétit
L’appétit des personnes en fin de vie diminue. Il s’agit néanmoins de quelque chose de naturel. Ce déclin inquiète les proches qui y voient un signe de détérioration. Les repas en soins palliatifs se réduisent généralement à quelques bouchées selon la capacité des patients et des patientes. Cette réalité prend de court les familles qui sentent la fin approcher. Elles vont parfois demander de privilégier des aliments santé ou encore de nourrir davantage la personne.
« Quand les familles expriment ça, elles expriment leur amour pour leur proche. Il faut prendre ça positif. Malheureusement, on est à une période de la vie où on va vivre cette perte-là. Il nous reste seulement quelque temps… Comment peut-on faire pour que le repas soit une source de plaisir et de socialisation? »
Les décisions à ce sujet sont encadrées par l’équipe de soins palliatifs de concert avec les patients et patientes ainsi que leurs proches. Le Dr Lapointe note que l’alimentation forcée, par exemple par voie intraveineuse et par tube de gavage, n’améliore pas les symptômes dont les gens peuvent souffrir et ne prolonge pas non plus leur vie. Le projet de l’ITHQ vise également à fournir des pistes de solution aux familles afin qu’elles puissent servir des aliments adaptés aux personnes en fin de vie. Notre rôle, aussi petit et furtif soit-il, c’est de préserver un lien. Dans cette période de grande détresse, si une bouchée peut raviver une étincelle de bonheur ou un souvenir rattaché à un plaisir d’autrefois, il faut le faire
, explique le sociologue Alain Girard.
Je me souviens qu’on a déjà créé une écume d’une bouillabaisse pour un patient qui en était fervent dans l’établissement de soins palliatifs La Maison, en France. Les quelques gouttes déposées dans sa bouche ont eu l’effet d’une bombe de bonheur pour lui.
— Dr Bernard Lapointe