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Uber Eats sort de la pandémie plus forte que jamais

par  Alexis Boulianne

La plateforme Uber Eats a cimenté sa gigantesque part de marché durant la pandémie, au détriment de ses compétiteurs locaux. | Photo : Getty Images / BalkansCat

Uber Eats est la grande gagnante des profonds changements provoqués par la pandémie dans l’univers de la restauration. À l’heure où l’industrie regarde finalement vers le futur, bien rares sont les restos qui osent s’en priver.

Personne qui a une pizzeria ne peut se passer d’Uber, même si c’est une application américaine, affirme Dominic Laflamme, copropriétaire de plusieurs restaurants, dont la pizzeria Heirloom, dans Hochelaga-Maisonneuve.

Ce restaurateur aguerri a fait ses devoirs et a calculé combien lui coûte sa propre équipe de livraison. Résultat? Autour de 20 % de chaque facture, incluant les frais de la plateforme de transaction en ligne.

L’utilisation d’Uber Eats lui coûte 30 %. Alors, pourquoi réduire sa marge de profit pour un service qu’il peut lui-même offrir?

Il y a plein de compagnies qui se sont frottées à Uber, mais on n’y a jamais adhéré parce qu’elles n’avaient pas du tout le volume d’affaires qu’Uber nous garantit. Et avec nos propres livreurs, on ne génère aucun volume, et on doit en plus alimenter les réseaux sociaux, explique-t-il.

Même les proches compétiteurs d’Uber Eats, SkipTheDishes et DoorDash, ne font pas le poids, selon le restaurateur. Si on reçoit 100 $ de DoorDash et Skip mis ensemble, c’est 1000 $ qu’on reçoit d’Uber seulement, précise Dominic Laflamme.

Ceci n’est pas une application de livraison

Pour la plupart des gens, Uber Eats est une plateforme de commande en ligne et de livraison de repas, mais en réalité, le géant américain est d’abord et avant tout un outil de marketing.

« 64 % des gens qui utilisent l’application ne savent pas ce qu’ils vont manger avant de l’ouvrir. »

— Une citation de  Jonathan Hamel, porte-parole d’Uber pour le Québec

La plateforme s’apprête d’ailleurs à proposer une nouvelle tarification : les restaurants qui n’ont pas envie d’être découverts sur Uber Eats ne paieront que 20 % de la facture et pourront être trouvés par recherche directe. Les autres profiteront des services de marketing de l’application; M. Hamel précise que le tarif pour cette formule n’a pas encore été établi.

Le chef Brodie Somerville a bénéficié personnellement de la grande efficacité d’Uber Eats pour ce qui est de pousser un commerce plutôt qu’un autre vers la clientèle. Son restaurant, le Maynard, a ouvert ses portes fin février 2020, quelques semaines avant l’instauration des mesures sanitaires au Québec.

Un timing horrible, lance-t-il en riant, accoudé au comptoir de son petit établissement du Plateau-Mont-Royal. Personne ne nous connaissait, et du jour au lendemain, une nouvelle immense a éclipsé notre ouverture.

C’est pour ça que, pour moi, Uber Eats est un outil de marketing. Quand tu fais bien les choses, que la nourriture est bonne, l’algorithme va suggérer ton restaurant parce qu’il sait que les gens vont vouloir revenir sur l’application, avance le chef.

Ce jeune cuisinier, qui gère un casse-croûte végétalien, avoue être un fan de la livraison de nourriture. Avant d’ouvrir son restaurant, il commandait fréquemment à partir des applications.

Quand il a ouvert son propre commerce, le modèle d’affaires allait de soi : un petit local, très peu de places assises, mais une cuisine capable de préparer des dizaines de commandes à emporter ou à livrer en très peu de temps. La livraison, c’est plus de 80 % de notre chiffre d’affaires; tout est construit autour de ça, souligne Brodie Somerville.

Son menu est pensé et testé en fonction des défis liés à la livraison en plein hiver, à l’attente sous les réchauds, à la manipulation et à la livraison parfois plus longue que prévu.

« On applique le niveau de travail qu’on voit en gastronomie juste pour que le client ait une bonne expérience de livraison. »

— Une citation de  Brodie Somerville

Il ajoute que les relations avec la clientèle, les plaintes, les promotions et les autres tâches qui s’ajoutent à l’horaire des chefs sont prises en charge par Uber.

Qui s’opposera à Uber?

On se bat à armes inégales, affirme Axel Lespérance, créateur de la plateforme RestoLoco. M. Lespérance fait le pari que les gestionnaires adopteront son modèle de commande en ligne, basé sur une plus grande autonomie du restaurant et le financement participatif.

La campagne de financement de RestoLoco, qui s’est terminée le 9 mars, a permis de récolter plus de 100 000 $ grâce à la participation de quelques dizaines de personnes qui sont devenues actionnaires de l’entreprise, un modèle récemment approuvé par l’Autorité des marchés financiers.

« Pourquoi on n’aurait pas une plateforme qui nous appartient? Pourquoi les propriétaires de restaurants ne pourraient-ils pas devenir propriétaires de l’application? »

— Une citation de  Axel Lespérance

Quand tu commandes sur RestoLoco, tu commandes directement au restaurant, il n’y a pas d’intermédiaire. Si le resto a déjà ses livreurs, parfait, sinon on fournit les livreurs avec des partenaires locaux, résume-t-il.

Pour l’entrepreneur, il s’agit d’une forme de souveraineté numérique, qui va au-delà de la simple volonté d’encourager les entreprises locales parce qu’elles sont locales.

« Présentement, il est en train d’arriver aux restaurants avec Uber Eats ce qui est arrivé avec les librairies et Amazon, et les hôtels avec booking.com. »

— Une citation de  Axel Lespérance

Selon lui, le fait que les données de la clientèle, comme les courriels, les noms et les préférences, appartiennent entièrement et automatiquement aux restaurants qui font affaire avec RestoLoco donne un avantage concurrentiel aux entreprises, et celles-ci en ont compris l’importance.

Il est vrai qu’Uber Eats ne fournit pas aux restaurants les précieuses données qu’elle récolte lors des interactions entre la clientèle et les établissements.

Qu’est-ce qui donne de la valeur aux géants du web? C’est la donnée, affirme Axel Lespérance. Envoyer un courriel, c’est la manière la moins chère et la plus efficace pour rejoindre ton client.

Axel Lespérance est bien conscient de l’importance, pour RestoLoco, d’attirer rapidement une masse critique de restaurants et de clients et clientes : On ne pourra pas rester petit. C’est une course pour prendre une place pour rester dans le marché.

Si RestoLoco vise grosso modo le même marché que les géants, l’application Pizzli, quant à elle, s’affaire à convaincre les bistros et autres restaurants de milieu de gamme d’offrir leurs services sur la plateforme.

Créée en urgence au tout début de l’instauration des mesures sanitaires en mars 2020, Pizzli s’est taillé une petite place dans l’écosystème des applications transactionnelles et de livraison.

Son cocréateur, Jérémie Bergeron, affirme que les restaurants qui font affaire avec Pizzli sont ceux qui adoptent un modèle hybride : ils utilisent le service pour combler les moments plus calmes dans la salle à manger.

Ils ont compris que leur salle était faite pour le pic du samedi, mais que les gens veulent aussi commander le mardi soir. Les frais fixes sont là quand même, fait-il remarquer. Tout ce que tu vends pour la livraison, c’est de l’extra.

Le choix de se concentrer sur les bistros pourrait permettre à Pizzli de continuer à vivre aux côtés des grosses applications qui rejoignent un public plus large, mais moins fidèle, selon M. Bergeron.

L’uberavenir

Le modèle d’affaires d’Uber se base sur l’économie à la tâche; le groupe considère donc son personnel comme des travailleurs et travailleuses autonomes. Ce système offre une certaine liberté dans le choix des horaires, mais permet aussi à la multinationale de fuir ses responsabilités en tant qu’entreprise.

Critiquée dans de multiples pays, Uber a conclu une entente au Canada avec le syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), qui permet aux chauffeurs et chauffeuses d’avoir une voix au chapitre pour discuter régulièrement des problèmes de santé et de sécurité ainsi que d’autres questions liées au travail, peut-on lire sur le site Internet du syndicat.

Les partis d’opposition à l’Assemblée nationale, Québec solidaire et le Parti libéral, proposent quant à eux de plafonner à 20 % les frais de livraison, qu’ils jugent abusifs, dans le but de protéger les restaurants. 

Cette idée est critiquée non seulement par Uber, mais aussi par les plus petits. Présentement, notre service coûte 18 % de la facture. C’est notre énorme avantage compétitif, donc quand on va voir les restos, les gens embarquent parce qu’on demande 10 % moins qu’Uber Eats. Si du jour au lendemain, Uber coûte 20 %, on va disparaître, mentionne Axel Lespérance, de RestoLoco.

Et une hausse de ces pourcentages ne serait pas étonnante, pour contrer la flambée actuelle du prix à la pompe.

La dernière ombre au tableau pour Uber semble aussi se dissiper : l’entreprise, malgré sa grande valeur en bourse ces dernières années, n’arrivait pas à dégager de profits. Mais selon son rapport de performance pour le quatrième trimestre de 2021, le géant aurait enregistré un bénéfice net de 892 millions de dollars américains entre octobre et décembre.

En raison de la pandémie, 118 millions de personnes dans le monde utiliseraient désormais l’application chaque mois, un raz-de-marée que RestoLoco et les autres petits joueurs pourront difficilement arrêter.

Et si on en croit les chefs et les gestionnaires, les restaurants voient encore bien peu d’avantages à changer leur système de commande en ligne ou à y ajouter une nouvelle plateforme.

La plateforme Uber Eats a cimenté sa gigantesque part de marché durant la pandémie, au détriment de ses compétiteurs locaux. | Photo : Getty Images / BalkansCat