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Le futur de l’érable à sucre est-il au nord?

texte et photos :  Denis Wong

Sergio Rossi, professeur d’écologie forestière à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Faudra-t-il oublier les sorties à la cabane à sucre dans le sud du Québec? Les érablières sauront-elles résister au réchauffement de la planète? Le climat change si rapidement que des scientifiques craignent que l’érable à sucre n’ait pas le temps de s’adapter. Avant que la situation ne devienne irréversible, une équipe de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) se penche sur l’avenir de cet arbre et espère éveiller la conscience du public.

Yvon Gobeil, 77 ans, cultive la terre de sa famille, léguée de père en fils depuis maintenant cinq générations. On discerne dans sa voix un mélange d’humilité, de nostalgie et de fierté lorsqu’il parle de cette ferme de 66 hectares voisine de clôture du parc de la Rivière-du-Moulin, à Chicoutimi.

Je m’occupe de cette ferme depuis toujours, dit l’agriculteur. Je conduisais le tracteur à l’âge de 5 ans. J’ai passé ma vie sur cette terre.

Depuis 2019, une parcelle de sa ferme accueille des plantules dont les tiges fragiles émergent du sol de quelques dizaines de centimètres. Cette récente plantation a une vocation scientifique. Une équipe de recherche d’une dizaine de personnes y étudie l’incidence du climat sur l’un de nos arbres les plus emblématiques : l’érable à sucre.

Menée conjointement par l’UQAC et l’UQO, cette étude a pour objectif d’en mesurer et d’en documenter le comportement face au réchauffement grandissant de la planète.

Cette étude sur l’adaptation des érables à sucre face aux changements climatiques est financée par le gouvernement canadien et est soutenue, entre autres, par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec ainsi que par les Producteurs et productrices acéricoles du Québec.
Cette étude sur l’adaptation des érables à sucre face aux changements climatiques est financée par le gouvernement canadien et est soutenue, entre autres, par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec ainsi que par les Producteurs et productrices acéricoles du Québec. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

En cette matinée d’octobre dernier, Yvon Gobeil accueille le chercheur Sergio Rossi, professeur d’écologie forestière à l’UQAC. Ce scientifique d’origine italienne est venu dans la région une première fois en 2001 pour compléter son stage de doctorat, et il s’est installé pour de bon à Saguenay en 2008. Au fil des années, il est aussi retourné en Italie pour étudier les hêtres ou encore les vignes.

On veut comprendre comment les dynamiques de croissance évoluent en fonction des variations du climat, explique Sergio Rossi à propos de cette recherche. Cela nous permettra de déterminer la capacité de l’essence à tolérer les stress environnementaux et à s’adapter aux conditions locales.

Lorsqu’il a entendu parler de ce projet, Yvon Gobeil a prestement proposé d’y consacrer une partie de sa terre. Le lieu est idéal puisqu’il est situé à moins de 10 minutes en auto du campus de l’UQAC, mais aussi parce que les arbres ont toujours été au centre de la vie de l’agriculteur.

Tout ce qu’il y a d’arbres autour de toi, il n’y en avait pas un seul il y a 40 ans, raconte le Chicoutimien en balayant l’horizon de sa main. Tout est aménagé d’un bout à l’autre : il y a des forêts et des haies d’arbres, et tout a été pensé en fonction d’un aménagement agroforestier. J’ai planté plus de 52 000 arbres : des pins rouges, des pins sylvestres, de l’épinette de Norvège, de l’épinette blanche, de l’orme, des peupliers.

Yvon Gobeil estime que les arbres lui permettent de pratiquer une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Initialement, plusieurs champs de sa terre servaient de pâturages.
Yvon Gobeil estime que les arbres lui permettent de pratiquer une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Initialement, plusieurs champs de sa terre servaient de pâturages. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Aujourd’hui, on retrouve un échantillon de près de 500 semences sur cette zone d’étude de 1 hectare, l’équivalent d’un terrain de football. Ces érables à sucre proviennent de toutes les régions du Québec où ils poussent naturellement.

Ce projet, je sais que je n’en verrai pas le terme avant de mourir, souligne Yvon Gobeil avec lucidité. Mais je ne fais jamais rien pour moi-même. Ce que j’ai fait avec les arbres quand je les ai plantés [sur ma terre], je savais qu’un jour ou l’autre je pourrais en bénéficier. Mais [ceux-là], ils n’auront pas fini de pousser.

Les défis seront nombreux pour ces petits érables à sucre : stress hydrique, apparition de maladies et d'insectes ravageurs, perturbation de leur cycle de croissance, obstacles naturels à leur déplacement. Si leur survie n’est pas remise en cause, il faut pérenniser dès aujourd’hui leur présence dans nos forêts et soutenir les industries qui en dépendent, comme celle du sirop d’érable, selon les scientifiques de cette étude.

« La forêt a besoin d’une planification à long terme. Ce que je plante maintenant sera l’arbre qui fera face aux conditions climatiques pendant les 100 prochaines années. Il faut que je regarde dans le futur pour décider quoi faire maintenant. On a besoin de cette vision à long terme [avec les érables à sucre]. »

— Une citation de  Sergio Rossi, professeur à l'UQAC
L'un des multiples secteurs boisés retrouvés sur la terre d'Yvon Gobeil.
L'un des multiples secteurs boisés retrouvés sur la terre d'Yvon Gobeil. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Les saisons se suivent, mais ne se ressemblent plus

À plus de 400 kilomètres de Chicoutimi, on trouve une deuxième plantation identique à la première, sur une colline de Saint-André-Avellin, en Outaouais. Ici, des scientifiques de l’UQO ont planté des érables à sucre des mêmes provenances que ceux plantés sur la ferme d’Yvon Gobeil, afin d’observer leur croissance en parallèle.

En cette journée ensoleillée d'automne, le chercheur Sylvain Delagrange arpente les lieux afin d’observer la réponse des érables à sucre à l'arrivée de la saison froide. Avec la diminution de la lumière, les feuilles ralentissent leur photosynthèse et se drapent de couleur avant de tomber. En regardant les plantules, on note que des feuilles sont encore vertes, d’autres ont revêtu leur robe dorée, alors que certaines se retrouvent carrément au sol.

Depuis 25 ans, ce scientifique d’origine française s’intéresse à la forêt tempérée. Longtemps boudée en recherche au profit de la forêt boréale, au potentiel d’exploitation plus élevé, elle est pourtant sous pression à cause de l’agriculture et de l’étalement urbain. Professeur à l’UQO en écophysiologie végétale et membre de l’Institut des sciences de la forêt tempérée (ISFORT), Sylvain Delagrange mène l’étude sur les érables à sucre en Outaouais.

On sent qu’il y a une grosse pression sur la forêt en ce moment, indique-t-il. On voit que ces bouleversements sont forts, rapides, diversifiés et cumulatifs.

Le professeur Sylvain Delagrange s’intéresse notamment aux effets du vieillissement d’un arbre sur sa réponse aux conditions climatiques.
Le professeur Sylvain Delagrange s’intéresse notamment aux effets du vieillissement d’un arbre sur sa réponse aux conditions climatiques. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Les scientifiques de l’UQAC et de l’UQO documentent déjà les conséquences tangibles de ces transformations au printemps. Les arbres bourgeonnent de plus en plus tôt, encouragés par les hausses de température prématurées, mais exposent leurs nouvelles pousses à des conditions extrêmes.

Si les bourgeons sont en train d’émerger et que les nouvelles feuilles gèlent, l’arbre brûle et perd toutes ses feuilles, indique Annie Deslauriers, professeure à l’UQAC et chercheuse en physiologie végétale. Ce n’est pas grave une fois, car il a assez de réserves en amidons dans les racines pour reformer un nouveau feuillage. Si ça arrive une année sur deux ou une année sur trois, ça peut le mettre en péril.

Ces conséquences ont été observées en 2021 dans le sud du Québec, alors que des températures quasi estivales ont été enregistrées dès le mois de mars.

À Saint-André-Avellin, tous les petits érables avaient commencé leur débourrement (l’éclosion de leurs bourgeons), peu importe leur origine territoriale. Puis, comme l’hiver n’avait pas dit son dernier mot, une gelée subite a ruiné leurs efforts de croissance.

« Certaines tiges avaient déjà 15 centimètres de croissance en Outaouais. Elles ont été complètement grillées ou gelées. Elles ne sont pas complètement mortes, mais elles avaient investi énormément de biomasse et de sucre pour construire leurs feuilles. Tout cela a été anéanti et il a fallu repartir à zéro, parfois même de la tige. Ce n’est plus une croissance normale. »

— Une citation de  Sylvain Delagrange, professeur à l'UQO
Sylvain Delagrange sur la plantation de Saint-André-Avellin, en septembre dernier. Les semences d’érable à sucre ont été plantées aléatoirement et ne sont reconnaissables qu’avec un code attaché à la tige.
Sylvain Delagrange sur la plantation de Saint-André-Avellin, en septembre dernier. Les semences d’érable à sucre ont été plantées aléatoirement et ne sont reconnaissables qu’avec un code attaché à la tige. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Ces perturbations au printemps laissent des traces qui durent toute l’année. Les arbres doivent puiser dans leurs réserves pour rattraper ce retard, ce qui leur laisse moins de temps pour que les feuilles se développent et nourrissent l’arbre grâce à la photosynthèse.

En théorie, les érables à sucre pourraient compenser ce déficit de croissance grâce à une période estivale allongée. Mais en pratique, ils doivent aussi se préparer pour l’hiver québécois, et ce processus graduel commence dès le mois d’août parce que la forêt a besoin de temps pour entrer en dormance. Et si la température peut rester clémente durant l’automne, la lumière, elle, décline inexorablement.

Cet endurcissement de la plante en automne lui est essentiel pour qu’elle affronte la saison froide. Durant les longs mois d’hiver, les sucres produits pendant sa croissance estivale lui servent d’antigel et empêchent ses cellules de geler. Même si les hivers s’adoucissent, alors que l’arbre est en dormance, le caractère extrême des variations climatiques demeure problématique.

Si on modifie les facteurs environnementaux, on risque d’empêcher les plantes de comprendre où elles se trouvent dans l’année, déclare Sergio Rossi.

C’est un paradoxe parce qu’on se dit que si l’hiver est moins froid, c’est mieux pour la plante, illustre le professeur à l’UQAC. Mais non! Je pense à ici, à Chicoutimi. Peut-être que les hivers seront moins froids, mais il y aura tout de même des températures de -30 degrés. Mais si les plantes ne sont pas prêtes à les soutenir, elles vont mourir.

Le parc national des Monts-Valin, au Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Le parc national des Monts-Valin, au Saguenay–Lac-Saint-Jean. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Obligés d’endurer

De l’extérieur, on pourrait conclure que les érables à sucre du Québec seront forcés de migrer vers le nord afin de s’adapter au climat. Retrouvera-t-on des cabanes à sucre sur la Côte-Nord un de ces jours? Selon les scientifiques de cette étude, une migration naturelle de masse est hautement improbable et le calcul qui se dessine est bien plus complexe.

Les espèces d’arbres, à l’inverse des animaux, sont bien enracinées et donc ne peuvent pas fuir un problème, souligne Sylvain Delagrange. Elles sont obligées de l’endurer. Avec l’évolution, les arbres ont appris à tolérer les variations climatiques, mais elles sont devenues beaucoup trop fortes pour leurs capacités naturelles.

On retrouve actuellement des populations d’érables à sucre dans tout le nord-est des États-Unis, dans les Maritimes et dans le sud de l’Ontario et du Québec. Dans la Belle Province, cette aire de distribution s’étend de la frontière des États-Unis jusqu’en Gaspésie, en passant par la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Le choix d’implanter ces zones d’études à Saint-André-Avellin et à Chicoutimi ne relève pas du hasard : la première est située en pleine région tempérée alors que la deuxième se situe à la limite nord de l’aire de distribution de l’arbre, dans un secteur mixte. Les érables à sucre y sont circonscrits dans une bande étroite entourant la rivière Saguenay et le lac Saint-Jean au-delà de laquelle la forêt boréale reprend tous ses droits.

Ces zones boréales sont caractérisées par l’acidité de leurs sols, et l’érable à sucre a l’habitude d’éviter ce type d’environnement. Selon les scientifiques, ce facteur important empêchera probablement une migration massive de cet arbre vers le nord.

« On voit que l’érable à sucre aime les sols bien drainés, pas trop humides ni trop secs. C’est un peu l’inverse qui s’en vient : il y aura de grosses pluies intenses, mais peu fréquentes, ainsi que des périodes de sécheresse plus longues. »

— Une citation de  Sylvain Delagrange, professeur à l'UQO
Les érablières naturelles, comme celle-ci, située à Ripon, en Outaouais, sont rares parce qu’elles sont généralement exploitées pour le bois ou l’acériculture.
Les érablières naturelles, comme celle-ci, située à Ripon, en Outaouais, sont rares parce qu’elles sont généralement exploitées pour le bois ou l’acériculture. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Présentement, cet arbre profite de conditions optimales dans le sud du Québec. Mais l’érable à sucre risque de battre en retraite pour se concentrer dans les sols profonds, là où la rétention d’eau est plus grande, et laisser sa place à d’autres arbres mieux adaptés au climat. La dernière saison estivale dans la province, caniculaire et pauvre en précipitations, a d’ailleurs laissé plusieurs arbres en piteux état.

On parle d’un changement de dominance, poursuit Sylvain Delagrange. On peut penser à des forêts de l’Outaouais et du sud du Québec où on retrouve jusqu’à 80 % d’érables à sucre. C’est facile de trouver des forêts ou des écosystèmes avec cette dominance. Il faudra peut-être faire une croix là-dessus.

Aux endroits plus nordiques de cette aire de distribution, comme dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, les érables pourraient profiter d’un redoux pour accentuer leur présence. Mais ce gain potentiel sera mitigé, puisqu’une semence prend plusieurs décennies avant d’atteindre sa maturité.

La mortalité est un événement qui est beaucoup plus rapide qu’une régénération de la forêt, souligne Sergio Rossi.

Sergio Rossi est d’avis qu’il faudra, pour aider l’érable à sucre, densifier sa présence sur les sites qui lui sont favorables.
Sergio Rossi est d’avis qu’il faudra, pour aider l’érable à sucre, densifier sa présence sur les sites qui lui sont favorables.  | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Lorsque ces recherches seront plus avancées, il sera possible de classifier les différentes variétés d’érable en fonction de leurs comportements. Mais les scientifiques de l’UQAC et de l’UQO observent déjà un éventail significatif parmi les arbres à l’étude. Ceux-ci déclenchent leurs mécanismes phénologiques à des moments différents, que ce soit l’éclosion de leurs bourgeons ou encore la perte de leurs feuilles.

Ce décalage permet d’avoir une biodiversité à l’intérieur de la même espèce qui peut être exploitée, précise Sergio Rossi. Cette richesse nous permettra de sélectionner les origines [à des fins précises].

Par exemple, on pourrait choisir des arbres de certaines origines en fonction de leur tolérance au froid lors d’une migration assistée, ou encore de l’agressivité de leur croissance pour établir une nouvelle érablière. Cependant, la sévérité des événements météorologiques récents préoccupe les scientifiques. Si la planète poursuit sa spirale climatique, combien de temps ces données vont-elles rester pertinentes?

On cherche une provenance qui sera mieux adaptée, indique Sylvain Delagrange. Mais les accidents climatiques sont si extrêmes qu’un gel tardif et fort va affecter toutes les provenances de la même façon.

L’érablière familiale Au Sucre d’Or est située à Saguenay.
L’érablière familiale Au Sucre d’Or est située à Saguenay. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Qu’en est-il du sirop d’érable?

Devant le bâtiment où ils font bouillir l’eau d’érable au printemps, les Néron discutent du retour prochain des touristes de l’étranger à l’érablière Au Sucre d’Or. Comptant 6000 entailles, l’entreprise familiale située à Saguenay est détenue par Sylvain Néron, son fils Vincent et son beau-fils Antoine.

Les Français raffolent de l’expérience!, s’exclame le paternel.

Depuis plusieurs années, Sylvain et Vincent constatent que les cycles de coulée arrivent de plus en plus tôt. Les Néron lançaient normalement leur saison trois semaines après les érablières du sud de la province, mais aujourd'hui, la récolte de l’eau d’érable dans la région s’opère presque en même temps qu’ailleurs au Québec. C’est du jamais vu.

Dès le début de la dernière saison [2021], on le voyait : on n’avait aucune neige en forêt, décrit Vincent Néron. Normalement, on a six ou sept pieds de neige, et là, c’était ridicule. On voyait pratiquement le sol. On a commencé [la récolte] deux semaines en avance; c’était la première fois qu’on voyait ça.

Les Néron ont acquis l’érablière il y a 7 ans, alors que son potentiel acéricole n’était pas encore exploité. L’industrie acéricole du Québec est responsable de plus de 70 % de la production mondiale de sirop d’érable.
Les Néron ont acquis l’érablière il y a 7 ans, alors que son potentiel acéricole n’était pas encore exploité. L’industrie acéricole du Québec est responsable de plus de 70 % de la production mondiale de sirop d’érable. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Hormis ce déplacement de la saison des sucres, les Néron n’ont pas encore noté d’effets négatifs du climat sur leur production. La quantité et la qualité de la coulée dépendent de plusieurs facteurs, et les résultats en acériculture fluctuent sur une base annuelle. D’ailleurs, la saison 2020 a été une année record pour les Producteurs et productrices acéricoles du Québec, dont la production s’est chiffrée à 175 millions de livres de sirop d’érable.

Par contre, la saison des sucres en 2021 a été pénible dans plusieurs régions de la province. Il faut montrer du doigt les températures élevées du printemps, qui ont écourté la saison, mais aussi l’hiver clément et un manque de précipitations durant l’été et l’automne 2020.

Cette incertitude climatique préoccupe l’industrie : 43 % des entreprises acéricoles canadiennes sont inquiètes et anticipent une baisse de rendement de l’entaille au cours des 30 prochaines années, selon un sondage publié par Ouranos en 2018. Les trois quarts des 244 entreprises sondées estiment qu’il faut développer des solutions pour faire face au réchauffement de la planète.

« Souvent, on pense que la période des sucres commence en février dans le sud et qu’ici, c’est plus en mars ou avril. Mais il ne faut pas juste étudier cette période. Ça va du printemps et de la production des feuilles à la photosynthèse durant l’été, jusqu’au froid et à la quantité de neige pendant l’hiver. Il faut le voir sous un cycle annuel. »

— Une citation de  Annie Deslauriers, professeure à l’UQAC
La scientifique Annie Deslauriers rappelle que plus il fait froid durant l’hiver, plus un érable produira des sucres qui lui serviront à résister contre le gel.
La scientifique Annie Deslauriers rappelle que plus il fait froid durant l’hiver, plus un érable produira des sucres qui lui serviront à résister contre le gel. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Le Saguenay–Lac-Saint-Jean, une région acéricole traditionnellement moins importante où la forêt mixte n’occupe qu’une fraction du territoire, attire de plus en plus les regards de l’industrie. Craignant les changements climatiques, plusieurs entreprises lorgnent des érablières existantes ou veulent investir dans la région afin d’y préparer l’avenir du sirop d’érable.

Ici, les conditions sont encore adéquates parce que c’est une zone plus froide avec des gelées plus importantes, poursuit Sergio Rossi à propos de sa région adoptive. Donc, [le Saguenay–Lac-Saint-Jean], qui était peut-être une zone marginale auparavant, pourrait devenir la nouvelle frontière pour l’acériculture si les changements climatiques continuent de cette manière.

Les Néron se disent chanceux de se retrouver dans une région où leur industrie sera en théorie moins affectée par le climat. Au fil des années, l’entreprise a d’ailleurs augmenté son rendement en améliorant ses techniques et ses aménagements. Mais en parallèle, Sylvain Néron se désole de constater que les hivers enneigés de sa région ont perdu de leur superbe et de leur vigueur.

Le parc national des Monts-Valin constitue une zone de transition entre la forêt tempérée et la forêt boréale.
Le parc national des Monts-Valin constitue une zone de transition entre la forêt tempérée et la forêt boréale. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Plaidoyer pour la biodiversité

Les érables à sucre occupent une place spéciale dans notre société, mais la forêt entière du Québec sera soumise aux changements climatiques. Cet écosystème a pris des millénaires pour se constituer et trouver un équilibre entre les différents organismes qui y habitent. Cette biodiversité et sa capacité à s’autoréguler sont des clés dans sa lutte contre les changements climatiques.

« Ce que j’aimerais qu’on fasse, c’est de comprendre que la forêt est une richesse et que c’est un lieu de biodiversité énorme. C’est le réservoir qui nous permet de vivre. »

— Une citation de  Sergio Rossi, professeur à l'UQAC

Pour sa part, Sylvain Delagrange constate qu’un changement de mentalité s’opère dans l’industrie acéricole et qu’on tend à favoriser cette biodiversité. Progressivement, la monoculture est délaissée afin de privilégier des aménagements où l'érable à sucre est en dominance, mais accompagné d’espèces complémentaires, ce qui lui permet de profiter de leurs bienfaits. Plus l’érablière est diversifiée, plus elle est résiliente.

Ce sera de plus en plus dur pour les producteurs acéricoles de garder cette monoculture, prévoit le scientifique. On voit que lorsqu’on diversifie la forêt un petit peu, il y a plein de points positifs. Par exemple, le tilleul avec ses feuilles a tendance à fertiliser les sols. Garder le tilleul dans une érablière, c’est très bon puisque l’érable est très sensible à la fertilité des sols.

Les Monts-Valin intéressent les scientifiques parce que les plantes y démontrent une grande sensibilité aux conditions climatiques.
Les Monts-Valin intéressent les scientifiques parce que les plantes y démontrent une grande sensibilité aux conditions climatiques. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Les scientifiques de l’UQAC et de l’UQO espèrent que ce projet financé pour trois ans sera reconduit et qu’il ne sera que la première phase d’une étude à long terme. L’équipe estime avoir besoin de plus d’indicateurs afin de préciser le portrait de la future répartition des érables à sucre, avec les modélisations climatiques à sa disposition.

Pour compléter ce processus scientifique rigoureux, il faut s’arrimer au rythme phénologique de ces organismes et observer des transformations qui n’arrivent qu’une fois par année, selon Annie Deslauriers.

Une forêt prend 80 ans au minimum pour arriver à maturité, et c’est donc très lent à changer et très long à étudier, rappelle la chercheuse.

Peu de gens savent que l’agriculteur Yvon Gobeil a transformé sa terre en y plantant des dizaines de milliers d’arbres. Il espère aujourd’hui que son témoignage en inspirera d’autres.
Peu de gens savent que l’agriculteur Yvon Gobeil a transformé sa terre en y plantant des dizaines de milliers d’arbres. Il espère aujourd’hui que son témoignage en inspirera d’autres. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Au fil du temps, Yvon Gobeil a été témoin de ces changements qui s’opèrent doucement sur sa terre. À chaque détour qu’il emprunte sur les chemins qui traversent sa ferme, l’agriculteur a un souvenir ou une anecdote à raconter. Ici, ses petits-enfants viennent glisser pendant l’hiver. Là, les oies blanches se comptent par milliers quand elles sont de passage à l’automne. Mais l’agriculteur revient toujours sur l’apport bénéfique des arbres sur sa terre.

C’est rendu des forêts majestueuses qui contribuent depuis plusieurs années à changer le climat dans mes jardins. Il y a toutes sortes d’animaux qu’on ne voyait pas qui sont arrivés, raconte Yvon au volant de sa camionnette.

Il ne faut jamais penser juste en fonction du moment, conclut-il. Le problème de la société d’aujourd’hui, c’est qu’elle veut vivre vite et veut des résultats vite. Alors que la nature prend des décennies et des générations avant de faire quelque chose. C’est toujours comme ça que ça se passe. Il faut savoir être patient avec elle.

Sergio Rossi, professeur d’écologie forestière à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) | Photo : Radio-Canada / Denis Wong