Du wapiti accompagné de banane plantain, de la truite fumée servie avec de l’igname, sauce aux bleuets, et un gigot de mouton avec des chanterelles et une sauce à l’épinette… Ces plats sont issus de la foisonnante union des chefs Maria-José de Frias et Lysanne O’Bomsawin, l’une d’origine congolaise et l’autre, abénaquise. Ces deux femmes, que rien ne destinait à se croiser, se sont découvert d’étonnants points en commun grâce à cette rencontre.
Vendredi était soir de grande première au Virunga, le restaurant montréalais de Maria-José et de sa fille, Zoya de Frias Lakhany.
C’est du moins la première fois que les deux restauratrices ont rencontré en personne la chef d’origine abénaquise Lysanne O’Bomsawin, venue cuisiner un menu cinq services à l’occasion de Montréal en lumière. En raison des horaires et de la distance, le menu a été entièrement élaboré à distance.
Le menu épinglé dans un coin de la cuisine, la salle montée, les deux chefs élaborent leur plan de match en attendant que les premières convives de la soirée arrivent. Ça, c'est la demi-glace pour le gigot?
demande Lysanne en plongeant une cuillère dans la sauce pour y goûter. C'est épicé!
laisse-t-elle échapper, surprise. Mais oui, c'est une demi-glace à l'africaine!
lance en éclatant de rire Maria-José, sa co-chef pour deux soirs.
En plus de devoir marier des saveurs qui sont loin d'être faciles à agencer, Lysanne et Maria-José doivent fignoler les derniers détails à moins d'une heure du début du service. Mais dans la cuisine règne une atmosphère enjouée, où chacune rejoint le monde de l'autre.
D’emblée, on dirait que c’est vraiment improbable, on est tellement éloignées, je ne pouvais pas soupçonner qu’on pouvait avoir des choses en commun, raconte Maria-José de Frias. Mais en parlant, j’entends comment Lysanne parle de fumage; nous aussi, on a ces techniques-là, on mange beaucoup d’aliments fumés!
La truite fumée à chaud, servie en entrée, illustre parfaitement le fait que les saveurs héritées d’un besoin de conserver les aliments ne sont pas spécifiques à un seul endroit dans le monde. L’igname, un féculent omniprésent en Afrique de l’Ouest, et la sauce aux bleuets complètent ce tableau en situant le plat sur deux continents pourtant bien lointains.
Mais ce qui les lie, ce n’est pas seulement une similitude dans les techniques, mais aussi une vision commune de la cuisine, perçue comme une porte d’entrée sur les cultures, sur les relations humaines, sur l’histoire.
« Le mot qu’on a choisi pour le menu, c’est wehegemit. Ça veut dire "On t’invite à partager". »
C’est à partir de cette mise en relation que les choses ont commencé à avoir plus de sens : par leurs héritages culturels, les deux femmes partagent un lien bien particulier avec la nourriture. La nourriture qui rassemble, bien sûr, mais aussi celle à travers laquelle on entretient certains préjugés.
Quand j’ai commencé à cuisiner, dans la tête des gens, la cuisine autochtone, c’était la viande séchée, c’était manger sur un bout de bois, tout nu dans la forêt, souligne Lysanne O’Bomsawin avec ironie. Cette cuisine, pour les Québécois, était étrange; on ne cherchait pas à aller vers ça.
Même chose pour moi, réplique tout de suite Maria-José. La cuisine africaine avait cette connotation, pas très valorisée. Il faut expliquer, il y a toujours les mêmes questions qui reviennent, comme quand on se fait demander si on fait de la girafe.
Elle l’avoue elle-même : Maria-José de Frias, comme beaucoup d’autres personnes au Québec, connaît mal l’héritage culinaire des Premières Nations. Ça fait 14 ans que je suis ici, mais je n’ai pas encore goûté à la cuisine autochtone
, se désole-t-elle.
Déboulonner des mythes
Le choix de carrière de Lysanne lui permet de suivre les pas de sa mère, une anthropologue qui s’est donné comme mission de démonter l’image de l’Indien
, celui qui parle aux loups
autant que celui qui scalpe du monde
, dit-elle.
« J’ai marché dans ces pas-là, mais je voulais que ça soit le plus rassembleur possible. La meilleure façon de voyager avec l’autre, c’est avec la cuisine. »
Pour lutter contre la folklorisation de leurs cultures, les deux chefs ont fait le pari de présenter une cuisine qui respecte leurs traditions… en y ajoutant leur touche créative.
C’est le cas du menu habituel du Virunga, qui combine des aliments locaux et des présentations plutôt héritées de la cuisine contemporaine, avec des recettes qui proviennent de toute l’Afrique subsaharienne.
« Le côté de la mondialisation qui me dérange, c’est quand on s’ouvre sur la culture des autres, mais qu’on oublie la nôtre. »
Lysanne O’Bomsawin a choisi de faire redécouvrir des produits du terroir québécois parfois oubliés. Parfois, des gens goûtent à une sauce au pimbina, ils disent : "Ah! Ma mère faisait quelque chose de similaire." C’est là que ça devient fascinant, on peut créer un pont avec ce que nous, on utilisait, et montrer que ça devrait revenir
, dit-elle.
Ce travail de longue haleine est en train de porter ses fruits. D’un côté comme de l’autre, les deux cuisinières constatent qu’un changement d’attitude chez la clientèle se fait sentir depuis quelques années.
De plus en plus, on demande à la chef d’origine abénaquise de servir des plats réellement traditionnels. La sagamité, fameuse soupe de haricots, de viande et de maïs, n’a jamais autant eu la cote.
Au départ, ma cuisine était fusion, je faisais des "sushis autochtones". Ça a commencé comme ça, souligne en riant celle qui dirige un service de traiteur et de chef à domicile, Québénaki. Je ne pouvais pas penser deux secondes à servir de la sagamité. Toutes mes recettes, ce sont mes grands-parents qui me les ont offertes. C’est gras, c’est salé. Mais aujourd’hui, les gens sont prêts à goûter, ils veulent goûter à l’authenticité, ils cherchent à avoir l’expérience culinaire, le voyage.
Pour construire leur menu à quatre mains, les deux chefs ont voulu insister sur la création à deux; tous les plats sont des collaborations. Je veux l’absorber, je veux l’avoir avec moi, tirer le maximum d’elle. Je veux apprendre d’elle
, s’enthousiasme la chef du Virunga.
À la vue du menu, on remarque les deux influences distinctes dans les choix d’ingrédients, mais Lysanne et Maria-José ont voulu jouer sur les harmonies de saveurs, quitte à déboussoler la clientèle. Au-delà des contrastes, ce qu’on découvre, c’est un dialogue entre deux cultures sœurs qui refusent de se cantonner au passé.
Et loin de se terminer après le dernier service, le 26 février, cette rencontre fertile entre deux chefs passionnées fait miroiter d’autres collaborations dans l’avenir.