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L’improbable croisement des cuisines abénaquise et africaine au Virunga

par  Alexis Boulianne

Les chefs Lysanne O'Bomsawin (à gauche) et Maria-José de Frias ont élaboré un menu cinq services inspiré de leurs cultures culinaires respectives.  | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

Du wapiti accompagné de banane plantain, de la truite fumée servie avec de l’igname, sauce aux bleuets, et un gigot de mouton avec des chanterelles et une sauce à l’épinette… Ces plats sont issus de la foisonnante union des chefs Maria-José de Frias et Lysanne O’Bomsawin, l’une d’origine congolaise et l’autre, abénaquise. Ces deux femmes, que rien ne destinait à se croiser, se sont découvert d’étonnants points en commun grâce à cette rencontre.

Vendredi était soir de grande première au Virunga, le restaurant montréalais de Maria-José et de sa fille, Zoya de Frias Lakhany.

C’est du moins la première fois que les deux restauratrices ont rencontré en personne la chef d’origine abénaquise Lysanne O’Bomsawin, venue cuisiner un menu cinq services à l’occasion de Montréal en lumière. En raison des horaires et de la distance, le menu a été entièrement élaboré à distance.

Le menu épinglé dans un coin de la cuisine, la salle montée, les deux chefs élaborent leur plan de match en attendant que les premières convives de la soirée arrivent. Ça, c'est la demi-glace pour le gigot? demande Lysanne en plongeant une cuillère dans la sauce pour y goûter. C'est épicé! laisse-t-elle échapper, surprise. Mais oui, c'est une demi-glace à l'africaine! lance en éclatant de rire Maria-José, sa co-chef pour deux soirs.

En plus de devoir marier des saveurs qui sont loin d'être faciles à agencer, Lysanne et Maria-José doivent fignoler les derniers détails à moins d'une heure du début du service. Mais dans la cuisine règne une atmosphère enjouée, où chacune rejoint le monde de l'autre.

La sauce qui accompagne le gigot mouton est composée d'une demi-glace «à l'africaine» - donc bien épicée - aux chanterelles séchées réhydratées dans la bière d'épinette.
La sauce qui accompagne le gigot mouton est composée d'une demi-glace «à l'africaine» - donc bien épicée - aux chanterelles séchées réhydratées dans la bière d'épinette. | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

D’emblée, on dirait que c’est vraiment improbable, on est tellement éloignées, je ne pouvais pas soupçonner qu’on pouvait avoir des choses en commun, raconte Maria-José de Frias. Mais en parlant, j’entends comment Lysanne parle de fumage; nous aussi, on a ces techniques-là, on mange beaucoup d’aliments fumés!

La truite fumée à chaud, servie en entrée, illustre parfaitement le fait que les saveurs héritées d’un besoin de conserver les aliments ne sont pas spécifiques à un seul endroit dans le monde. L’igname, un féculent omniprésent en Afrique de l’Ouest, et la sauce aux bleuets complètent ce tableau en situant le plat sur deux continents pourtant bien lointains.

Le plat de truite fumée à chaud sur une purée d'igname aux herbes salées, avec une sauce aux bleuets.
Le plat de truite fumée à chaud sur une purée d'igname aux herbes salées, avec une sauce aux bleuets. | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

Mais ce qui les lie, ce n’est pas seulement une similitude dans les techniques, mais aussi une vision commune de la cuisine, perçue comme une porte d’entrée sur les cultures, sur les relations humaines, sur l’histoire.

« Le mot qu’on a choisi pour le menu, c’est wehegemit. Ça veut dire "On t’invite à partager". »

— Une citation de  Lysanne O'Bomsawin

C’est à partir de cette mise en relation que les choses ont commencé à avoir plus de sens : par leurs héritages culturels, les deux femmes partagent un lien bien particulier avec la nourriture. La nourriture qui rassemble, bien sûr, mais aussi celle à travers laquelle on entretient certains préjugés.

Les deux chefs ont élaboré leur menu au téléphone et n'ont goûté à leurs créations que quelques minutes avant le premier service.
Les deux chefs ont élaboré leur menu au téléphone et n'ont goûté à leurs créations que quelques minutes avant le premier service.  | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

Quand j’ai commencé à cuisiner, dans la tête des gens, la cuisine autochtone, c’était la viande séchée, c’était manger sur un bout de bois, tout nu dans la forêt, souligne Lysanne O’Bomsawin avec ironie. Cette cuisine, pour les Québécois, était étrange; on ne cherchait pas à aller vers ça.

Même chose pour moi, réplique tout de suite Maria-José. La cuisine africaine avait cette connotation, pas très valorisée. Il faut expliquer, il y a toujours les mêmes questions qui reviennent, comme quand on se fait demander si on fait de la girafe.

Elle l’avoue elle-même : Maria-José de Frias, comme beaucoup d’autres personnes au Québec, connaît mal l’héritage culinaire des Premières Nations. Ça fait 14 ans que je suis ici, mais je n’ai pas encore goûté à la cuisine autochtone, se désole-t-elle.

Déboulonner des mythes

Le pain banique est un incontournable de la cuisine abénaquise.
Le pain banique est un incontournable de la cuisine abénaquise.  | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

Le choix de carrière de Lysanne lui permet de suivre les pas de sa mère, une anthropologue qui s’est donné comme mission de démonter l’image de l’Indien, celui qui parle aux loups autant que celui qui scalpe du monde, dit-elle.

« J’ai marché dans ces pas-là, mais je voulais que ça soit le plus rassembleur possible. La meilleure façon de voyager avec l’autre, c’est avec la cuisine. »

— Une citation de  Lysanne O’Bomsawin, chef

Pour lutter contre la folklorisation de leurs cultures, les deux chefs ont fait le pari de présenter une cuisine qui respecte leurs traditions… en y ajoutant leur touche créative.

C’est le cas du menu habituel du Virunga, qui combine des aliments locaux et des présentations plutôt héritées de la cuisine contemporaine, avec des recettes qui proviennent de toute l’Afrique subsaharienne. 

« Le côté de la mondialisation qui me dérange, c’est quand on s’ouvre sur la culture des autres, mais qu’on oublie la nôtre. »

— Une citation de  Marie-José de Frias

Lysanne O’Bomsawin a choisi de faire redécouvrir des produits du terroir québécois parfois oubliés. Parfois, des gens goûtent à une sauce au pimbina, ils disent : "Ah! Ma mère faisait quelque chose de similaire." C’est là que ça devient fascinant, on peut créer un pont avec ce que nous, on utilisait, et montrer que ça devrait revenir, dit-elle.

La chef abénaquise Lysanne O'Bomsawin a rejoint Maria-José de Frias devant les fourneaux du Virunga pour cette collaboration éphémère.
La chef abénaquise Lysanne O'Bomsawin a rejoint Maria-José de Frias devant les fourneaux du Virunga pour cette collaboration éphémère. | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne

Ce travail de longue haleine est en train de porter ses fruits. D’un côté comme de l’autre, les deux cuisinières constatent qu’un changement d’attitude chez la clientèle se fait sentir depuis quelques années.

De plus en plus, on demande à la chef d’origine abénaquise de servir des plats réellement traditionnels. La sagamité, fameuse soupe de haricots, de viande et de maïs, n’a jamais autant eu la cote.

Au départ, ma cuisine était fusion, je faisais des "sushis autochtones". Ça a commencé comme ça, souligne en riant celle qui dirige un service de traiteur et de chef à domicile, Québénaki. Je ne pouvais pas penser deux secondes à servir de la sagamité. Toutes mes recettes, ce sont mes grands-parents qui me les ont offertes. C’est gras, c’est salé. Mais aujourd’hui, les gens sont prêts à goûter, ils veulent goûter à l’authenticité, ils cherchent à avoir l’expérience culinaire, le voyage.

Pour construire leur menu à quatre mains, les deux chefs ont voulu insister sur la création à deux; tous les plats sont des collaborations. Je veux l’absorber, je veux l’avoir avec moi, tirer le maximum d’elle. Je veux apprendre d’elle, s’enthousiasme la chef du Virunga.

À la vue du menu, on remarque les deux influences distinctes dans les choix d’ingrédients, mais Lysanne et Maria-José ont voulu jouer sur les harmonies de saveurs, quitte à déboussoler la clientèle. Au-delà des contrastes, ce qu’on découvre, c’est un dialogue entre deux cultures sœurs qui refusent de se cantonner au passé.

Et loin de se terminer après le dernier service, le 26 février, cette rencontre fertile entre deux chefs passionnées fait miroiter d’autres collaborations dans l’avenir.

Les chefs Lysanne O'Bomsawin (à gauche) et Maria-José de Frias ont élaboré un menu cinq services inspiré de leurs cultures culinaires respectives.  | Photo : Radio-Canada / Alexis Boulianne