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La souveraineté alimentaire, ou le droit de manger sa culture

par  Carolle-Anne Tremblay-Levasseur

Cheyenne Sundance a fondé la ferme Sundance Harvest au nord de Toronto.  | Photo : Gracieuseté : Roya Del Sol

Cheyenne Sundance a enfilé ses bottes de maraîchère à seulement 20 ans. Son but : s’extraire d’un système alimentaire « discriminatoire ». Sur sa ferme Sundance Harvest, située au nord de Toronto, elle cultive les légumes et les fleurs sur 0,6 hectare (1,5 acre) de terres afin d’assurer à la communauté noire d'avoir enfin sa place en agriculture.

Au Canada, les familles noires sont trois fois plus susceptibles(Nouvelle fenêtre) de vivre de l’insécurité alimentaire que les familles blanches. Des organismes torontois leur offrent toutefois une piste de solution pour briser les barrières systémiques en place : la souveraineté alimentaire.

Le concept reconnaît le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables, ainsi que leur droit à la définition de leurs propres systèmes agricole et alimentaire.

Le conseil de ville de Toronto a adopté un plan pour assurer la souveraineté alimentaire(Nouvelle fenêtre) de ses communautés noires en octobre dernier, la première initiative du genre adoptée en Amérique du Nord. La Ville financera des organismes travaillant dans le secteur de la sécurité alimentaire afin de cultiver l’indépendance, le contrôle et l’accès à des aliments sains pour les personnes noires de Toronto.

« Ce que je veux faire, c’est de m’assurer que la prochaine génération de producteurs et de productrices, en particulier les personnes noires, a accès à de l’éducation, à une communauté et à du mentorat. »

— Une citation de  Cheyenne Sundance

Dans la famille de Cheyenne Sundance, l’histoire coloniale a laissé des traces au fer rouge. Ses ancêtres ont été victimes d’esclavage en Jamaïque dans la production agricole. L’idée d’un stage non rémunéré dans une ferme a réveillé ce traumatisme générationnel chez elle : Selon moi, c’est de l’exploitation. Je devais œuvrer avec des personnes qui allaient comprendre que ces blessures ancestrales peuvent ressurgir lorsque je travaille dans les champs.

Selon les données(Nouvelle fenêtre) de Statistique Canada, l’âge moyen d’une personne du secteur agricole canadien est de 55 ans. Pour combler cet égard entre les générations, la maraîchère de 24 ans défend le fait que les communautés racisées doivent être incluses dans l'avenir de l'agriculture au Canada. C’est pourquoi elle a mis sur pied un programme de formation gratuit, Growing in the Margins, destiné aux jeunes personnes racisées.

Cheyenne Sundance estime que l’autonomie alimentaire du Canada en dépend : Afin de s’assurer que toute la relève est appuyée, il faut d’abord reconnaître qu’elle ne bénéficie pas des mêmes privilèges, comme l’accès aux terres et à la succession.

L'équipe de Sundance Harvest offre un programme de formations gratuites, Growing in the Margins.
L'équipe de Sundance Harvest offre un programme de formations gratuites, Growing in the Margins.  | Photo : Gracieuseté : Sundance Harvest

Elle note qu'en raison de l'iniquité raciale, le secteur perd un grand nombre de personnes racisées qui auraient pu remplacer et apprendre des personnes retraitées.

Le droit de manger sa culture

Près du tiers (28,9 %) des familles noires canadiennes souffrent d’insécurité alimentaire, selon le plus récent rapport(Nouvelle fenêtre) du groupe de recherche interdisciplinaire sur l’insécurité alimentaire, PROOF, de l’Université de Toronto.

L'Afri-Can FoodBasket vise à assurer la souveraineté et la sécurité alimentaire des communautés africaines, caribéennes et noires de la Ville Reine. La culture culinaire de ces populations les pousse vers les aliments aux prix élevés, alors qu’ils ont les revenus les plus bas, explique son cofondateur, Anan Lololi.

« On s’est demandé comment atténuer le coût de ces aliments tout en les rendant plus accessibles. La réponse reste dans la souveraineté, c’est-à-dire : définir nous-mêmes notre système alimentaire, cultiver nos aliments. »

— Une citation de  Anan Lololi

L'Afri-Can FoodBasket a mis sur pied de nombreux jardins communautaires et scolaires au sein de communautés à faible revenu. L’objectif reste d’impliquer les personnes noires dans l’agriculture pour favoriser la sécurité alimentaire au sein de ces populations vulnérables, ajoute M. Lololi.

Même son de cloche du côté de caterToronto. L’organisme appuie et encourage quiconque travaille dans le marché des plats cuisinés, en particulier les personnes les plus invisibles et précaires (comme les femmes racisées). L’initiative offre des services de banques alimentaires culturellement appropriés et des formations de cuisine.

L'organisme caterToronto offre des formations en cuisine.
L'organisme caterToronto offre des formations en cuisine.  | Photo : Gracieuseté : caterToronto

« En Ontario, nous n’avons pas de programme de garderies à prix abordable(Nouvelle fenêtre). Quand une personne travaille dans un secteur précaire comme la restauration, elle se retrouve dans une situation encore plus difficile. Le but, c’est de lui offrir une communauté pour s’assurer qu’elle est protégée des discriminations du système alimentaire, tout en jetant les bases d’un avenir plus éthique et plus accessible. »

— Une citation de  Vanessa Ling Yu, directrice de caterToronto

Malek Batal, professeur au Département de nutrition de la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, note que les produits offerts dans les banques alimentaires ne correspondent pas toujours aux besoins culturels et religieux des personnes issues de l’immigration.

« Les banques alimentaires dépendent de systèmes alimentaires basés sur les aliments ultratransformés ayant des qualités nutritionnelles faibles. Quand on vient d’un endroit où la consommation de légumes et de fruits frais est au cœur de l'alimentation, c’est à mille lieues de ses habitudes. »

— Une citation de  Malek Batal

Ces personnes se voient dans l’obligation d’opter pour des produits de qualité moindre et, ainsi, de s’éloigner de leur culture culinaire. Anan Lololi estime qu’il est crucial de préserver ces traditions en embrassant les connaissances de ces populations. Selon lui, les fruits et légumes cultivés au pays s’inscrivent majoritairement dans la cuisine européenne, alors que des technologies existent pour en produire de différentes origines.

À la croisée du racisme et de l’alimentation

Leslie Kapo, professeur adjoint à l'École d'innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l'Université Saint-Paul, à Ottawa, considère que l’accès à l’alimentation locale et saine joue un rôle capital dans les conditions de vie des communautés racisées au Canada.

Il a d’ailleurs signé un rapport sur le sujet(Nouvelle fenêtre), publié par le Réseau pour une alimentation durable en 2021. De son point de vue, le croisement entre l’alimentation et les questions antiracistes et décoloniales n’est pas suffisamment abordé.

« Les communautés noires ont-elles un accès garanti à des systèmes alimentaires durables et de qualité? Et, surtout, ces structures prennent-elles en compte les questions de la discrimination systémique et de l’oppression que subissent ces populations à l’étape de la consommation et de la production? »

— Une citation de  Leslie Kapo

Le professeur observe aussi un écart entre les initiatives des organismes anglophones qui luttent pour la sécurité alimentaire au pays et celles du côté francophone. À son avis, les communautés noires anglophones se sont posé les questions antiraciales et décoloniales beaucoup plus tôt et beaucoup plus loin. L’intégration de ces préoccupations profitera aux organismes francophones, selon lui : Le souci y est déjà; l’action viendra.

Cheyenne Sundance a fondé la ferme Sundance Harvest au nord de Toronto.  | Photo : Gracieuseté : Roya Del Sol