Plus d’un million de poulets ont été euthanasiés dans les fermes du Québec, seulement durant les deux premières semaines de 2022. Ce gaspillage – qui rappelle celui du mois de juin – est le fruit d’un système qui a délaissé la flexibilité au profit de l’efficacité, et la diversification au profit de la concentration. Et notre amour pour les ailes de poulet y est pour quelque chose.
Entre le mois d’octobre et la fin du mois de décembre 2021, la tension est palpable chez les éleveurs et éleveuses : un manque d’attrapeurs de volailles commence à se faire sentir. Ces employés spécialisés, qui rassemblent les oiseaux à la ferme pour les amener à l’abattoir, sont en grande majorité des travailleurs migrants engagés par le biais des programmes fédéraux de travailleurs étrangers temporaires.
Mais le traitement des demandes a pris un retard impossible à rattraper, notamment à cause des retards entraînés par la COVID-19. Au début de janvier, Exceldor doit se résigner : on ne peut plus garder les oiseaux dans les fermes. Il faut donc les euthanasier à la ferme, à l’aide de CO2.
Les installations, autant à la ferme qu’à l’abattoir, ne sont pas prévues pour que les poulets atteignent une taille excessive; de plus, à cette grosseur, les acheteurs et acheteuses comme les rôtisseries n’en voudront tout simplement pas; et leur bien-être est négativement affecté par leur poids. À un certain point, en raison de leur génétique, les poulets ne peuvent même plus tenir debout.
C’est la deuxième fois qu’une telle crise se produit en moins de huit mois au Québec. En mai et juin 2021, c’est une grève, encore une fois à Exceldor, qui a paralysé la chaîne et provoqué l’euthanasie d’un autre million de bêtes. De nombreuses voix se sont alors élevées pour un examen de conscience de l’industrie du poulet(Nouvelle fenêtre) et l’émergence de modèles moins centralisés(Nouvelle fenêtre).
Pourquoi ce scénario catastrophe se répète-t-il?
On est victime de nos succès passés
, résume Maurice Doyon, professeur et le directeur du Département d'économie agroalimentaire et des sciences de la consommation à l'Université Laval.
Efficace, la filière du poulet l’a été pendant des décennies. Régie par un système de gestion de l’offre, elle offrait une viande abordable et de qualité en un temps et dans une abondance records.
On a sélectionné des races à croissance rapide et amélioré les couvoirs et les fermes, au point d’être capables d’abattre près de 170 millions de poulets chaque année au Québec.
Tous les maillons sont parfaitement imbriqués avec les autres, au prix d’une grande fragilité. Arrivent alors la pénurie de main-d'œuvre, la COVID-19 et la demande croissante pour des produits surtransformés : on obtient la tempête parfaite.
« C’est comme si Hydro-Québec avait un seul barrage pour alimenter le Québec. Mais Hydro-Québec a multiplié les moyens d’affronter les pics de consommation. Est-ce qu’Exceldor a des plans de contingence pour une journée, deux journées, trois semaines [de paralysie]? »
De l’œuf au quart cuisse
Pour bien comprendre la vulnérabilité du système, il faut regarder l’ensemble de la chaîne de production.
Quatre entreprises possèdent les couvoirs, là où naissent les poussins, alors qu’il y en avait 12 en 1973. La plus grande est Sollio Agriculture, qui fait partie de la même entreprise que le transformateur Olymel.
Après leur naissance, les poussins sont ensuite amenés chez les éleveurs et les éleveuses de poulets. Cette partie de la chaîne est celle qui bénéficie le plus du système de gestion de l’offre. On leur garantit que tous leurs oiseaux seront achetés à un prix qui couvre le coût de production en plus d’une marge de profit – même lorsqu’ils sont euthanasiés. Ce système de quotas empêche techniquement les pénuries et la surproduction.
Grâce aux avancées dans la sélection des races et aux techniques d’élevage, après 35 jours, le petit poussin jaune est devenu un gros oiseau de 2,5 kg, bien en chair. Le temps nécessaire pour amener un poulet à la grosseur désirée a été raccourci de presque une semaine en 20 ans.
Direction : l’abattoir. Il y a quelques décennies, l’activité d’attrapage des oiseaux était faite par la famille et les voisins. Depuis une vingtaine d’années, ce travail est devenu un maillon spécialisé, effectué par des attrapeurs professionnels. Les abattoirs engagent des sous-traitants qui envoient leurs attrapeurs dans les fermes.
« C’est un travail très dur physiquement, comportant des mouvements répétitifs, exercés selon des horaires atypiques et imprévisibles, le plus souvent de nuit, dans l’odeur fétide d’un poulailler qui n’a pas été nettoyé depuis plusieurs semaines. »
C’est là que la chaîne s’est brisée, le mois dernier.
Les usines ont grossi, donc pour s’assurer que les poulets arrivent dans le bon temps, les abattoirs ont commencé à s’en occuper. C’était pour assurer la régularité des arrivages
, explique le président des Éleveurs de volailles du Québec (EVQ), Pierre-Luc Leblanc.
Aujourd’hui, deux entreprises – Exceldor et Olymel* – se partagent l’abattage de plus de 95 % des poulets du Québec, répartis entre quatre grands abattoirs.
Dernier maillon de la chaîne : les distributeurs. Plus de 65 % de toute la production de volaille au Québec est vendue à 5 géants : Loblaw’s, Costco, Walmart, Metro et Sobeys. Le reste va en grande partie aux chaînes de rôtisserie comme St-Hubert et aux établissements comme les hôpitaux.
Cette concentration de la propriété et du pouvoir d’achat leur permet de dicter leurs conditions aux acteurs en amont de la chaîne
, expose Mme D’Amours dans une analyse de l’industrie du poulet publiée en 2019(Nouvelle fenêtre).
Le défi des abattoirs, c’est de vivre entre deux marchés : la gestion de l’offre et la demande des consommateurs et consommatrices. Une position entre l’arbre et l’écorce, à laquelle il faut ajouter la pression des distributeurs pour des prix toujours plus alléchants.
La dépendance aux travailleurs étrangers
Environ la moitié du personnel dans les quatre grands abattoirs du Québec est d’origine étrangère. La chaîne québécoise est dépendante de ces travailleurs, dont la grande majorité est originaire de l’Amérique centrale.
L’industrie de la volaille a obtenu, au début de janvier, le droit d’engager jusqu’à 20 % de travailleurs étrangers temporaires (TET) au lieu de 10 %. C’est sûr que la présence des TET est de plus en plus grande, non seulement chez les attrapeurs, mais aussi en abattoir. En raison de la violence du travail, ça attire peu la main-d'œuvre non immigrante
, affirme Roxanne Larouche, représentante syndicale des Travailleurs unis de l'alimentation et du commerce (TUAC).
Il n’y a pas pire abattoir qu’un abattoir de poulet pour ce qui est des conditions de travail
, juge le professeur Maurice Doyon.
Un avis partagé par Réal Ménard, représentant syndical des TUAC. Le recrutement est très difficile dans ce secteur, et malgré des avancées sur le plan des conditions de travail, il explique qu’un meilleur salaire ne fera pas disparaître le froid, l’humidité et la cadence de travail, des conditions inhérentes aux abattoirs.
Il n’y aurait pas eu d’euthanasies s’il n’y avait pas eu de problème de traitement des demandes des travailleurs étrangers
, affirme Sylvie Richard, qui représente le Conseil québécois de la transformation de la volaille, dont font partie Exceldor et Olymel.
Radio-Canada rapportait au début du mois de janvier que les demandes de permis de travail étaient dans les mains du gouvernement fédéral(Nouvelle fenêtre), et que les retards s’accumulaient. Julio Lara, représentant syndical pour les attrapeurs de poulets à Équipe Sarrazin, affirme que certains travailleurs qui étaient censés arriver en juin 2021 ne sont toujours pas au pays.
Si le manque d’attrapeurs de volailles est bien lié à des problèmes d’immigration, il faut préciser que la pénurie de main-d'œuvre est un problème pour toute la section de la transformation depuis des années, selon Roxanne Larouche, représentante syndicale des Travailleurs unis de l'alimentation et du commerce (TUAC).
« Faire venir un travailleur temporaire pour régler un problème permanent, ce n’est pas une solution. »
Aliments transformés, pression décuplée
La demande pour le poulet explose. Le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec rapportait en 2020 que le poulet était la viande la plus populaire au Québec, avec une part de marché de 37 % dans la catégorie des viandes, suivi du bœuf, à 35 %.
La Financière agricole a précisé à la fin de 2021 que la demande de poulet [avait] rebondi en 2021 [en raison] des prix plus élevés de la viande rouge, qui pourraient avoir incité les consommateurs à la délaisser pour se tourner vers autre chose.
Sauf qu’on a aussi de plus en plus d’intérêt pour les produits surtransformés, comme les poitrines de poulet désossées et assaisonnées, les ailes, les filets, les hauts de cuisse marinés… tout ce qui facilite la vie, en gros.
Ces produits viennent avec une charge de travail supplémentaire, qui force la concentration des usines pour créer des économies d’échelle, ainsi que la sous-traitance.
« Les prix qui sont imposés par les distributeurs et les chaînes supposent qu’on va réduire les coûts. La façon de réduire les coûts, c'est de multiplier la sous-traitance. »
C’est dans des usines de seconde zone contrôlées directement ou indirectement par le duopole de l’abattage qu’on trouve les pires conditions de travail de toute la chaîne, selon Réal Ménard.
Ce sont des travailleurs étrangers. Ils n’ont pas les mêmes conditions que nous, nous négocions dans les abattoirs, explique Réal Ménard. Les gens qui sont là, il y a quelqu’un qui leur a donné une job. Ils n’ont pas les moyens, ils ont peur de prendre les moyens pour améliorer leur sort.
Si la moitié du personnel des abattoirs principaux du Québec est d’origine étrangère, cette proportion est encore plus élevée dans les usines de surtransformation, allant jusqu’à 99 % dans certains endroits, explique-t-il.
La chercheuse Martine D’Amours critique les segments de la transformation et de la distribution, qui selon elle encouragent l’exploitation des personnes les plus vulnérables, soit les travailleurs et travailleuses au statut temporaire ou carrément irrégulier.
« Si vous voulez que votre poulet soit attaché à moins de conditions de travail difficiles, achetez-le entier et faites-le cuire. »
Une industrie en quête de solutions
Devant ce sombre constat, que peut faire la filière du poulet au Québec pour assurer l’approvisionnement tout en garantissant des normes de bien-être humain, de bien-être animal et des normes de salubrité? La réponse se trouve en partie dans la mécanisation de tout ce qui peut être mécanisé.
À ce titre, des solutions sont envisagées pour faciliter l’attrapage à la ferme, confirme Frédéric Paris. Au lieu que les poulets soient amenés manuellement à l’extérieur, c’est comme une grosse cage qui est amenée directement dans le poulailler. L’expérience qui ressort de ça, c’est que ça réduit [le besoin de] main-d'œuvre et le temps de chargement de moitié
, explique l’éleveur. Les bâtiments de ferme devront toutefois être adaptés, ce qui limite l’introduction de cette nouvelle méthode au Québec.
Pour ce qui est de l’abattage, Olymel a notamment introduit un système qui permet d’endormir les poulets à l’aide d’un gaz, ce qui facilite la tâche des accrocheurs.
Mais la mécanisation n’a pas que des avantages, car un système automatisé veut dire aussi un poulet standardisé. On est très loin d’une production de circuit court, fait remarquer Martine D’Amours. C’est industriel.
Plus d’abattoirs, moins de problèmes?
Frédéric Paris souhaiterait lui avoir le choix d'envoyer ses bêtes, dont il vend une partie à même sa ferme, à plus d’abattoirs différents afin d’assurer sa production. Déjà, il devra trouver une solution cette année, puisque son abattoir lui impose des limites, en raison du manque de bras.
Les quelques petits abattoirs qui restent, ce sont de très petits, qui desservent des marchés de niche. La réglementation a permis aux deux gros [Olymel et Exceldor] d’acheter et de fermer les entreprises de taille moyenne pour rapatrier la production chez eux. Les usines se sont remplies par l’acquisition des plus petits, et là, ils sont saturés par la croissance de la demande
, souligne Frédéric Paris, éleveur de volailles à Sainte-Cécile-de-Milton.
La convention de mise en marché, qui sera renégociée en mars de cette année, empêche présentement les petits abattoirs d’émerger au Québec, à la faveur du duopole. La diversification de la chaîne de production est une demande centrale des EVQ depuis des années.
Depuis 2014, on demande aux autorités d’intervenir pour rendre plus accessible [le démarrage de nouveaux] abattoirs, explique Pierre-Luc Leblanc, des EVQ. On n’aurait jamais pensé arriver à l’euthanasie, mais on voyait déjà [alors] la difficulté à approvisionner le marché.
« Il y a quelque chose qui manque dans notre société pour assurer la compétition. »
M. Leblanc argue qu’une plus grande compétitivité entre les entreprises entraînerait une amélioration des conditions de travail. Le personnel pourrait magasiner
son employeur, qui devrait donc travailler sur son attractivité, en plus d’assurer des solutions de rechange si des problèmes paralysent une entreprise.
Mais la diversification des entreprises de transformation réglerait-elle la pénurie de main-d'œuvre, qui est avant tout le résultat de conditions de travail que peu de gens sont capables de soutenir?
L’industrie essaie d’affronter la pénurie de toutes les manières. Améliorer les conditions, c’est une voie; l’autre, c’est d’automatiser la production; la troisième, c’est de faire venir les travailleurs étrangers, tranche Martine D’Amours. Si [l’industrie] peut se fournir avec une main-d'œuvre très précaire, elle va le faire. Il ne faut pas être naïf.
Pour la chercheuse, il va falloir que la solution vienne directement des gens, à l'épicerie, au restaurant. Elle cite en exemple les avancées spectaculaires de l’industrie en matière d’hygiène, notamment, pour montrer que la filière est capable de modifier ses pratiques en réponse aux besoins de sa clientèle.
« Si [les gros clients] ont le pouvoir de s’assurer que les oiseaux sont bien traités, que les camions ne restent pas dans la cour de l’abattoir longtemps, ils ont les capacités de s’assurer des autres critères. Mais ils ne le font pas pour ce qui est des conditions de travail. Comment peut-on s’assurer que tout le monde là-dedans gagne sa vie convenablement? C’est au moins aussi important que de s’assurer que la chaîne est salubre. »
Tant que les conditions de travail décentes ne seront pas garanties à tous et à toutes dans l’entièreté de la chaîne, les bris de service continueront de se produire et d’autres poulets seront euthanasiés.
Même si tous les visas des TET étaient approuvés dès la semaine prochaine, la pénurie de main-d'œuvre continuerait. Il y a des usines où il manque 90, 100 personnes, souligne Réal Ménard. Les employeurs n’ont pas vu le besoin d’être plus attrayants envers la main-d'œuvre. Alors les gens vont ailleurs, parce qu’il y a mieux.
*Olymel et Exceldor ont refusé nos demandes d’entrevues.