Minh Doan a abandonné une carrière d’avocat pour s’inscrire en sommellerie : un grand saut qui a suscité l’incompréhension de sa famille, il y a quelques années. Aujourd’hui diplômé de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, il souhaite vivre à fond sa nouvelle profession en restauration. Mais pas à n’importe quel prix.
Le parcours de Minh a de quoi étonner. Parce que travailler dans un restaurant, c’est encore vu comme une jobine
temporaire; cette perception est alimentée par des conditions de travail difficiles. Malgré tout, et malgré les cicatrices laissées par la pandémie, des travailleurs et des travailleuses s'accrochent à leur métier.
Minh représente une nouvelle génération de professionnels qui veulent avant tout trouver un milieu de travail respectueux... quitte à recommencer au bas de l’échelle. Choisir son patron a d’ailleurs été une quête qui s’est révélée plus difficile que prévu.
J’ai parlé à des gens pour savoir comment ça se passait dans plusieurs restaurants, raconte-t-il. Des fois, le chef va crier, il va péter sa coche. Il y a des gens qui disent que ce n’est pas grave, mais pour moi, c’est grave. Ce n’est pas normal. Si t’as un problème de gestion de stress, ce n’est pas à moi de gérer ta colère.
« Je n’ai pas fait tout ce changement pour me faire chier. »
Sa quête d’un milieu sain l’a mené au Bouillon Bilk, table gastronomique du boulevard Saint-Laurent. Au départ, je préférais être busboy que de prendre un poste de sommelier dans un endroit qui n’était pas sain
, raconte-t-il.
C’est finalement un poste de serveur qui lui a été offert. Sous Mélanie Blanchette, Arielle Bernard et Annie Côté, la salle est gérée avec une intelligence émotionnelle, une sensibilité
, pas nécessairement présente chez les gestionnaires masculins, selon Minh.
Gérer un restaurant, c’est difficile; et la situation est en train de s’empirer. On a parlé à des gestionnaires qui sont à la recherche de la solution miracle pour permettre à l’industrie de la restauration de survivre.
Il juge aujourd’hui que sa vie est beaucoup plus équilibrée. Je travaillais tôt le matin jusqu’à tard le soir, et souvent les fins de semaine. Aujourd’hui, je gagne un bon salaire. Je travaille de 30 à 40 heures par semaine. Dans mes temps libres, j’étudie en lisant sur des pays, des cultures et le vin.
Une job de jeunes
Sophie* en est à son quatrième restaurant en tant que serveuse. Au départ, ce sont les horaires qui l’ont attirée dans ce domaine. Travailler les soirs et les fins de semaine, c'était parfait pour la jeune étudiante. Sauf que trouver un endroit où elle serait respectée n’a pas été évident. Là où je suis maintenant, c’est mon expérience la plus positive juste à cause du patron qui n’est pas tout le temps à nous crier après à tout vent
, confie-t-elle.
Pour Sophie, la réputation du service en restauration qui existe dans la population n’est pas fondée. Il y a l’idée que le service ne fait pas grand-chose par rapport aux cuisiniers, mais on finit super tard après de longues journées; c’est physiquement difficile. Les gens sous-estiment la difficulté du métier de serveur. On travaille vraiment fort.
Malgré les défis de son poste, elle estime qu’avec les conditions de travail qui sont proposées, les emplois dans les restaurants – autant en cuisine qu’au service – sont destinés à rester des jobs de jeunes
.
Alexandre*, serveur dans un restaurant à Montréal, se considère comme professionnel et s’attend à être traité comme tel. Pour lui, le service est une occasion de voyager et de connecter avec les gens.
« J’ai des commentaires de clients qui disent "merci de travailler, merci d’être là". Les gens sont contents de sortir. »
Mais pour se projeter dans l’avenir, il faut de la stabilité. Je fais ça de ma vie, j’adore ce travail, dit-il. Mais ce n’est pas tout le temps stable. Les gens normaux, ils sont inquiets de ça.
La cuisine, une histoire de passion?
C’est avec un poste au service que Maxim Corneau a commencé sa carrière en restauration. Puis, lorsqu’il a mis le pied en cuisine, l’ambiance a soudainement tourné au vinaigre. C’était totalement différent en cuisine, notamment la relation avec les chefs. Tu recevais des poêles, des insultes gratuites, dit-il. Mais ça a changé en quelques années, je l’ai vu dans plusieurs restos.
Aujourd’hui, Maxim travaille au Bistro Barabouf, un endroit où il vit des relations soudées et positives : On pourrait dire que c’est une famille. J’adore cette équipe qui est là pour travailler.
Il rappelle toutefois que la restauration n’est qu’une seule facette de la cuisine professionnelle. Je me fais toujours offrir d’aller cuisiner dans les hôpitaux, dans les mines; ce sont de bons salaires et de bonnes conditions de travail.
Le salaire et le pourboire font couler bien de l'encre dans le milieu de la restauration indépendante. Comment peut-on offrir un revenu décent à ceux et celles qui préparent notre nourriture? La réponse à cette question ne fait pas consensus.
Alors pourquoi reste-t-il dans un métier qu’il ne recommanderait pas à la prochaine génération? C’est une décision que j’ai prise quand j’étais enfant. J’ai voulu m’investir dans un métier. C’est ça que j’ai suivi
, explique-t-il.
Et, au bout du compte, chaque expérience est une occasion d’apprentissage pour celui qui veut un jour devenir chef propriétaire d'un restaurant. Le service, c’est profitable. La cuisine, c’est bon si tu veux t’investir plus du côté de la nourriture et personnellement.
Cet avis est partagé par Xavier Guérin-Corbeil, chef de jour au Théophile bar à vin. Ce jeune trentenaire, qui travaille dans une cuisine depuis qu’il a 13 ans, cumule les expériences difficiles créées ou aggravées par son milieu de travail, lui qui a souffert de dépendances, en plus de passer à deux doigts de l’épuisement professionnel à quelques reprises.
Comme c’est le cas pour plusieurs personnes, la pandémie a été un moment d’introspection pour lui. J’étais tellement tanné d’être en cuisine et d’être sous-payé que j’ai pensé à faire un cours d’électricien. Je me suis dit que j’allais sortir de l’école et gagner 27 $ de l’heure, raconte-t-il. Mais est-ce que j’ai envie de faire ça? Est-ce que ça me drive?
À travers tous les obstacles, c’est l’envie de se dépasser et de repousser ses limites qui a fait en sorte que Xavier reste dans ce monde qui, plus d’une fois, a été toxique pour lui.
« Il n’y a rien qui me motive comme prendre un produit brut et de le transformer en un million de possibilités. »
Si certaines personnes finissent par travailler dans un restaurant indépendant qui leur permet de se développer professionnellement sans mettre leur santé mentale et physique en jeu, il semble que de trouver un endroit respectueux et sain relève de la chance.
Et malgré l’ambiance plus sereine de leurs milieux de travail, gagner un salaire suffisant pour bâtir une vie agréable est toujours un critère essentiel. À un moment donné, je vais avoir besoin de faire du cash
, résume simplement Xavier.
*Certains noms ont été anonymisés pour permettre aux personnes de s'exprimer librement.