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Votre resto préféré survivra-t-il jusqu’à votre prochaine sortie?

par  Alexis Boulianne

Comment gère-t-on un restaurant de nos jours? La réponse est de plus en plus incertaine. | Photo : Radio-Canada

Le point de rupture approche pour plusieurs dans le domaine de la restauration. Entre la pénurie de main-d'œuvre, les mesures sanitaires et une inflation croissante, gérer un restaurant indépendant est devenu une tâche herculéenne. On en a discuté avec des gestionnaires qui cherchent des solutions.

Pour Jean-François Allard, avoir son restaurant était un rêve de petit gars. Mais en 2019, son rêve s’est transformé en cauchemar. Au bout du rouleau, il a dû fermer La petite école, à Sainte-Julie. Le manque d’employés faisait en sorte que je travaillais 7 jours par semaine. J’ai fait une grosse dépression, dit-il, en précisant qu’il a perdu des centaines de milliers de dollars dans l’aventure.

Tout le monde pense que les propriétaires deviennent riches. Mais ce n’est pas parce que je fais une soirée à 15 000 $ et que je paye 500 $ de staff dans ma journée que je me mets 14 500 $ dans les poches!, souligne Jean-François.

En effet, les coûts d’exploitation d’un restaurant dépassent souvent 95 % des revenus, ce qui ne laisse parfois pas grand-chose à la fin de la journée. Et avec l’augmentation du prix des aliments(Nouvelle fenêtre), la marge de profit ne fera que rétrécir.

Ce restaurateur aguerri, qui a commencé à travailler à la plonge dès l’âge de 12 ans, prononce aujourd’hui un diagnostic bien pessimiste.

« La restauration est malade. Ils vont l’échapper. »

— Une citation de  Jean-François Allard, ex-gestionnaire de restaurants

Jean-François Allard a quitté la cuisine et s’est aujourd’hui réorienté vers l’inspection en bâtiment. La réorientation, c’est l'avenue de bien des acteurs et actrices de l’industrie, comme David McMillan, copropriétaire de Joe Beef, qui a décidé de quitter le monde professionnel qu’il a habité pendant 32 ans.

Des cuisines qui se vident

Antonin Mousseau-Rivard, le chef bien connu du Mousso, une grande table gastronomique montréalaise, annonçait en novembre donner une dernière chance à son métier. Plusieurs, comme lui, s’accrochent encore au rêve.

C’est le cas d'Helena Lin, la chef propriétaire de La Canting, un restaurant d’inspiration taïwanaise dans le sud-ouest de Montréal. Touchée de plein fouet par la difficulté à trouver du personnel de cuisine, elle a dû remplir le vide. J’ai eu un été très difficile, témoigne-t-elle. J’étais la seule à travailler à temps plein dans la cuisine.

Est-ce possible de vivre dignement en travaillant dans une cuisine? Les salaires et les pourboires sont un sujet de discussion très animé entre les gestionnaires et leur personnel. On a donné la parole aux travailleurs et travailleuses de la restauration dans le deuxième article de notre série sur l’industrie de la restauration.

Dans presque tous les restaurants et les bars de la province, on s’arrache les quelques candidats et candidates qui restent. Mais prise entre le besoin de combler les postes vacants et l’incapacité de payer des salaires alléchants tout en gardant ses prix abordables, la restauration est en train de s’essouffler.

« Il y a deux ans, j’achetais 16 litres d’huile de canola pour 24 $. Aujourd’hui, le même format me coûte 43 $. C’est un jeu de rattrapage constant; je ne peux pas augmenter mes prix proportionnellement à l’inflation et offrir ce que mes clients perçoivent comme un prix juste. »

— Une citation de  Helena Lin, La Canting

Un autre défi que doit relever Helena, c’est de se battre contre la perception qu’ont les gens de la nourriture qu’elle cuisine, soit des plats taïwanais et chinois raffinés et contemporains. Les gens se disent qu’ils peuvent trouver de la bouffe chinoise pour bien moins cher, dit-elle. Il y a une incompréhension de ce que cette cuisine devrait être.

S’adapter ou mourir

L’économiste Ianik Marcil est catégorique : pour lui, il n’y a pas de pénurie de main-d'œuvre, mais bien une surabondance d’emplois mal payés. Il argue que le modèle d’affaires de plusieurs restaurants ne fonctionne tout simplement pas, puisqu’il est basé sur des salaires trop bas et, conséquemment, que les prix du menu ne sont pas assez élevés.

En gros, nos restaurants seraient trop abordables.

Si la clientèle boude un restaurant devenu trop cher pour ce qu’il offre, ainsi soit-il, dit l’économiste. Il y a un problème à dire "Je ne fais pas d’argent, mais je veux rester en vie." Je m’excuse, mais on est dans un régime capitaliste, tranche-t-il.

Ianik Marcil s’oppose à ce que les gouvernements offrent de l’aide spécifique aux restaurants, même à ceux qui représentent la gastronomie locale. Je ne dis pas que c’est facile. Loin de là. Mais la restauration n'est pas plus difficile qu’un autre secteur. Les profits des grandes épiceries tournent autour de 4 %, souligne-t-il, ce qui ressemble en moyenne aux marges de profits des restaurants indépendants, qui sont normalement de 2 à 7 %.

« Contrairement aux industries culturelles, les restaurants, ce sont des business qui sont là pour faire du profit. S’ils veulent des subventions, qu’ils se transforment en OBNL et qu’ils arrêtent de faire de l’argent! »

— Une citation de  Ianik Marcil, économiste

Il évoque un argument que bien des chefs avancent depuis des années : il y aurait trop de restaurants qui se font concurrence(Nouvelle fenêtre). Le Québec comptait 371 habitants et habitantes pour chaque restaurant en 2016, derrière la Colombie-Britannique, qui est au sommet de ce palmarès avec 341 personnes par restaurant. Ces chiffres ne font toutefois pas la distinction entre la restauration rapide et les endroits où on sert de la nourriture plus élaborée.

De nombreuses voix de l’industrie demandent qu’on limite le nombre de permis de restauration accordés et qu’on laisse mourir les restaurants qui n’arriveront pas à s’adapter. L’ex-restaurateur Jean-François Allard est de cet avis. Il y a trop de restaurants. Ça donne une diversité et une compétition, mais il y en a trop. Ça dilue tes employés et la qualité de ton monde, critique-t-il.

Pourquoi rester en restauration? C’est la question que nous avons posée à des gens qui travaillent aujourd’hui dans un restaurant, pour le troisième et dernier volet de cette série.

La banque centrale américaine a averti cette semaine que le niveau élevé de l’inflation ne se calmera pas de si tôt(Nouvelle fenêtre), et les taux d’intérêts sur les prêts hypothécaires pourraient bien monter(Nouvelle fenêtre) à moyen terme au Canada. Si les taux d’intérêt montent, du jour au lendemain les ménages vont couper dans le gras [donc dans les repas au restaurant, notamment], indique M. Marcil. Ça pourrait faire du ménage dans l’industrie.

Atteindre la rentabilité

Le portrait n’est pourtant pas tout sombre dans le monde des petites tables indépendantes. Antonin Frenette-Laporte, copropriétaire du Vinvinvin, un petit bar du quartier La Petite-Patrie, à Montréal, explique que son établissement a augmenté ses salaires de 25 % cette année afin de garder son personnel.

Cette augmentation, couplée à la mécanisation de certains processus comme la fabrication des pâtes artisanales, a donné un jeu de somme nulle.

« On a trouvé un équilibre : notre masse salariale n'a pas bougé. On fait la même chose qu’avant, mais avec moins d’heures. »

— Une citation de  Antonin Frenette-Laporte, copropriétaire du Vinvinvin

Par exemple, la miche de pain au levain, proposée auparavant sur le menu, est devenue une assiette de pain plat, qui ne prend que quelques heures à faire au lieu de prendre toute une journée. On simplifie ce qu’on fait au maximum, mais les gens ont encore l’impression de manger de la nourriture de restaurant, souligne M. Frenette-Laporte.

[Dans les nouvelles manières de faire], on n’est plus juste focalisés sur le produit, mais on adapte les façons de faire pour produire des plats qui répondent à une rentabilité pour chacune des transactions, confirme de son côté le professeur de gestion à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec Robert Laporte.

Une autre voie de sortie pour les restaurants, selon plusieurs des personnes consultées pour cet article, est de miser sur une augmentation de la qualité générale. Ianik Marcil renchérit : On va offrir des produits à plus haut prix, mais à plus haute qualité. Ce n’est pas tout le monde qui peut se les payer, mais quand vous êtes capables, vous y allez à fond! Aller au restaurant, c’est un luxe.

Le monde mange de mieux en mieux, fait savoir Jean-François Allard. Les gens sont capables de se faire du tartare chez eux de nos jours. C’est triste pour les monsieur et madame Tout-le-Monde qui ne pourront plus se payer ça. Mais il y a un coût rattaché à la qualité.

C’est la stratégie adoptée par M. Mousseau-Rivard, qui a presque doublé ses prix et réduit sa capacité et ses heures d’ouverture.

« Je pense que ça va finir qu’on va aller manger soit à des places comme le Mousso, ou à des restaurants de chaînes. Les petits indépendants vont disparaître. »

— Une citation de  Jean-François Allard, ex-gestionnaire et chef

La force de frappe des grandes chaînes de restauration fait mal aux restaurants indépendants. Assurances et salaire compétitif font souvent partie des nouveaux contrats d’embauche dans les grandes entreprises de restauration rapide, et les économies d’échelle feront certainement une grande différence.

Une polarisation de la restauration semble se dessiner à l’horizon. Est-ce que la qualité, les prix plus hauts et une réduction du nombre de restaurants règleront les problèmes de l’industrie? Si l’avenir est toujours incertain, il est évident que le statu quo n’est plus soutenable. Il faut revoir comment on structure nos prix et la paye en général, prescrit Helena Lin. Il faut qu’il y ait un changement systémique.

Comment gère-t-on un restaurant de nos jours? La réponse est de plus en plus incertaine. | Photo : Radio-Canada