Catastrophique. Sombre. Les qualificatifs pour décrire la récolte de blé dans les Prairies canadiennes cette année sont lourds de sens. Les effets des changements climatiques et de la demande mondiale ont créé une « tempête parfaite » qui a propulsé les prix du blé à la hausse et, par extension, celui des pâtes alimentaires.
La sécheresse et la canicule du mois de juin sont arrivées au pire moment. Le blé de l’Ouest canadien entamait alors une étape charnière de sa croissance, durant laquelle le grain se forme et grossit.
Au téléphone, Geoff Backman, de la Commission albertaine du blé, trace un portrait noir de la situation. La saison 2021 avait un potentiel énorme, dit-il d’un ton qui traduit son inquiétude. Mais ça prend de la pluie pour faire des grains.
Et la pluie n’est jamais venue.
C’est un type de blé qu’on appelle durum, ou blé dur, qui a subi les pires pertes. C’est avec ce blé qu’on fait les pâtes alimentaires sèches comme les macaronis, notamment. Le sud des provinces des Prairies est normalement un endroit idéal pour sa culture, sauf que le blé ne peut pas tolérer de températures aussi hautes que ce qui s’est vu dans l’Ouest l'été dernier(Nouvelle fenêtre).
Sans eau et sous une chaleur cuisante, les épis ont flétri. Dès septembre, les fermiers et fermières du sud de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba en ont eu la confirmation : la récolte était la moitié moins bonne qu’attendu, en moyenne. Certaines fermes ont perdu la quasi-totalité de leurs récoltes. À l’échelle du Canada, le blé dur récolté est passé de 6,57 millions de tonnes métriques en 2020 à 3,54 millions de tonnes métriques en 2021.
Les marchés se sont alors emportés et, au début du mois d’octobre, le prix du blé dur albertain a atteint un sommet stratosphérique : plus de 590 $ la tonne métrique, alors qu’on l’achetait au même moment l’année précédente à 297 $, selon les données de Statistiques Canada.
Les effets au début de 2022
Puisque le blé dur est un aliment qui se conserve longtemps, les effets des prix élevés ne se répercutent pas sur les tablettes tout de suite, comme le signale l’agroéconomiste Annie Royer, de l’Université Laval.
De plus, la chaîne d’approvisionnement est complexe, ce qui rend difficile la prédiction des conséquences. Le prix va aller à la hausse, ce n'est pas un secret, affirme-t-elle. Mais quel maillon va prendre quelle part? Ça reste à voir.
Personne ne peut, pour l’instant, prédire de quoi aura l’air l’augmentation. Geoff Backman estime que le véritable coup arrivera en janvier, et qu’il sera alors possible de mieux jauger l’étendue du problème.
Les deux spécialistes rassurent tout de même les gens : il est peu probable de voir l’étalage des pâtes alimentaires se vider à l'hiver à l’épicerie du coin. Le marché domestique canadien est amplement couvert par la production intérieure, même cette année. Or, si nous ne sommes pas en pénurie, pourquoi donc le prix des pâtes augmentera-t-il?
Le Canada est le grenier du monde pour le blé dur
, selon Mme Royer. D’après la Banque mondiale, en 2020, le pays était de loin le plus gros fournisseur de cette ressource pour l’Italie, le Maroc et l’Algérie, notamment.
L’appétit des pays importateurs, affolés par la mauvaise production au Canada, en Russie et en Europe, influencera certainement le prix à la caisse, lequel viendra s’ajouter à une inflation déjà rugissante.
« Ce sont encore les familles à faible revenu qui vont avoir le contrecoup de ça. Si les pâtes augmentent de 25 cents [par exemple], pour certaines personnes, c'est beaucoup. »
La spéculation est un effet qu’il est difficile de distinguer de la véritable rareté. Les marchés boursiers pourraient être tentés d’investir dans le cours du blé, ce qui fait monter les prix réels de la ressource.
Tout le monde veut être bien placé : on essaie de sécuriser des stocks, mais aussi, on veut faire des coups d'argent, explique Annie Royer. Il y a une possibilité de spéculation financière, comme c'était le cas en 2008 [après le krach boursier]. C’est un danger; il y a une réflexion à faire par rapport à ça. Est-ce que c'est correct de faire de la spéculation sur une denrée aussi importante?
À la ferme
Même si les prix atteignent des sommets historiques, les agriculteurs et agricultrices des Prairies ne peuvent pas en profiter, comme le souligne Geoff Backman. C’est parce que les contrats pour le blé sont souvent négociés à l’avance, en prenant en compte un prix figé dans le temps.
L’augmentation de près de 100 % des cours du blé durum n’aura donc pas aidé les entreprises agricoles. Certaines se voient même obligées de payer des pénalités parce qu’elles n’arrivent pas à honorer leurs contrats. S’il y a une autre sécheresse l’année prochaine, les fermes de l’Alberta feront face à des problèmes financiers considérables et nous verrons des faillites
, avertit M. Backman.
« C’est vraiment la tempête parfaite. »
À long terme, la recherche en agronomie se concentre beaucoup sur la création de cultivars résistants à la chaleur. Les pratiques agricoles sont aussi en train de changer, et la manière de cultiver le blé s’est grandement améliorée, ce qui a sauvé une partie de la récolte cette année, selon les dires de Geoff Backman.
Il ne faudrait pas qu'il y ait plusieurs années comme ça, mais les changements climatiques pourraient changer la donne
, avertit Mme Royer.