Le quatuor culinaire Menu Extra a décidé – pour l’instant – de ne pas ouvrir de restaurant, malgré ce qu’il laissait sous-entendre plus tôt cette année. Le groupe fonce plutôt tête baissée dans le concept de gastronomie à la maison qui l’a fait connaître. Cette décision est-elle un signe que l’industrie s’apprête à changer?
Menu Extra, c’est l'entreprise des chefs Camilo Lapointe Nascimento et Francis Blais, anciens du Mousso et gagnants 2020 des émissions Les chefs! et Top Chef Canada, respectivement. Si les deux gars avaient dans la tête d’ouvrir un restaurant depuis le début, ce sont plutôt leurs plats prêts à enfourner de luxe qui se sont imposés ces derniers temps.
La pandémie nous a fait découvrir la gastronomie à la maison, mais c’était une obligation, raconte le co-chef Francis Blais. On s’est cassé le crâne pour faire quelque chose qui ressemblait le plus possible à un restaurant.
Après avoir tant rêvé de cet espace physique, le quatuor a assumé son côté virtuel. Avec le sommelier Alexis Demers et le réalisateur Martin C. Pariseau à la direction artistique, Menu Extra s’est lancé, l’année dernière, dans le prêt-à-enfourner et dans une série de cours de cuisine en ligne appelée Chefs en direct, en plus d’organiser des événements éphémères dans des vignobles, dans des restaurants, et même dans un hôtel.
Quant aux plats prêts à enfourner, ils seront bientôt offerts partout au Québec grâce à un nouveau réseau de distribution. On n’était plus obligés de le faire, mais on avait quand même du plaisir. On reste maître de notre art
, souligne Francis.
Loin de la nappe blanche
Une décision qui pourrait paraître surprenante... si l'on ignore les transformations profondes amenées par la pandémie, selon Robert Laporte, professeur de gestion à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ). Bien des restaurants ont été séduits par un modèle qui sort de la nappe blanche, d’un menu complexe, pour démocratiser encore plus la gastronomie
, dit celui qui conduit notamment des recherches sur les modèles d’affaires en restauration.
M. Laporte voit de nombreux avantages dans la décision de Menu Extra. L’angle mort de la restauration, c’est les frais fixes, donc le loyer, dit-il. Avoir une salle à manger de 30, 40 ou 100 places que vous ne pouvez pas optimiser… Des restaurateurs ont souffert, et certains ont dû fermer leurs portes à cause de ça.
Le changement de modèle se traduit souvent par une redéfinition de ce que le succès veut dire. Avant, on réfléchissait avec le chiffre d’affaires, signale-t-il. Maintenant, les restaurateurs étudient davantage leur marge de profit et la façon de faire des plats qui répondent à une rentabilité pour chacune des transactions.
La haute cuisine a été forcée de sortir des salles à manger et d’adapter ses menus à un nouvel univers. Les cantines gastronomiques [qu’on a vues durant la pandémie] sont des exemples de restauration pour emporter qui maintient des standards en matière de savoir-faire
, affirme M. Laporte.
La dernière année a été le moment pour plusieurs néophytes d’essayer la cuisine de chefs qui sont normalement hors d’atteinte. Nos événements, c’est pour un faible pourcentage de gens, mais le prêt-à-enfourner nous amène à partager avec encore plus de gens
, explique Francis Blais.
Beaucoup de gens n’ont pas encore repris leur place dans les salles à manger des restaurants, malgré la réouverture. Organiser le gardiennage pour les enfants ou se déplacer peut parfois freiner certaines personnes qui ont quand même le goût de se faire plaisir. C’est là qu’entre en jeu le concept du prêt-à-enfourner.
Créer l’événement
Les événements de Menu Extra ont permis plus que de seulement faire connaître l’entreprise. Installée temporairement dans des vignobles ou dans un hôtel de luxe, l’équipe a pu sortir de son local et revivre l’intensité des services d’un restaurant.
Les événements, ça garde notre créativité aiguisée. Il y a quand même un changement dans le fait de faire un service, souligne le co-chef Camilo Lapointe-Nascimento. Ça nous permet de rester connectés avec ces racines-là.
C’est une partie de notre métier qu’on aime beaucoup, ajoute Francis. On a perdu ça à travers le prêt-à-enfourner, alors les événements nous permettent de connecter avec les gens.
Le but n’est donc plus de servir 200 couverts dans un local prestigieux, mais bien de créer un événement pour que le repas devienne plus qu’une consommation
, analyse Robert Laporte.
Trouver l’équilibre
C’est quasiment l’envers de notre métier
, fait remarquer Francis Blais, en parlant du concept de plats prêts à enfourner.
Loin de l’adrénaline d’une soirée en cuisine, l’équipe de Menu Extra travaille à des heures normales et raisonnables. La très prochaine paternité de Francis y est pour quelque chose. C’est quelque chose de calculé. L’ouverture d’un restaurant, ça aurait été quelque chose de très peu sain
, dit-il.
« Ne pas ouvrir un restaurant, pour l’instant, veut dire prendre soin de nous. »
Dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre qui frappe de plein fouet la restauration(Nouvelle fenêtre), garantir des heures régulières – ponctuées d’événements plus rythmés – devient un atout.
Le volet caritatif de Menu Extra sera également développé dans la prochaine année : un livre qui rassemble les recettes de Chefs en direct sera publié prochainement et servira à amasser des fonds pour une cause qui n’a pas encore été choisie.
Menu Extra ne fait pas de boîtes à lunch. J’aime qu’ils aient un volet de soutien à la communauté, qu’ils aient une bonne identité, analyse Robert Laporte. Ils ne sont pas unidimensionnels.
Où s’en va la restauration?
M. Laporte y va de quelques pronostics pour l’avenir de la gastronomie en se basant sur les expériences des 19 derniers mois. La restauration traditionnelle a toujours sa place, souligne-t-il. Mais il faut que ça soit une institution ou une raison de se déplacer.
Il faut à tout prix éviter de surfer sur les tendances et les modes. Pour les restaurants bien établis, l’envie de tout conserver comme avant peut être forte, mais il faut parfois y résister. Il ne faut pas devenir un musée, prescrit-il. La restauration devrait s’inspirer de l’Opéra de Montréal, redéfinir l’offre, les segments de clients; faire des pop-ups, créer l’événement, se déplacer et sortir de la salle à manger.
Surtout, attendre que ça passe plutôt que de s’adapter n’est pas une bonne solution. C’est comme retenir son souffle, illustre Robert Laporte. Les restaurants fonctionnent par intuition, mais il faut être observateur. Il faut se singulariser.
Robert Laporte donnera une conférence virtuelle sur le sujet des nouveaux modèles d'affaires en restauration(Nouvelle fenêtre) le 22 novembre prochain. L'inscription est gratuite.