Pendant 10 ans, Paul Bergeron a donné de son temps, de son énergie et de sa bonne humeur. Toute la journée, cinq fois par semaine. Dans la cuisine du Café L'Itinéraire, il a préparé des milliers de repas pour les camelots du magazine. Celui que tout le monde appelle respectueusement « monsieur Paul » quitte son poste pour relever de nouveaux défis, mais pas avant de nous servir quelques dernières perles de sagesse sur un plateau de cafétéria.
Attablé dans le Café L'Itinéraire, coin Sainte-Catherine et de Lorimier, monsieur Paul s’exprime d’une voix douce et avec un sourire qui inspire confiance. Pour cet ancien fonctionnaire fédéral, la vie est faite d’étapes bien définies.
Le moment de sa retraite, à 60 ans, a sonné le début d’une autre carrière. Je voulais que ça soit bénévole, parce qu’alors on n’a pas à s’encombrer de combien on va gagner, de combien on doit déclarer, dit-il. On n’a qu’à se fixer sur le fait de donner de son temps.
Donner son temps, pour Paul Bergeron, ça veut dire enfiler son tablier à 7 h 30 tous les matins de la semaine pour préparer les repas servis aux dizaines de camelots du magazine L'Itinéraire. Ce bimensuel est vendu aux sorties des métros et sur les trottoirs de la métropole québécoise par des personnes marginalisées ou exclues du marché du travail, ayant souvent connu l’itinérance.
Monsieur Paul n’est pas seul aux fourneaux. Autour de lui bourdonne une joyeuse équipe composée de gens de tous horizons, dont le dénominateur commun est le retour au travail. On réussit à faire de la cuisine, mais l'idée, c’est surtout de faire prendre de la valeur aux gens, explique le cuisinier. Des fois, ils ont un manque de confiance; il faut leur en redonner.
Je me suis aussi familiarisé avec beaucoup de camelots. C’est comme rendre service à nos frères, à nos sœurs, aux amis de nos enfants... On veut leur faire plaisir
, raconte-t-il.
D’ailleurs, d’où vient ce monsieur
devant Paul
, dans un endroit où tout le monde s’appelle par son prénom?
Je ne sais pas comment est partie cette histoire-là, affirme-t-il. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont commencé à dire monsieur quand d’autres rentraient ici et m'appelaient Paupaul ou Ti-Paul. Les gens disaient : "Non, c’est monsieur Paul!" Donc, ils ont imposé le "monsieur". C’est resté. Ça pourrait être Paul et ce serait correct!
La cuisine comme source d’inspiration
Monsieur Paul semble trouver plaisir dans sa cuisine, même si aucune journée ne se ressemble. J’ai comme un talent pour ça, j’ai une facilité, admet-il. Quand j’arrive le matin, je ne suis pas en train de me dire : "Ah non, qu’est-ce qui va se passer aujourd’hui?" Non, je suis de très bonne humeur, j’ai mon plan A, mon plan B et mon plan C.
Pour lui, l’acte de cuisiner pour les autres porte une certaine poésie. Le caractère éphémère d’un repas, selon lui, permet de ne jamais s’attarder aux succès ou aux échecs du passé : Aujourd’hui, avec tout ce qu’on va donner comme énergie, si les gens apprécient, ça va être parfait, mais on ne peut pas s’asseoir sur nos lauriers. Demain, il faut recommencer. Ce qui est beau aussi, c’est que si on n’a pas bien réussi, ce n’est pas grave, on recommence demain!
« Le but, c’est qu’ils se sentent bien, et si tu manges bien dans la journée, ça commence du bon pied. »
Grâce aux dons de nourriture de Moisson Montréal, la cuisine de monsieur Paul permet de préparer chaque jour des repas du midi et, avant la pandémie, des déjeuners. Les mets les plus populaires comprennent le pâté chinois, le spaghetti, le hamburger steak, le poulet et le pain de viande. Tout ce qui est réconfortant... c’est très traditionnel
, résume le chef. Et pour dessert? Le pouding chômeur!
lance-t-il en riant.
Des moments d’apprentissage
Au cours de ses 10 ans de bénévolat au sein de cette équipe, Paul Bergeron a pu se familiariser avec bien du monde. Il garde de cette communauté quelques leçons importantes. J’ai appris à être gentil, patient et souriant, soutient-il. Quand on rend service, c’est assez plate de recevoir un service de quelqu’un qui a l’air bête.
« Chaque matin, avant de partir de chez moi, je me prends une bonne poignée de bonne humeur, une bonne poignée de sourire et j’arrive rarement à la fin de mon quota durant ma journée. »
Ils ont une vie tellement dense et parfois difficile. Je trouve qu’ils sont beaucoup plus résilients que moi
, raconte monsieur Paul.
Il y en a, des camelots qui vivent des hauts et des bas dans leur propre vie, dit-il. Certains sont arrivés sous l’effet de la drogue ou de l’alcool. Ce n’est pas nécessairement joli, mais ces gens-là, j’ai vite compris que quand ils ne sont pas de bonne humeur, ce n’est pas à cause de moi, c’est quelque chose qui se passe dans leur vie.
Et comment réagir devant une personne qui se montre brusque, voire fâchée? Dans des moments comme ça, parfois tendus, je me dis que c’est peut-être qu’ils sont en train de me dire : "Écoute-moi!" Il faut être attentif, affirme monsieur Paul. Quand on n’est pas capable de s’exprimer doucement, c’est parfois parce que les gens n’écoutent pas.
Un départ serein
À la fin du mois de juillet, monsieur Paul raccrochera son tablier et quittera pour de bon sa cuisine. Comme il avait eu l’appel de la communauté à sa retraite, il y a 10 ans, il est maintenant temps de se concentrer sur des défis personnels. C’est une continuité. Il me reste 30 ans de vie, il faut que j’aie assez d’idées pour 30 ans!
lance-t-il.
Le septuagénaire veut donc apprendre le thaï, une langue dont il ne connaissait pas la graphie, pour pouvoir partir de zéro.
Je perds des forces aussi. C’est assez rough sur le corps, avoue-t-il. J’ai aimé, mais je trouve que c’est assez. Dans la vie, il faut être capable de s’en aller. On n’est pas unique.
Bien conscient du vide qu’il laisse derrière lui, monsieur Paul n’est toutefois pas inquiet pour l’avenir de sa cuisine. Ses collègues ont la situation bien en main, selon lui, et la direction du Café L’Itinéraire tente présentement de trouver sa relève… une personne qui, cette fois, sera rémunérée.
« Je fais la bonne chose, dans le bon temps, à la bonne place. »
Loin d’être un nostalgique, monsieur Paul regarde en avant, comme il l’a fait chaque jour durant ces années de travail à nourrir son monde.
Toutefois, lorsqu’il passera la porte du Café L'Itinéraire pour la dernière fois, il partira avec un bagage qui ne se voit pas au premier regard. Les camelots sont des exemples pour moi, des exemples de vie, dit-il avec reconnaissance. Ils m’ont aidé à être plus humain.