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Les plats traditionnels chinois sont parfois mal connus. Le dumpling, ou jiaozi, est probablement le mets chinois le plus populaire en Occident. | Photo : Getty images/iStock / Xijian

Enfant, Rachel Cheng détestait apporter des dumplings à l’école. Le parfum qui se dégageait de sa boîte à lunch lui attirait les moqueries de ses camarades. Son expérience n'est pas unique : des préjugés négatifs subsistent encore aujourd’hui sur la nourriture d'origine chinoise. Mais loin de se laisser abattre par l’intolérance, quatre descendantes d’immigrantes et immigrants chinois ont décidé de se réapproprier leur héritage culinaire et d’en faire un outil d'affirmation.

Rachel Cheng, qui travaille en communications pour des organismes du milieu de l’alimentation, indique que la dernière année a été extrêmement difficile pour les gens d’ascendance chinoise, avec l’augmentation fulgurante au pays des actes racistes posés contre les personnes d’origine asiatique(Nouvelle fenêtre).

L’histoire de Rachel trouve écho dans celle de Jenna Quach, autrice d’un livre de recettes asiatiques et gérante de l’épicerie Hawaï, située à Montréal.

Les parents de Jenna Quach, deux personnes d’origine chinoise, sont nés au Cambodge et ont été forcés de quitter leur pays dans le contexte de la prise du pouvoir par les Khmers rouges. Lorsque la famille est arrivée au Canada, le domaine de l’alimentation était, comme pour beaucoup d’autres immigrants et immigrantes de leur génération, une bonne façon de gagner sa vie.

J’ai grandi en ayant beaucoup de difficulté à assumer mon identité, raconte Jenna Quach.  J’avais honte de décrire ce que je mangeais, parce que je me faisais tout le temps critiquer; les gens disaient que ma nourriture sentait bizarre.

Ma grand-mère m’avait donné un dessert de riz enveloppé avec des feuilles de banane, se souvient Mme Quach. J’avais un camarade qui m’avait dit : "Ark! Qu’est-ce que tu manges?"Je devais le cacher!

« C’était un festin à la maison, c’était grandiose. Mais quand il y avait un restant, pour l’amener à l’école, c’était un tout autre scénario.  »

— Une citation de  Jenna Quach

De son côté, Stéphanie Wang cultive des légumes asiatiques, comme le chou chinois et le bok choy, mais aussi d’autres verdures telles que le gai lan, le pak choï et le choï sum à sa ferme Le Rizen, située à Frelighsburg. Elle fait aussi un kimchi et des produits transformés tirés des légumes qu’elle fait pousser.

Mme Wang explique qu’elle se sent comme isolée, dans une bulle par rapport à d’autres personnes vivant en ville, lorsqu’il est question de racisme. Moi, je n’ai rien senti ou vécu. C’est peut-être parce que je ne porte pas attention, fait-elle remarquer.

Pourtant, elle a bien remarqué certains comportements qui passent pour un certain racisme ordinaire , comme le fait qu’elle et une autre femme d’origine asiatique de la région, qui produit elle aussi du kimchi, sont parfois confondues par les gens : J’avoue que ça me titille un petit peu. Tu ne te donnes même pas la peine de distinguer les personnes.

Elle se dit complètement solidaire des revendications des personnes d’origine asiatique pour lutter contre le racisme.

Le général Tao

Il y a cette préconception que la cuisine chinoise, ce sont juste des choses hyper simples , dit Rachel Cheng.

Pour la chef Anita Feng, la vision qu’ont bien des personnes de la cuisine chinoise se limite trop souvent aux clichés habituels. Il y a des gens pour qui la cuisine chinoise, ce ne sont que des dumplings et des nouilles, déplore-t-elle. 

« J’ai même un ami, qui disait aimer la "bouffe chinoise", qui est allé en Chine et qui a été déçu de ne pas y trouver la nourriture qu’il voulait. »

— Une citation de  Anita Feng

La fameuse nourriture sino-canadienne, qui comprend entre autres le poulet général Tao, le chop suey et d’autres mets hybrides n’ayant pas grand-chose à voir avec les diverses cuisines chinoises régionales traditionnelles, est parfois la cible des critiques de puristes qui voudraient que les restaurants servent des mets moins nord-américains.

Rachel Cheng admet avoir eu des préjugés négatifs à l’endroit de cette nourriture. Mais en en apprenant plus sur ses origines, elle a découvert une histoire de survie et d’inventivité. J’ai appris qu’il y a toute une génération d’immigrants chinois qui n’avaient pas d’autre choix que de travailler en restauration, depuis la construction du chemin de fer jusque dans les années 40 , dit-elle.

Mme Cheng fait référence aux lois visant à restreindre l’immigration chinoise au Canada, dont les lois sur l’immigration chinoise de 1885 et de 1923. Cette dernière, votée par le gouvernement de William Lyon Mackenzie King, interdisait aux gens d’origine chinoise d’entrer au pays, sauf dans des cas bien précis et des circonstances exceptionnelles. De 1923 à 1946, seulement 15 personnes venues de Chine ont émigré au Canada.

Dans beaucoup de provinces canadiennes, on a grandement réduit les droits des personnes d’origine chinoise à travailler, à devenir propriétaires, à se déplacer librement et à voter aux élections.

C’est dans cette ambiance de discrimination et de haine xénophobe que ces gens ont dû trouver une manière de survivre. La restauration était alors un moyen d’assurer un revenu à sa famille.

Sauf que ces restaurants ont dû composer avec les goûts d’une clientèle peu habituée à leurs saveurs traditionnelles, de même qu’avec l’absence de plusieurs ingrédients. Ils ont donc ajouté du sucre et du gras, puis simplifié les recettes pour charmer les palais nord-américains.

Le résultat de cette mauvaise réputation est que la clientèle est moins à même de vouloir payer cher pour de la nourriture chinoise. Elle est vue comme cheap, rapide, salée, grasse et sucrée, souligne Rachel.

« Tout le monde peut comprendre : si tu déménages de Montréal vers une petite ville où il n’y pas de bons bagels, tu vas essayer de les faire toi-même! C’est ce que les gens ont essayé de faire en arrivant ici. »

— Une citation de  Rachel Cheng

On m’approche beaucoup en disant que la cuisine chinoise, c’est la moins élégante des cuisines asiatiques, confirme Anita Feng.

Mais qu’est-ce qui changerait si j’approchais le dim sum comme j’approche la très bonne pâtisserie? demande Rachel Cheng. Qu’est-ce qui arriverait si j’étais prête à payer le même prix pour un très bon bao au porc barbecue que pour un éclair chez Rhubarbe?

Il y a beaucoup de force qui vient de ça, poursuit Rachel Cheng. Pour moi, c’est encourageant de voir comment ils ont survécu. Je prends ça moins mal maintenant, même si [la nourriture sino-canadienne] ce n’est pas ça, la bouffe chinoise.

La nourriture comme baume

Malgré les blessures qui y sont liées, la nourriture peut parfois devenir un remède et un outil de dialogue, selon les femmes interrogées pour cet article. Jenna Quach se rappelle parfaitement le moment où elle a pris la relève de ses parents à la gestion du marché Hawaï, dont la clientèle est en effet composée en bonne partie de personnes blanches. 

Soudainement confrontée à la honte de sa propre culture culinaire, Mme Quach raconte s’être plutôt mise à s’affirmer au contact de la curiosité de la clientèle : J’ai vu un autre côté de l’image quand j’ai commencé à travailler à l’épicerie. J’ai réalisé que, dans le fond, les gens sont ouverts à connaître les aliments!

Elle s’est alors donné un rôle d’éducatrice. Faisant un usage habile des réseaux sociaux, Jenna Quach a commencé à suggérer des produits et des recettes en expliquant bien l’origine des aliments et comment les utiliser en cuisine. Elle a même écrit un livre de recettes, afin de faire connaître la nourriture qu’elle aime tant. Ça m’a aidée à m’identifier; ça m’a donné un boost de fierté, dit-elle.

« C’est très bien pour nous, parce que quand la personne goûte à un aliment [qu’elle trouvait étrange avant], ça allège les préjugés sur notre culture. »

— Une citation de  Jenna Quach, gérante du marché Hawaï et autrice culinaire

Je devrais remercier les gens autour de moi, affirme Mme Quach. Si mes clients étaient juste des Asiatiques, s’il n’y avait pas eu les réseaux sociaux… je pense que j’aurais encore honte.

De son côté, Anita Feng a rapidement réalisé l’ignorance générale concernant la véritable nature de la cuisine chinoise. J’étais fâchée du manque de connaissances, parce que la cuisine chinoise, c’est beaucoup de choses, souligne-t-elle. C’était comme une mission : je voulais montrer aux gens que la cuisine chinoise, c’est pas juste un tas d’affaires "pitchées" ensemble!

La chef s’est donc rendue au Sichuan pour apprendre les rudiments de cette cuisine régionale, plutôt épicée et aromatique.

« J’ai envie de défendre cette cuisine, parce que je l’aime. »

— Une citation de  Anita Feng, chef cuisinière

L’amour de la cuisine traditionnelle qu’elle réussit à transmettre devient, pour la chef, une source de confiance envers l’autre. Le fait que je fasse de la cuisine chinoise me réconforte, confie Anita. Les gens apprécient, sont enthousiastes quand je cuisine... Ça me fait dire que c’est peut-être moins pire qu’on pense; que les racistes, ce sont des marginaux.

Alors qu’elle a laissé de côté ses études en graphisme pour se lancer en cuisine, la chef ne regrette pas ce changement de domaine. La nourriture, c’est la chose qui peut communiquer avec tout le monde; c’est le meilleur prétexte pour se rencontrer, dit-elle.

Et nul besoin de cuisiner pour les autres pour voir la nourriture comme un remède et une manière de s’affirmer. C’est un acte de résistance de me cuisiner des dumplings, parce que je ne veux plus y associer des souvenirs douloureux. C'est devenu une manière de me reconnecter avec mon héritage et de le célébrer, expose Rachel Cheng, en référence à l’intimidation qu’elle a vécue à l’école à cause de la différence entre son lunch et celui de ses camarades.

Le goût de l’ouverture

Selon Stéphanie Wang, l’ouverture à d’autres cultures ne peut avoir que des avantages. Les verdures asiatiques multiplient les possibilités en cuisine; ça va juste rendre les gens plus en santé! lance l’agricultrice avec enthousiasme.

De plus en plus, il y a des étudiants en agriculture qui m’écrivent à propos des légumes asiatiques, raconte Mme Wang. Je veux partager le plus possible. Le gros potentiel des légumes asiatiques, c’est de faire des légumes verts plus diversifiés.

Anita Feng a remarqué récemment une meilleure connaissance des aliments d’origine chinoise chez les plus jeunes : Ils connaissaient l’huile de sésame, le vinaigre noir… Je suis pas mal certaine qu’aujourd’hui, un enfant qui amène des dumplings à l’école, il n’aura pas de problème.

Mon espoir, c’est qu’on accorde la même place aux cuisines chinoise, congolaise ou ukrainienne, par exemple, qu’on donne à la bouffe française ou celle qui est considérée comme haut de gamme, indique de son côté Rachel Cheng. Quand on ajoute des gens, on n’enlève rien à personne. Où est-ce qu’on peut trouver des points de solidarité?

Les plats traditionnels chinois sont parfois mal connus. Le dumpling, ou jiaozi, est probablement le mets chinois le plus populaire en Occident. | Photo : Getty images/iStock / Xijian