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Un festin de homards qui va à l'essentiel. | Photo : iStock / Torresigner

Ma grand-mère Aline est née au milieu des années 1920 dans une famille acadienne francophone. Une Arsenault d’Abram-Village, à l’Île-du-Prince-Édouard. Petite, elle partait pour l’école avec un sandwich au « houmard »préparé par sa mère, un lunch qui lui valait quelques mesquineries de la part de ses camarades de classe.

Le père d’Aline était à la fois pêcheur et agriculteur pour nourrir sa famille. Très tard dans la nuit, il parcourait à pied la distance qui séparait la maison de son quai. À son retour sur la terre ferme, quelques heures plus tard, il entamait son deuxième quart de travail dans les champs. Son fertilisant de prédilection était les rebuts de la cuisine de sa femme ou ceux de la « facterie » avoisinante : les antennes et les carapaces des crustacés pêchés.

Lorsqu’elle a quitté son île à 18 ans pour s’établir à Montréal, ma grand-mère ne savait pas faire cuire un œuf, mais elle pouvait décortiquer un homard les yeux fermés, de la tête à la queue. D'aussi loin que je me souvienne, le homard a toujours occupé une place importante dans notre famille.

Un jour d’été – je devais avoir 3 ou 4 ans –, mes cousins et moi regardions un film dans la salle de séjour vitrée chez mes grands-parents. À l’écran, une jeune femme terrorisée s’époumonait à la vue d’un gigantesque homard sortant des eaux. Comment on a réussi à visionner un vieux film d’horreur japonais diffusé sur le câble, en plein après-midi, à la fin des années 1980, je n’en ai aucune idée. Mais après cela, j’ai eu une peur bleue des homards pendant quelques années. Et pourtant…

Une histoire de famille

Chaque année, pendant quelques décennies, notre tribu se réunissait à la Saint-Jean-Baptiste pour célébrer l’arrivée de l’été et la saison du homard. Mes grands-parents venaient d’ouvrir la piscine, et l’on disposait tout autour quelques tables pour accueillir une vingtaine de gourmands et de gourmandes.

Notre tablée n’avait rien à voir avec les grandes réunions familiales d’antan à l’Île (dont un légendaire repas de homards pour 85 personnes), mais elle était tout de même belle à voir, les gens placés coude à coude entre les nombreux culs-de-poule.

Au souvenir de mon père, ces soupers thématiques annuels ont commencé quelque part au début des années 1980, à l’initiative de mon grand-père. La plupart du temps, il s’approvisionnait auprès de son neveu pêcheur basé à l’Île, qui lui proposait le reste de sa cargaison après sa livraison à Toronto.

Beau temps, mauvais temps, la cuisson du homard se faisait à l’extérieur, dans une gigantesque cuve déposée sur un brûleur. Le tout se déroulait près de la maisonnette de la piscine, mais loin de nos éclaboussures chlorées.

Un de mes oncles, cuistot désigné, ne pouvait s’empêcher de voler une pince pour goûter. Il valait mieux garder l’œil ouvert lors du service, sans quoi un homard-manchot nous était servi incognito.

Ma grand-mère ne servait que l’essentiel pour accompagner ce festin : une jardinière composée de tranches de tomates, de concombres et d’oignons, du pain baguette et du beurre fondu. C’est tout. Tout de suite après le repas, les adultes faisaient un bi, un verre de vin à la main (du rouge, toujours du rouge), pour décortiquer les restes, qui seraient plus tard transformés en potage.

Mes tantes cuisinaient des bouchées sucrées pour accompagner les célèbres pets de sœur d’Aline. En temps normal, ces biscuits à la cannelle et à la cassonade s’envolaient comme des petits pains chauds; on en mangeait entre les repas, en cachette, dans la dépense de ma grand-mère. Pour le souper de homards, ils disparaissaient de la table à desserts à la vitesse de l’éclair. Ma grand-mère les préparait sous forme de pouding, avec une garniture maison aux bleuets. On les servait plus tard en soirée, autour du feu de foyer et pendant notre baignade au clair de lune.

Malheur à ceux et celles qui pataugeaient encore dans la piscine à ce moment : les retardataires se retrouvaient à racler le plat afin de se mettre quelques miettes sous la dent. À ce jour, ça demeure mon dessert favori, toutes catégories confondues.

Comment décortiquer un homard selon Aline

Une fois la phobie des crustacés géants surmontée, j’ai appris à décortiquer un homard avec l’aide de mon père. Sa séquence : s’attaquer d’abord aux petites pattes, puis aux pinces et à la queue. C’est là que ça s’arrêtait pour plusieurs d’entre nous, alors que pour d’autres, tout y passait : certaines sections du corps et, surtout, les œufs des femelles et le tomalli. Chez nous, on l’appelle le fard; cette pâte verte goûteuse retrouvée dans la cavité du homard est loin d’être la tasse de thé de tout le monde.

Ma grand-mère, quant à elle, se régalait de tout ce qu’il y avait à déguster, et son plaisir était contagieux. Souriante, elle papotait et riait, tout en jonglant avec ses pinces et son verre de vin (du rouge, toujours du rouge).

Avec les années, j’ai mis au point une chorégraphie qui me permet d’imiter, modestement, la minutie et l’efficience d’Aline la décortiqueuse. Je commence ma dégustation par quelques pattes, gorgées d’eau saline, en pressant lentement, mais fermement, les dents sur la carapace. Cette extraction de la chair est un de mes gestes favoris en cuisine et une des raisons pour laquelle j’adore aussi manger des artichauts.

Après les premières pattes, je tourne doucement le corps et la queue dans des directions opposées, jusqu’à ce qu’un petit snap se fasse entendre. J’ausculte d’abord le corps et nettoie la cavité tout en laissant une légère trace de fard, juste assez pour enduire et assaisonner la chair filandreuse. Le reste se retrouve dans le cul-de-poule commun (désolée, mamie) et ce qui tombe dans mon assiette est épongé avec une tranche de pain.

Ensuite, ce sont les morceaux convoités qui y passent – une pince et une partie de la queue – puis les dernières pattes, qui rafraîchissent mon palais. Si le festin s’arrête là, je sais qu’un sandwich copieux m’attendra le lendemain matin. Et qu’Aline s’en délecterait, elle aussi, avec un bon café.

Un festin de homards qui va à l'essentiel. | Photo : iStock / Torresigner