Quand on ne sait pas cuire un œuf à l’âge adulte, on fait rarement carrière en restauration. Or, le parcours de Carlos Ferreira, depuis ses jeunes années dans la campagne portugaise jusqu’à la fondation du restaurant qui porte son nom à Montréal, est rempli de surprises. Cet amour profond pour les saveurs du Portugal, il l’a transmis à une deuxième génération au sein de sa propre famille.
À 19 ans, je n’avais jamais encore goûté un aliment qui venait d’un Frigidaire, ou quelque chose qu’on n’avait pas élevé ou produit, sauf l’huile d’olive. Même pas le vin. On élevait les animaux et on faisait pousser les fruits et légumes derrière la maison. La viande se conservait soit dans le sel, soit dans le gras
, raconte l’homme d’affaires.
Carlos Ferreira parle de ses souvenirs d’enfance au Portugal comme si un projecteur faisait défiler des images aux tons sépia. Avant qu’il pose les pieds au Québec, en 1975, sa famille n’avait quasiment jamais fréquenté les restaurants, car elle vivait de la terre à Estarreja, une petite municipalité située à 30 minutes au sud de Porto. Carlos mettait rarement les pieds dans la cuisine, puisqu’il se concentrait sur des tâches plus physiques autour de la maison.
« Ma mère n’était pas le cordon-bleu du Portugal, se remémore-t-il. Elle cuisinait à la dernière minute, avec un peu d’eau dans une casserole et un peu de gras pour mettre du goût, et let’s go. Mais elle y mettait de bons produits. C’était le produit qui faisait la différence, pas la finition ou le raffinement. »
La qualité du produit est toujours au cœur de la vie de Carlos Ferreira, aujourd’hui à la tête d’une entreprise de haute gastronomie qui possède trois adresses portugaises à Montréal. Le Ferreira Café, son tout premier restaurant, est établi dans le centre-ville depuis 1996.
Lettres de noblesse portugaises
Les premières années de Carlos Ferreira au Québec ont été ponctuées de petits emplois : soudure (son métier au Portugal), vaisselle, ménage... C’est là le lot de plusieurs immigrants et immigrantes qui tentent de s’enraciner dans une terre d’accueil. Il s’est ensuite trouvé une niche à la défunte Pâtisserie belge, où il a travaillé 12 ans. Cette période lui a permis de faire ses classes dans l’univers de l’alimentation et de se lancer en affaires en 1988, avec l’achat d’une franchise de cafés.
Le concept du Ferreira Café a germé dans son esprit cette même année, pendant un voyage au Portugal. Treize ans après s’être installé au Québec, Carlos Ferreira fait alors un premier retour dans son pays d’origine. À ce moment-là, le Portugal se trouvait dans l’ombre de l’Espagne aux yeux de plusieurs, et le pays était loin d’être une destination culinaire prestigieuse.
À cette époque, je trouvais ça dommage qu’on soit perçu comme un peuple vivant sous le seuil de la pauvreté, se remémore Carlos. Alors qu’à mes yeux, après cette visite, j’ai vu un pays noble, rempli de culture et d’histoire. J’ai voulu rapporter le Portugal à Montréal, tel que mes yeux le voyaient.
Quand le Ferreira Café ouvre finalement ses portes, le restaurant devient ainsi l’une des toutes premières adresses de haute gastronomie portugaise à Montréal. Depuis ce temps, le Vasco da Gama et le Campo se sont ajoutés à la liste d’établissements appartenant au Groupe Ferreira.
Selon Carlos, ce premier restaurant a contribué à redonner ses lettres de noblesse à la cuisine portugaise, longtemps éclipsée par les traditions françaises et italiennes à Montréal. Son amour pour son pays d’origine est encore tangible aujourd’hui, et pas seulement dans les assiettes des restaurants du Groupe Ferreira.
Sa fille Sandra peut en témoigner, elle qui est depuis cette année directrice générale de l’entreprise familiale.
« En pleine réunion, mon père va nous balancer bien sérieusement : "Il fait 24 degrés, plein soleil en Algarve!" raconte-t-elle en riant. Nous, on est comme : "T’es vraiment sérieux, tu nous déranges avec la météo du Portugal?" »
Plusieurs décennies après avoir quitté le chaud soleil lusitanien, Carlos a cédé les rênes du Groupe Ferreira à sa fille Sandra, âgée de 31 ans. Le patriarche est encore impliqué dans le quotidien de l’entreprise, mais c’est à Sandra que revient dorénavant la mission de faire connaître aux gens le meilleur du Portugal gourmand.
Le Portugal, c’est la moitié de moi, lance Sandra à propos de son héritage. C’est sûr que je suis née au Québec, sur la Rive-Sud, et que je suis très québécoise. Je mentirais si je disais que j’étais exactement 50-50. Par contre, mon père est tellement portugais, et il est tellement passionné de son pays qu’il nous a définitivement transmis cet amour du pays, de son alimentation, de ses villes et des paysages.
Importer ses poissons, son huile d’olive et son vin
Quand on parcourt la carte du Ferreira Café, on constate que les produits de la mer sont au cœur de la proposition gastronomique de l’endroit. Avant le début de la pandémie, la famille Ferreira importait plusieurs poissons directement du Portugal, tels le loup de mer, la dorade et les sardines en saison. Le restaurant a toutefois mis cette pratique sur pause en raison des contrecoups financiers de la COVID-19.
Le choix d’importer ces produits n’est pas dû au hasard : comme ils proviennent de l’Atlantique, ces poissons sont très différents de ceux qui sont pêchés dans la Méditerranée, où les eaux sont moins agitées. Carlos Ferreira les vante pour leur chair plus ferme, plus goûteuse et plus riche en oméga-3.
On avait le grand privilège d’importer nos loups de mer du Portugal, une fois par semaine par avion, souligne le restaurateur. Ils arrivent entiers, encore dans les bacs de glace. Ils sont pêchés à la ligne et certains ont encore des hameçons dans la bouche.
À défaut de goûter à un loup de mer pêché à la ligne, il a été possible de découvrir quelques plats signatures de la carte du restaurant. La pieuvre Lagareiro, tendrement poêlée avec des pommes de terre grelots, des oignons confits et des tomates cerises, fond littéralement dans la bouche. Pour sa part, la casserole de riz aux fruits de mer est généreuse en crevettes, en pétoncles et en moules, le tout enveloppé d’une sauce riche en tomate.
Depuis 2010, l’entreprise importe aussi du vin provenant du vignoble familial, situé dans le Douro supérieur, en plus d’en offrir qui viennent de sa sélection privée de vins portugais, lesquels forment 95 % de son cellier. La famille possède également sa propre oliveraie au Portugal, d’où provient l’huile d’olive utilisée exclusivement dans ses restaurants.
Or les aliments d’ici ne sont pas en reste. Pour concrétiser la vision de la famille, il est nécessaire de faire le pont entre le Portugal et le Québec dans l’assiette.
On travaille aussi avec des produits locaux, comme le thon de la Gaspésie, les oursins et les huîtres, illustre Sandra Ferreira. Il faut prendre ce que chaque endroit a de meilleur à nous offrir. On est un restaurant haut de gamme, où le client veut du haut de gamme. On veut les meilleurs produits de saison. Ça va pour les fruits et les légumes, les fruits de mer, la viande...
Passer de la mode à la restauration
Depuis l’ouverture du Ferreira, le Portugal a trouvé sa place au soleil sur la scène gastronomique locale. Sa cuisine s’est épanouie, et pas seulement dans le quartier portugais de la métropole, aux dires de Carlos Ferreira.
La cuisine portugaise a pris une grosse place aujourd’hui à Montréal, au point où les chaînes qui n’ont rien à voir avec le Portugal ont mis du poulet piri-piri dans leur menu et où des gens qui ne sont pas portugais ouvrent des restaurants à connotation portugaise. On sert nos vins dans les cartes qui n’ont rien à voir avec le Portugal.
La cuisine du Portugal a acquis ses lettres de noblesse aux yeux des fines bouches d’ici.
Si Sandra a repris le flambeau de l’entreprise familiale, il était loin d’être certain qu’elle allait faire le saut en restauration; un peu à l’image du paternel, lorsque ce dernier est arrivé au Québec au milieu des années 70.
Je ne pensais vraiment pas faire ça de ma vie, même que je ne voulais pas faire ça, confie Sandra. Un de nos restaurants, le Vasco da Gama, a ouvert l’été de mes 15 ans. J’ai travaillé là un peu pendant l’été et j’avais super peur de la machine à café!
Pendant ses études, la nouvelle directrice générale du Groupe Ferreira s’est plutôt tournée vers le marketing, la commercialisation de la mode et l’administration des affaires. Elle s’est même exilée aux États-Unis pour étudier et pour travailler dans le milieu du commerce de détail et des jeunes entreprises. Loin de la maison, elle a alors frappé un mur.
« J’ai réalisé que je n’étais pas passionnée par ce que je faisais, dit-elle. Mon père m’appelait sans cesse pour me vendre l’idée de travailler pour la famille. Il me trouvait des avantages tous les jours. Un jour, j’ai compris que ce serait vraiment cool de pouvoir travailler pour une marque qui porte mon nom. »
Sandra n’est pas la seule chez les Ferreira à voir les choses de cette manière. Deux des sœurs et trois des frères de Carlos (Maria, Olivia, Jorge, Tino et Julio) campent chacun et chacune des rôles diversifiés au sein de l’entreprise. Claudia, la sœur de Sandra, travaille aussi pour le groupe et s’est investie dans une websérie destinée à présenter le Portugal gourmand au public, comme les Ferreira le voient.
Les gens de ma famille sont travaillants, lance Sandra. Ça donne l’exemple. Mon père a toujours travaillé en montrant l’exemple. Est-ce seulement parce qu’il est portugais? Je ne sais pas, mais ce que je retiens de cette culture, si je peux généraliser, c’est qu’il ne faut pas avoir peur de se salir les mains.
À Estarreja, où l’on mange encore des poissons pêchés l’après-midi même et où des membres de la famille Ferreira résident toujours, qui aurait cru que cette passion pour la gastronomie du Portugal pouvait voyager jusqu’ici?