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Le Bombay Choupati, une fenêtre sur l’Inde à Pierrefonds

par  Denis Wong

Aakash Patel a pris la relève du restaurant familial établi dans l’ouest de l’île de Montréal depuis plus de 25 ans. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Presque 12 000 kilomètres séparent le Gujarat, un État de l’ouest de l’Inde, et ce petit centre commercial anonyme de Pierrefonds. Depuis un quart de siècle, les gens de l'Ouest-de-l'Île y trouvent pourtant l’un des restaurants indiens les plus vénérables de l’île de Montréal. Au Bombay Choupati, les Patel jonglent avec un marketing moderne et une cuisine traditionnelle, et font le pont entre Instagram et le bouche-à-oreille… même si cela entraîne des débats générationnels.

Bharti Patel a 13 ans lorsqu’elle pose les pieds au Québec, en 1976, après un long voyage depuis le Gujarat. Elle participe alors à la cérémonie d’ouverture de Jeux olympiques de Montréal, puisque les élèves de son école dansent en compagnie de la délégation indienne. À ce moment-là, elle est loin de s’imaginer qu'elle deviendra restauratrice un jour.

Pour Bharti et ses deux petits frères, venus rejoindre leurs parents au Québec après une demande de parrainage, l’éducation et l’intégration sont les priorités. Mais malgré la distance, les odeurs de la cuisine de sa grand-mère habitent encore Bharti. À ce jour, ces souvenirs parfumés sont toujours ancrés dans sa mémoire.

J’ai grandi dans une grosse famille, et mes grands-parents possédaient une ferme, raconte-t-elle avec nostalgie. Nous faisions pousser toutes nos épices et nos légumes. Je me rappelle nettement de la ferme quand j’avais 10 ans. J’ai appris comment ces aliments poussaient et ça m’intéressait beaucoup. Tous les enfants allaient dans les champs pour la cueillette.

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Ces familles issues de l’immigration tiennent un restaurant au Québec depuis des décennies, et c’est au tour d’une nouvelle génération de prendre la relève. Après avoir traversé des océans, les parents ont fait leur place ici grâce à la restauration, alors que les enfants qui reprennent le flambeau ont hérité d’un bagage socioculturel unique. Comment cela se traduit-il dans la cuisine et la salle à manger? L’histoire de ces familles conjugue le passé avec le présent.

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Avec sa famille, Barthi Patel est propriétaire du restaurant Bombay Choupati, situé dans l’arrondissement Pierrefonds-Roxboro.
Avec sa famille, Barthi Patel est propriétaire du restaurant Bombay Choupati, situé dans l’arrondissement Pierrefonds-Roxboro. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Sur cette grande étendue de terre, on retrouvait plusieurs épices essentielles à la cuisine indienne : curcuma, graines de fenouil, coriandre, piments rouges. Bharti raconte qu’on récoltait aussi une panoplie de fruits et légumes : aubergines, melons amers, courges et autres mangues.

Aujourd’hui, les plats du Bombay Choupati font écho à cette richesse culinaire et offrent une fenêtre sur l’Inde qu’a connue Barthi Patel. Elle n’est pas seule à vivre cette passion pour les saveurs de son pays d’origine. Son mari, Chhibu, et son frère Jay l’ont rejointe dans cette aventure, de même que son fils Aakash, qui a repris le flambeau.

La famille Patel nous ouvre les portes de sa cuisine alors que Barthi et Aakash sont à leurs postes habituels. Elle, à l’élaboration des sauces et des currys, et lui, aux commandes du tandoor, un four traditionnel en pierre où sont cuits les pains naans. Au menu ce midi, le duo mère-fils prépare plusieurs plats signatures de la maison.

Les brochettes de poulet tikka et tandoori révèlent leurs arômes fumés et complexes, caractéristiques du tandoor. Les aubergines bartha, rôties et réduites avec des épices indiennes, ont cette texture crémeuse qui accompagne parfaitement le pain naan. Dans le palak paneer, un classique végétarien, des cubes de fromage cottage indien sont servis dans une sauce préparée à partir d’épinards frais. C’est riche et réconfortant.

Les Patel ne mangent pas de viande et la carte offre de multiples choix végétariens, mais on y trouve aussi du poulet et de la chèvre.
Les Patel ne mangent pas de viande et la carte offre de multiples choix végétariens, mais on y trouve aussi du poulet et de la chèvre. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Quand la vie conduit à la restauration

Les chemins qui mènent vers la restauration ne sont pas tous linéaires. Barthi Patel a attendu plus de deux décennies à Montréal avant de faire sa modeste entrée dans le domaine. En 1999, alors qu’elle restait à la maison pour s’occuper du petit Aakash, un ami lui présente un couple indien propriétaire d’un restaurant dans l’Ouest-de-l’Île. 

Il m’a proposé de les rencontrer parce qu’ils avaient besoin d’aide au restaurant, se souvient Barthi. Il me disait que j’y serais à ma place. J’allais commencer à l’accueil. J’ai accepté. 

Le nom de ce restaurant? Le Bombay Choupati. Barthi Patel y travaille durant les 11 années suivantes, et se lie d’amitié avec les propriétaires au point de les considérer comme sa seconde famille. À leur retraite, en 2010, c’est à Bharti que les deux vendent leur entreprise. Après tout, elle connaît les rouages du restaurant par cœur après y avoir occupé tous les rôles possibles. 

Quand j’ai repris le restaurant, plusieurs de nos clients pensaient que j’étais déjà la propriétaire!, indique Barthi Patel en riant. 

En tant que nouvelle entrepreneure, l’une des premières choses qu’elle accomplit est de convaincre son mari, Chhibu, de joindre les rangs. Un saut dans le vide pour lui, puisqu’il détient une maîtrise en mathématiques et qu’il est employé d’une compagnie pharmaceutique depuis 21 ans. Mais l’idée de devenir son propre patron et de relever un nouveau défi le convainc.

Aakash Patel prépare une brochette de poulet tikka masala qu’il s’apprête à mettre dans le tandoor.
Aakash Patel prépare une brochette de poulet tikka masala qu’il s’apprête à mettre dans le tandoor. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Quelques années plus tard, c’est au tour du fils de prêter main-forte au restaurant. Aakash a alors 17 ans et il étudie en architecture au cégep. Mais une fois sa formation terminée, le doute s’installe et le jeune adulte vit une remise en question professionnelle.

C’était compliqué de trouver l’équilibre entre mes études et le restaurant – où j’étais constamment –, raconte Aakash, âgé de 27 ans. Comme j'y côtoyais ma sœur, mon oncle et mes parents, le restaurant était presque ma première maison, plutôt que ma deuxième. La famille était toujours sur place.

Dans un restaurant familial comme le Bombay Choupati, il n’existe pas de titre ou de rôle précis. Bien sûr, Barthi demeure la chef d’orchestre de la cuisine, mais on prône plutôt l’aspect collaboratif pour faire rouler l’établissement et affronter les périodes de pointe. En plein questionnement, Aakash constate qu’il aime côtoyer sa famille dans cet environnement et que le rythme lui est grisant.

Je devais faire un choix de carrière, poursuit-il. Ça m’a pris quelques mois de réflexion. Comme j’y étais depuis longtemps déjà, pourquoi ne pas continuer? J’ai décidé de m’impliquer sérieusement pour découvrir comment je pouvais m’y accomplir.

Cette décision a réjoui les Patel, parce qu’elle leur permettait de poursuivre cette tradition culinaire au sein de la famille. Comme le souligne Jay Patel, les restaurants indiens au Québec qui connaissent une telle longévité sont rares, notamment parce que l’immigration indienne au pays se concentre surtout dans le Canada anglais.

Nous voulons un jour pouvoir dire que le Bombay Choupati est ici depuis 50 ans, affirme l’oncle d’Aakash. C’est notre but. Nous avons eu l’occasion de déménager à Toronto ou aux États-Unis, comme beaucoup de familles indiennes immigrantes l’ont fait, mais nous voulons rester ici. Le Québec est notre maison et c’est ici que nous avons grandi.

Jay, Chhibu et Barthi Patel sont originaires du Gujarat.
Jay, Chhibu et Barthi Patel sont originaires du Gujarat. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Instagram ou bouche-à-oreille?

L’arrivée officielle d’Aakash a donné un nouvel élan au restaurant familial. Les Patel ont fait agrandir la salle à manger afin de répondre à une demande grandissante, et le décor a été revampé. Le Bombay Choupati a aussi rafraîchi son image avec un nouveau logo coloré qui rend hommage à une populaire promenade touristique à Mumbai, l’inspiration du nom du restaurant. Les compétences en design graphique du jeune entrepreneur tombent à point.

La cuisine était irréprochable, mais il y a eu plusieurs chocs d’idées entre mes parents et moi à propos de la présentation, raconte Aakash.

Ces discussions animées portaient aussi sur la manière de publiciser le restaurant. Le fils estimait crucial de rejoindre une nouvelle clientèle sur les réseaux sociaux, alors que les parents avaient toujours préféré une approche plus traditionnelle.

Ils ont toujours été ouverts à l’idée, mais ils étaient très prudents, précise Aakash. Je les comprends; ce restaurant est comme leur bébé. Mais il y a eu un moment où ils ne voulaient pas déroger de cette approche vieille école, et continuer à se fier au bouche-à-oreille.

Barthi Patel et son mari, Chhibu, ont toujours voulu préserver l’aspect familial du restaurant.
Barthi Patel et son mari, Chhibu, ont toujours voulu préserver l’aspect familial du restaurant. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Nous n’avions jamais fait de publicité auparavant, explique Barthi. Nous avions bâti notre clientèle progressivement, à travers les recommandations des gens. Nous ne voulions pas exagérer, dépasser nos limites. On nous disait toujours d’agrandir notre salle à manger ou même d’ouvrir une nouvelle adresse, mais on préférait garder notre approche originale. On voulait préserver cet aspect "fait maison".

Aakash a réussi à convaincre ses parents et on trouve aujourd’hui facilement le restaurant sur Facebook et Instagram. On y voit des photos des currys proposés par le Bombay Choupati, et aussi des vidéos qui nous montrent la cuisson d’un pain naan dans le tandoor du restaurant, ou encore celle des classiques brochettes de poulet tikka masala. Mais les deux générations de la famille Patel étaient d’accord : il ne fallait pas dénaturer l’esprit original du restaurant.

« Nous voulions imposer sur les réseaux sociaux que c’était encore un restaurant familial et qu’on s’y sentait comme chez soi, précise Aakash. Ce n’est pas un endroit pour filmer des vidéos et des stories à mettre sur Snapchat. C’est un restaurant pour savourer sa nourriture et la compagnie de sa famille et ses amis. »

La cuisine indienne n’est plus un mystère

Ce choc de générations a permis au restaurant de renouveler et rajeunir sa clientèle, constituée pendant longtemps des mêmes visages et de membres de la communauté indienne au Québec. Cette diversité est représentative de la mixité culturelle de l’arrondissement Pierrefonds-Roxboro et de l’Ouest-de-l’Île.

Chhibu Patel estime qu’avec le temps, le palet des gastronomes du Québec s’est raffiné. Les saveurs et les parfums de la cuisine indienne font de plus en plus d’adeptes qui savent comment apprécier ses subtilités. Cette gastronomie de l’Asie du Sud n’est plus le mystère qu’il était pour le Québec lorsque Barthi a défilé au Stade olympique, en 1976.

Quand on regarde notre clientèle aujourd’hui, on constate qu'environ 30 % sont d’origine indienne et le reste est composé de Canadiens de différentes nationalités, indique Chhibu. Ici, nos clients mangent plus épicé que nous! Nous en sommes toujours surpris. Parfois, nous sommes inquiets pour eux, mais ils nous demandent toujours plus de piment.

Le poulet au beurre du Bombay Choupati. Ce plat est un classique des restaurants indiens.
Le poulet au beurre du Bombay Choupati. Ce plat est un classique des restaurants indiens. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Ce qui n’a pas changé depuis l’ouverture du restaurant, c'est la qualité des ingrédients et l’amour contenu dans chaque curry. Les Patel font d’ailleurs affaire avec le même fournisseur depuis 20 ans. L’approche marketing a beau évoluer, il n’existe aucun compromis dans la cuisine.

Nous n’avons jamais changé nos recettes; nous avons gardé les mêmes quantités et les mêmes produits au fil du temps, mentionne Barthi. Quand on présente un plat à une table, on sait exactement ce qu’il contient et on en est très fier. 

En se remémorant des souvenirs de sa grand-mère au Gujarat, Barthi se dit que celle-ci le serait tout autant.

Aakash Patel a pris la relève du restaurant familial établi dans l’ouest de l’île de Montréal depuis plus de 25 ans. | Photo : Radio-Canada / Denis Wong