Il y a 75 ans, durant la Seconde Guerre mondiale, un chercheur de grande renommée a voulu comprendre les mécanismes de la famine. Comment? En affamant des dizaines d’hommes pendant un an. L’expérience qu’il a menée – unique en son genre et impossible à répéter aujourd’hui – a marqué un tournant dans notre compréhension des effets physiques et psychologiques de la faim.
Le duo de nutritionnistes Catherine Lefebvre et Bernard Lavallée anime le balado On s’appelle et on déjeune(Nouvelle fenêtre)où on fait part de découvertes liées à l’univers de l’alimentation et discute de sujets qui font réfléchir. À écouter sur OHdio!
Le scientifique superstar
Ancel Keys est un nom familier dans le milieu de la nutrition. Son expérience la plus connue, l’étude des sept pays (Seven Countries Study), a été très influente en épidémiologie. Le chercheur s’est penché sur les habitudes alimentaires et leur association avec la santé du cœur. Son étude, publiée à la fin des années 1970, fut l’étincelle qui a déclenché la guerre au gras qui allait caractériser les décennies suivantes.
Mais l’expérience qui nous intéresse remonte à quelques années plus tôt. En 1943, Ancel Keys, alors âgé de 40 ans, s’apprête à démarrer une étude afin d’explorer de fond en comble l’effet de la famine sur le corps humain ainsi que les façons de réhabiliter les personnes qui en souffrent.
Aidé par le contexte mondial, il enrôle 36 jeunes hommes qui avaient refusé d’être envoyés au front. Ceux-ci n’ont pas beaucoup d’autres options pour contribuer à l’effort de guerre. Les participants cohabiteront pendant un an sous le stade de football de l’Université du Minnesota.
L’étude se déroule en trois étapes. Pendant la période de standardisation de trois mois, ils reçoivent une alimentation relativement normale, quoique pesée au gramme près, afin de stabiliser leur poids.
Les hommes doivent passer une batterie de tests physiques et psychologiques, remplir un journal intime pour y consigner toutes leurs pensées, et faire beaucoup d’activités. Chaque semaine, ils doivent par exemple marcher 35 kilomètres, travailler 15 heures et suivre des cours pendant 25 heures.
Jusque-là, tout va bien.
Quand la famine s’installe
Le moral est bon quand la période de famine commence. Pendant six mois, les participants reçoivent la moitié moins de calories dans le but de diminuer leur poids de 25 %. Ils passent de trois à deux repas quotidiens et les portions, comme on peut s’en douter, sont faméliques.
Quelques semaines à peine après le début de cette seconde phase, les effets de la faim se font sentir et affectent les participants de nombreuses façons.
Par exemple, un homme se met à collectionner les livres de recettes et regarde les photos comme de la pornographie. Un autre aime faire un détour lors de ses marches pour aller humer l’odeur qui se dégage d’une usine de pain tranché.
Deux participants prennent l’habitude de s’asseoir au restaurant avec un café pour observer les gens manger. Certains d’entre eux se mettent à tricher, comme un participant qui avouera avoir volé et mangé deux rutabagas crus… D’autres fouillent dans les poubelles pour y trouver des rebuts comestibles.
Plusieurs volontaires développent aussi des comportements déviants. Par exemple, deux d’entre eux profitent de la règle leur permettant de mâcher de la gomme à volonté et en deviennent obsédés, allant jusqu’à mâcher 40 paquets par jour. Sans grande surprise, l’humeur est tendue. Les hommes deviennent plus agressifs et dépressifs.
Au total, quatre participants sont retirés de l’étude. Deux d’entre eux sont internés à l’aile psychiatrique de l’hôpital universitaire. Il suffit de quelques jours de repas normaux pour que tous les signes de psychose disparaissent.
En mode survie
Malgré tout, l’expérience se poursuit, et la dernière phase, soit celle de la réadaptation, commence enfin. À ce moment, les participants, qui pesaient en moyenne 150 livres au départ, ne sont plus qu’à 115 livres.
Ils traînent des couvertures partout pour se réchauffer et être plus confortables lorsqu’ils s’assoient. Ils ont perdu beaucoup de force et leurs battements cardiaques ont même ralenti. Leur corps est en mode survie.
Pendant les trois derniers mois, Ancel Keys soumet le groupe à différentes diètes plus riches en calories afin d’observer leur efficacité pour rétablir les participants. Il conclut que plus le nombre de calories est élevé, plus les hommes prennent du poids…
En 1950, soit cinq ans après la fin de la guerre, le scientifique publie ses conclusions dans The Biology of Human Starvation, un document de plus de 1000 pages.
Jusqu’à ce jour, aucune étude n’a pu recréer les conditions auxquelles ont été soumis les cobayes d’Ancel Keys et, grâce aux comités d’éthique mis en place depuis, personne ne pourra souffrir à nouveau de la sorte pour les biens de la science.
Les résultats obtenus par l’équipe restent assez inestimables pour comprendre les conséquences de la famine sur le corps, mais surtout sur la psyché humaine.
Pour en savoir plus au sujet de cette expérience, de ses conclusions et de ses conséquences sur la société d’aujourd’hui, nous vous invitons à écouter l’épisode spécial Les affamés du docteur Keys du balado On s’appelle et on déjeune.(Nouvelle fenêtre)