« Je n’ai plus de salle à manger à remplir, il n’y a plus de clients que je peux froisser; je peux partir en guerre! » Depuis la fermeture du Grumman ’78, la restauratrice Gaëlle Cerf ne mâche plus ses mots. Elle imagine le monde culinaire de demain et les combats qui devront être menés pour le faire naître.
L’aventure du restaurant et de son mythique camion de rue à tacos s’est arrêtée le 16 octobre 2020, peu après l’annonce par le gouvernement du Québec d’un reconfinement et de la fermeture des salles de restaurants.
En 2019, le Grumman ’78 avait pourtant le vent en poupe. Après l’annonce de l’ouverture de leur kiosque au Time Out Market du Centre Eaton, Gaëlle Cerf, Hilary McGown et Sébastien Harrison-Cloutier, les trois gestionnaires, avaient pris la décision d’investir de l’argent pour ouvrir une autre succursale de Grumman et de transformer leur restaurant central en cuisine de production pour les deux autres restaurants.
Le lundi où il y a eu la première fermeture, le 16 mars, c’était le jour où nos ouvriers allaient planter le premier clou dans notre nouveau local
, raconte celle qui est aussi la fondatrice et la vice-présidente de l’Association des restaurateurs de rue du Québec. Un chantier annulé, c’est une chose, mais la mise à pied de ses 42 employées et employés en était une autre. On a fait ça le cœur brisé, pour qu’ils aient du chômage
, dit-elle.
Puis les trois collègues ont retroussé leurs manches pour pouvoir faire des plats à emporter. Ce qui a été, possiblement, la plus grosse erreur qu’on a faite, lâche Gaëlle Cerf. On ne s’est pas qualifiés pour l’aide fédérale au loyer, puisqu’on avait seulement perdu 65 % de nos revenus au lieu de 75 %. Ça nous a été refusé.
Malgré ces écueils, le Grumman a foncé à travers l’été, dans un joyeux chaos, sur sa magnifique terrasse extérieure bâtie pour les besoins de la pandémie. Sauf qu’à la fin du mois d’août, le comptable de l’entreprise a rassemblé les gestionnaires, l’air sombre. On était en train de perdre 30 000 $ par mois
, explique la restauratrice.
« La période sombre allait commencer, l’hiver allait être dur. La chance qu’on avait, c’était de ne pas avoir de dettes. Est-ce qu’on allait mettre nos maisons, tout ce qu’on possède sur la ligne pour sauver le Grumman? »
Un coup dur, qui a entraîné la fermeture – volontaire, précise Mme Cerf – du restaurant : On a décidé de fermer pour ne pas faire faillite.
Les combats pour mieux rêver
Le récit de la fermeture du Grumman ’78 entraîne Gaëlle Cerf à réfléchir à ses débuts. Le très jaune camion de bouffe de rue a commencé à sillonner les rues de Montréal il y a 10 ans. La cuisine de rue était illégale à Montréal à l’époque. On est rentrés là où on a pu : dans les festivals, raconte Mme Cerf. Puis on a parlé aux médias; c’est Marie-Claude Lortie, à La Presse, qui a dit : "hey, on n’a pas de cuisine de rue au Québec, comment ça se fait?"
Au cours de la dernière décennie, porté par les médias, le Grumman ’78 est devenu l’icône du mouvement pour légaliser les camions de cuisine de rue. Un combat gagné puisque la restauration de rue est, depuis 2018, beaucoup moins restreinte qu’auparavant dans la métropole. On a mené ce combat à bien; maintenant, la cuisine de rue est acquise
, se félicite la restauratrice.
Après s’être frottée à toutes sortes de réglementations provinciales et municipales, Gaëlle Cerf a un goût amer lorsqu’elle repense aux dédales administratifs qu’implique la gestion d’un restaurant au Québec.
Le gouvernement part avec la prémisse qu’on est des voleurs, qu’on ne paie pas nos taxes. On est pris dans une masse de règlements qui ne permettent pas d’être créatifs, fustige-t-elle. On trouve parfois deux règlements qui disent exactement le contraire; ça dépend du fonctionnaire qui décide de t’aimer ou non!
« Je pense qu’il y a du monde qui prend un malin plaisir à être le plus plate possible. »
Elle se prend à rêver à un bureau de la restauration
, une entité gouvernementale avec qui les restaurants pourraient dialoguer et gérer tous les dossiers qui occupent normalement beaucoup de discussions impliquant une brochette de ministères différents.
La peur de la réouverture
J’ai peur pour plusieurs restaurants, parce que si au moment où ils peuvent se remettre à flot, il manque de personnel, on sera devant une crise encore pire que le manque d’argent
, souligne cette gestionnaire aguerrie.
Selon Mme Cerf, l’industrie de la restauration doit payer davantage son personnel si elle veut rester attirante pour la prochaine génération. Mais les salaires ont un coût, et celui-ci devra nécessairement se répercuter sur le menu.
« C’est complètement absurde que le salaire minimum, la base de ce qui est requis pour survivre alimente nos services essentiels. »
Il y a des idéalistes qui disent : les gens ont de l’argent, ils vont continuer de payer, mais parmi la classe moyenne de restos que nous sommes capables de nous payer de façon relativement régulière, il va y avoir d’autres fermetures.
Elle propose, entre autres, de distribuer les pourboires équitablement entre le personnel du service et celui de la cuisine, afin d’assurer un revenu plus substantiel à ce dernier.
La faim
Dans les derniers mois, Gaëlle Cerf a continué l’implication du Grumman avec l’organisme le Frigo Saint-Henri, qui distribue des paniers de nourriture. La cuisine du restaurant servait, avant sa fermeture, à la préparation des boîtes. Maintenant, l’ancienne copropriétaire aide comme elle peut, avec sa voiture, lors de la distribution.
À l’instar de nombreux autres propriétaires de restaurants et de chefs, Gaëlle Cerf s’implique dans les organismes d’aide alimentaire, mais elle constate que l’aide qu’elle fournit ne fait que mettre un pansement sur des blessures profondes. Que font les gouvernements? demande-t-elle. Beaucoup de femmes monoparentales viennent au Frigo Saint-Henri, elles ont deux ou trois jobs et elles n’arrivent pas à nourrir leur famille pendant un mois!
« Nos familles pauvres n’ont même pas les moyens de se payer des œufs et du lait. Je mets ça sur le dos des politiciens; c’est de leur faute. »
L’insécurité alimentaire doit être arrimée à la production alimentaire, soutient Mme Cerf, afin de ne pas jeter quoi que ce soit et de redistribuer la nourriture pour empêcher les pertes, mais à condition que toute l’industrie soit solide. Oui, les restaurants sont importants, sauf que la communauté de la restauration est trop fragile pour être une solution à la faim
, se désole-t-elle.
En recevant un dépliant promotionnel pour une grande chaîne de restauration rapide, elle dit s’être sentie impuissante face aux géants qui ont bénéficié de la crise que nous connaissons. Tu peux acheter de la nourriture qui coûte moins cher que de faire l’épicerie. Tu nourris deux personnes pour 11 $! s’alarme-t-elle. Les gens s’alimentent de poison dans ces restos. Le rôle du gouvernement, il est où là-dedans?
L’avenir
Depuis la fin du Grumman ’78, Gaëlle Cerf voit donc un lien entre la fragilité de l’industrie de la restauration, les maigres salaires du personnel de ce secteur et le manque de soutien aux familles les plus pauvres de nos communautés.
Il faut mettre de l’avant les trous dans le système
, dit-elle. De son côté, le combat continue. Elle indique qu'elle veut contribuer à l’implantation de la cuisine de rue à Gatineau, notamment, et qu'elle continue de faire de la consultation dans ce domaine, mais que ce qui l’allume le plus, ce sont toujours ces projets un peu fous, comme le Grumman à ses débuts, qui peuvent à leur manière faire une différence.
En attendant, elle fantasme sur le moment où nous nous retrouverons toutes et tous à festoyer dans nos restaurants préférés : Tout le côté du plaisir, des retrouvailles, je pense que va être complètement fou; pendant une période, la restauration va jouer un rôle de place à plaisirs, mais après ça, ce que j’espère, c’est qu’on va commencer à être un peu plus conscients de l’impact qu’on a sur la société et sur l’environnement.