« Penses-tu que les Québécois vont aimer ça ? » Quand Minh Hieu Phan a entamé une transformation complète du restaurant familial à Québec, ses parents n’ont pu s’empêcher de poser la question. Leur recette fonctionnait depuis presque quatre décennies, mais le vent du changement était irréversible : exit les plats asiatiques adaptés à un public occidental, puisque leur fille de 38 ans avait résolument décidé d’embrasser son héritage.
L’ouverture du nouveau Gao comptoir vietnamien coïncidait avec la passation du flambeau entre deux générations : la première étant arrivée ici depuis le Vietnam avec la toute première vague des boat people, et la deuxième ayant grandi à Québec à titre de minorité visible. C’est en partie grâce à la cuisine que la famille Phan s’est enracinée dans la région.
Mes parents sont arrivés ici en 1976, raconte Minh Hieu. Ensuite, ma grand-mère a acheté un restaurant vietnamien, La Paillotte, au coin de la rue Saint-Jean et de la rue Scott. Ma mère travaillait dans ce resto. Mais avec la venue de ses frères et sœurs, il a fallu qu’elle donne la chance aux autres de travailler dans le restaurant.
C’est ainsi que Thi Minh Hue Ngo a ouvert le restaurant La Campagne, en 1983, dans la rue Saint-Jean à Québec, quand ses 10 sœurs et frères se sont établis au Québec.
À leurs tout débuts, Thi Minh Hue et son mari n’avaient que de la sauce de poisson et de la sauce aux huîtres à leur disposition, et cette dernière était surtout utilisée dans la cuisine chinoise. Leurs premiers sautés de légumes contenaient de la sauce tomate et de la sauce aux huîtres… une recette plutôt éloignée de la tradition culinaire vietnamienne.
Dans ces années-là, quand mes parents sont arrivés, les produits asiatiques n’étaient pas accessibles comme ils le sont maintenant, souligne Minh Hieu. Ils ont développé une cuisine avec les produits qu’ils avaient sous la main. Il n’y avait pas d’importations comme aujourd’hui. Mes parents ont cuisiné en essayant d’y ajouter une touche asiatique.
Au fil du temps, les enfants leur ont prêté main-forte. Vingt ans après ses débuts sur le plancher du restaurant, Minh Hieu est copropriétaire et poursuit l’aventure en façonnant cet héritage de sa propre manière.
À Québec, dans ma famille, chacune de mes tantes avait son restaurant, ou presque, dit-elle. Mais dans ma génération, aucun des enfants n’a voulu rester en restauration parce qu’ils trouvaient ça trop compliqué. J’ai gardé le resto, et une de mes cousines aussi.
C’était un choix crucial de garder le restaurant, parce que c’est un milieu tellement difficile.
À l’initiative de Minh Hieu, La Campagne a fermé ses portes à la fin de février 2020, tout juste avant le début du confinement. Après plusieurs mois de rénovations et des retards dus à la pandémie, le Gao comptoir vietnamien a finalement vu le jour au début du mois de juin 2020. Et pour accompagner ce renouveau, le menu s’est recentré sur le Vietnam.
Des soupes vietnamiennes comme à la maison
Dans ce nouveau cadre épuré, les Phan ont considérablement raccourci leur menu. Au revoir la carte s’étirant sur plusieurs pages avec des recettes qui plaisent, certes, mais qui s’adressent à un palais occidental, et bonjour la proposition minimaliste.
Il reste bien quelques plats signatures de l’ancien restaurant (brochettes, poulet général Tao, porc à la citronnelle), mais un des attraits principaux du nouveau comptoir réside en ses soupes traditionnelles aux arômes retrouvés dans la cuisine familiale.
On a intégré des recettes faites maison qu’on trouverait chez moi, dans une cuisine vietnamienne, sans que ce soit extrême, explique Minh Hieu. Je voulais y aller tranquillement, mais ajouter du nouveau parce que les gens étaient prêts.
Cela se traduit par une cuisine où menthe vietnamienne, ail frit et autre coriandre prennent une place prépondérante. Dans le comptoir pour emporter, on trouve des plats tels que des banh mi et du kimchi. Mais les goûts sucrés sont plus rares, de même que les sauces épaissies à la fécule de maïs que l’on sert dans de nombreux restaurants asiatiques.
Aux côtés de la traditionnelle Pho (soupe tonkinoise), deux soupes-repas attirent notre attention.
La soupe Mì Quảng (en haut à gauche de la photo), que les Phan cuisinent à la maison, provient du centre du Vietnam. Le comptoir la prépare avec des tranches de porc, des boulettes de poulet, des crevettes, de la coriandre, des échalotes et des fèves germées. Les nouilles de riz sont trempées dans le curcuma, et le tout est recouvert de bouillon de poulet dans lequel a macéré un morceau de calmar séché. Dans la tradition vietnamienne, on peut la manger avec une petite quantité de bouillon seulement, juste assez pour recouvrir les nouilles.
La soupe Mì Xá Xíu (en bas à droite de la photo) contient des nouilles fraîches, des tranches de porc barbecue, des crevettes et un œuf mollet. Le tout est rehaussé avec de la coriandre, des échalotes, des oignons frits et un peu d’huile de sésame. Selon Minh Hieu, on y trouve des similitudes avec les soupes wontons préparées à la façon chinoise. Xá xíu est d’ailleurs l’appellation vietnamienne du porc laqué, un incontournable de la cuisine cantonaise.
Boucler la boucle
Ce projet de nouveau restaurant existait depuis des années, pour permettre à Minh Hieu de passer plus de temps avec ses enfants et donner un répit aux parents, mais les Phan le repoussaient sans cesse. Jusqu’à ce que la matriarche tombe malade pendant deux semaines à l’automne 2019.
J’ai dit à mon père : Ça suffit, c’est le temps de changer parce que si maman tombe malade une autre fois, on ne sera pas capable de gérer le restaurant, se rappelle Minh Hieu.
« Il fallait que quelqu’un fasse le saut. Je l’ai fait. »
Les parents de Minh Hieu habitent à l’étage au-dessus du restaurant. Depuis l’ouverture, la mère continue à travailler dans la cuisine, alors que le patriarche, techniquement à la retraite, ne peut s’empêcher de descendre pour donner un coup de main. Le couple est établi dans le quartier depuis si longtemps; ce sont des visages aussi connus qu’appréciés.
On a été très bien accueillis et on est à l’aise à Québec, raconte Minh Hieu. Je suis née ici. Le fait d’être québécoise et d’avoir un héritage vietnamien, ça m’a aidé à rapprocher les deux.
Au Gao comptoir vietnamien, les foodies découvrent une cuisine qui était longtemps restée dissimulée chez les Phan. Ce retour aux sources témoigne d’une histoire tissée au fil du temps : celle d’une famille qui a fui les atrocités de la guerre, avant de lancer un restaurant s’adressant à un public encore novice, pour finalement proposer une vision plus authentique du Vietnam. Comme si, 37 ans plus tard, la boucle venait d’être bouclée.
Ma mère est encore dans la cuisine, et je le mentionne toujours, conclut Minh Hieu. Elle peut être fière de ce qu’elle a accompli. Je vais continuer avec ce qu’elle nous a montré. Même si les temps sont durs en ce moment, je ne regrette pas ce choix. Je peux être fière, et je suis fière de voir ma mère poursuivre ce chemin avec moi.