L'arrivée relativement récente des épices sauvages québécoises sur le marché est une véritable révolution culinaire : le poivre des dunes et les pousses de sapin baumier côtoient désormais sans gêne les épices exotiques les plus fines sur les grandes tables du Québec. Néanmoins, cette nouvelle ère amène avec elle une lourde responsabilité : celle de protéger et de mettre en valeur ce patrimoine unique, selon le marchand d’épices Philippe de Vienne.
Au Québec, on est à la fine pointe de la recherche sur les épices dans le monde
, affirme fermement M. de Vienne au téléphone. Cet homme passionné, à la fois ancien chef cuisinier devenu importateur et distributeur d’aromates et cofondateur d’Épices de cru, cache bien mal son enthousiasme lorsqu’on le lance sur le sujet des épices sauvages québécoises.
À l’image de l’immense forêt boréale, le monde de saveurs que recèle notre coin septentrional de l’Amérique est peu défriché, et les quelques exploratrices et explorateurs téméraires arpentant ce territoire avancent à tâtons pour trouver et polir les perles aromatiques qui s’y cachent.
« On est au stade exploratoire, et c’est très excitant. »
Mélilot, comptonie voyageuse, monarde, myrique baumier, livèche... Ces noms, d’une grande beauté poétique, sont ironiquement exotiques pour la plupart des gens au Québec. Et pour cause : l’arrivée de ces plantes indigènes dans notre paysage culinaire date d’une génération à peine.
Le public et les restaurants font leur possible pour leur trouver des applications en cuisine, en plus d’apprendre, à force d’essais et d’erreurs, les meilleures manières de les récolter et de les apprêter.
C’est au contact du cueilleur jeannois Fabien Girard, véritable pionnier du domaine au Québec, que Philippe de Vienne a commencé à proposer dans sa gamme d’épices les fleurs, feuilles, bourgeons, racines, pousses et écorces qui forment les épices sauvages québécoises.
On a accès à des ingrédients nouveaux qui n’ont jamais servi comme aromates, explique Philippe de Vienne. Collectivement, on est en train de créer de toutes pièces une cuisine avec des plantes qui sont fort intéressantes, mais on ne sait pas comment les mélanger; il n’y a personne qui a créé l’équivalent d’un cari ou des épices de Provence avec les épices québécoises.
Dans la gamme, les plantes québécoises partent du mélilot – à saveur de vanille, qu’on intégrera aux desserts – jusqu’au poivre des dunes, aux arômes d'agrumes, en passant par la monarde et son côté floral, et le sumac vinaigrier avec son profil acide. Entre ces saveurs, et bien au-delà, tous les goûts sont dans la nature… québécoise!
Certaines personnes véhiculent l’idée que les peuples autochtones du Canada connaissaient déjà toutes les épices boréales. Mais ce qu’on ne dit pas, c’est que les Premières Nations utilisaient ces plantes-là à des fins médicinales seulement, explique Philippe de Vienne. Un chasseur-cueilleur ne se promène pas avec son cabinet d’épices d’un campement à l’autre! Donc il y a beaucoup de plantes au profil aromatique intéressant qui sont encore inconnues.
Il y a tant à faire
J’ai beaucoup de difficulté à faire une grosse promotion des produits sauvages québécois
, fait savoir Philippe de Vienne d'un ton soudainement plus grave. Ce dilemme vient de la peur de voir se répéter le phénomène de mode qui a entraîné la quasi-disparition de l’ail des bois, il y a 30 ans.
La ruée vers les arômes québécois a des conséquences graves, même de nos jours. Il y a des coupes à blanc; des talles disparaissent pour toujours à cause des gens qui s’improvisent cueilleurs, qui vont détruire la ressource
, dit-il, inquiet.
Pour que la récolte des épices sauvages continue, Philippe de Vienne préconise d’adopter les mêmes mesures que pour la trappe, c'est-à-dire que les cueilleuses et cueilleurs se verraient assigner un territoire donné où leur récolte serait encadrée. Quand on aura fait cette étape-là, on va commencer à développer notre plein potentiel, sinon on va le détruire avant même de le découvrir
, affirme-t-il.
Cette vision, elle s’intègre dans un paradigme plus large. Je n’aime pas le discours qui oppose l’humain à la nature, argue M. de Vienne. L’humain fait partie intégrante de l’écologie, et on est rendus tellement puissants qu’on a une responsabilité : celle de protéger.
La ressource, elle, est concrète : c’est celle des arômes sauvages québécois, qui, par nos bons soins, reste à être découverte et chérie.