Par une de ces journées ensoleillées qui ont ponctué son enfance, Paul Toussaint traînait comme à son habitude dans la cuisine de sa maison familiale, située dans la ville haïtienne de Jacmel. Sa famille s’en plaignait, d’ailleurs – un jeune garçon n’a pas sa place devant les fourneaux, disait-on.
Comme pour donner raison aux avertissements, alors que l’attention de l’enfant divaguait, une sensation de brûlure vive a déchiré l’épaule gauche du petit, ramenant ce dernier à la réalité. Un chaudron bouillant posé sur la cuisinière venait de marquer son corps à tout jamais.
Cette brûlure n’a pas éteint le feu sacré de Paul Toussaint. Des dizaines d’années plus tard, la passion du chef pour son métier est à l’image de son stigmate : profonde et inaliénable. La nourriture, c’est la vie pour moi. Elle nourrit mon âme, mon esprit, mon corps
, affirme-t-il.
Je ne veux pas attacher du négatif à la nourriture. À tout prix, même! Si je commande quelque chose dans un restaurant et que je n’aime pas ça, je vais commander autre chose, encore et encore, jusqu’à ce que je trouve un bon plat
, raconte Paul Toussaint, un verre de rhum à la main, assis au milieu des peintures de l’artiste Oski qui bariolent les murs de son restaurant montréalais, le Kamúy.
L’idée derrière le Kamúy est aussi simple qu’elle est rare. Il s’agit de rassembler les cultures culinaires des Caraïbes sous un même toit. Avec les chefs Ana Castillo, qui vient de la Colombie, et Vincent Bolet, originaire de la Martinique, il a élaboré un menu portant les marques de dizaines de cultures différentes, où les tamales et les currys côtoient le macaroni gratiné et le riz djon djon.
« Ce n’est pas moi qui fais les tamales, c’est la maman d’Ana qui est la master tamales. Je veux que le gars de l’Amérique latine qui entre ici, il respecte le tamal qu’on lui sert. »
Ce respect de la tradition est un fil conducteur dans la carrière de Paul Toussaint. Ses débuts au Toqué!, un restaurant qui met les terroirs québécois au centre des priorités où il a passé près de trois ans, ont été fondateurs. Mais, un jour, l’évidence l’a frappé : il devait partir du célèbre établissement afin de retrouver ses racines culinaires haïtiennes. Si lui ne faisait pas connaître cette nourriture, qui le ferait? s’est-il demandé.
Respecter la tradition culinaire haïtienne
Lorsqu’il a quitté Haïti pour le Canada, en 2007, Paul avait 19 ans. Je n’avais pas autant d’attachement à la nourriture à cet âge-là. Je n’avais jamais posé la question : Pourquoi tu fais ça comme ça?
dit-il. En 2013, il est donc reparti chez lui pour explorer les régions de son pays natal et en connaître les traditions.
La première chose que j’ai faite, ça a été d’aller chez moi, avec ma maman, pour voir comment elle cuisinait, raconte-t-il. Ensuite, je suis allé dans le sud, et j’ai appris par exemple à défaire le lambi – un mollusque –, pourquoi ils enlèvent telle partie du produit, pourquoi ils le travaillent de cette façon. Puis je suis allé dans le nord. Surtout, j’ai mangé dans la rue et chez les gens.
Le travail de recherche que Paul Toussaint a effectué a réveillé chez lui l’envie de rendre hommage aux artisans et artisanes culinaires de son île natale. Même s’il est lui-même haïtien, il tenait à s’assurer de bien faire les choses et de savoir pourquoi elles sont faites. Cette attention particulière à la tradition se reflète aujourd’hui dans les plats du Kamúy.
Les mets traditionnels sont des sujets de prédilection pour Paul Toussaint, puisqu’il voit dans les plats – festifs ou quotidiens – l’histoire de peuples entiers, les remous du passé et leur signification pour les communautés d’aujourd’hui.
La soupe joumou, symbole de l’indépendance d’Haïti, est l’exemple parfait de cette vision historique et sociologique de l’alimentation.
À la suite de la révolution haïtienne de 1804, un travail de réappropriation des traditions coloniales s’est opéré : la soupe joumou, faite d’une courge appelée giromon, avait toujours été réservée à l’élite blanche. Ce plat est devenu une victoire culinaire pour Haïti.
En devenant indépendants, les Haïtiens ont changé les plats qu’ils cuisinaient pour les colons en ajoutant leurs propres ingrédients, explique Paul Toussaint. Ils ont ajouté de la chayote, du malanga, des abats… ce sont des ingrédients qui étaient boudés par les Français, mais dont raffolaient les Haïtiens.
Ainsi, chaque 1er janvier, la soupe joumou est consommée en Haïti et dans les communautés haïtiennes du monde en commémoration de l’indépendance de la Perle des Antilles.
D’où l’outrage réservé au chef suédois d’origine éthiopienne Marcus Samuelsson lors de la publication de sa version modifiée de la soupe joumou sur le site culinaire Bon Appétit, en décembre 2020. Il y avait des noix, il n’y avait pas les bonnes épices, il n’y avait pas d’igname, déplore M. Toussaint. Ce qui marque l’indépendance d’un pays, ça doit être respecté. Il y a tout dedans!
Après les vives critiques formulées par des internautes, le titre de la publication sur Bon Appétit a été modifié. Il ne porte plus la mention soupe joumou
. Ce qu’il a fait, c’est une soupe de courge!
de trancher le chef Toussaint.
L’héritage en tête
Montréal, c’est un endroit où tu peux trouver tout ce qui est le meilleur. Même à ça, j’ai envie d’aller manger dans des endroits comme Chez Jeannot, à Jacmel
, raconte Toussaint, des étoiles dans les yeux. Cet humble restaurant sert un griot qui fait vibrer le chef encore à ce jour.
Ce savoir-faire est dans la mire de Paul Toussaint. Je veux trouver de vrais cuisiniers haïtiens qui viennent former des cuisiniers ici au Québec
, dit-il, révélant son idée d’importer les connaissances traditionnelles de son pays.
Les jeunes d’origine haïtienne, notamment, sont une des grandes préoccupations du chef. On ne veut pas perdre notre culture, parce que quand ça arrive, c’est dur
, déclare-t-il.
« Que tu le veuilles ou non, quand t’es haïtien ici, même si t’es riche, tu ne vas jamais te faire accepter comme l’autre, tu vas toujours te faire demander d’où tu viens. Ah, t’es canadien, mais tes parents sont d’où? De Haïti. Alors, si t’as rien de la culture d’Haïti, t’es perdant. »
Paul Toussaint jure que sa mission d’éducation ne fait que commencer. Elle a démarré à la maison, avec ses enfants – avec qui il parle créole –, et s’exprime par son acharnement à leur rapporter des produits haïtiens lorsqu’il revient au Canada, mais elle continue maintenant avec ses multiples projets.
Le Kamúy n’est pas la dernière étape dans le cheminement de Paul Toussaint : ce dernier voit plus loin que la scène des restaurants.
Les écoles hôtelières, par exemple, doivent pouvoir penser différemment, souligne-t-il, critique. Elles doivent montrer autre chose que des classiques français. En huit heures avec des étudiants, on peut bien faire les choses. Ça, c’est un travail à faire, d’ajouter les cuisines du monde dans les programmes.
Et pourquoi ne pas imaginer une cabane à sucre
haïtienne? J’aimerais avoir ce type de restaurant, sur une ferme, avec une distillerie de rhum, le carnaval, une résidence pour les artistes
, imagine le chef.
Le silence
Une lueur d’inquiétude traverse le regard de Paul Toussaint à la vue des tables vides et des chaises appuyées contre le mur. Malgré la puissante lumière de cette belle journée de février qui inonde l’ancien espace de la Taverne F, l’endroit a quelque chose de sombre.
C’est triste, un restaurant vide
, fait remarquer le chef propriétaire de ce nouvel établissement qui n’a eu qu’une courte vie, à la fin de l’été 2020, avant de devoir fermer ses portes à cause des mesures sanitaires liées à la pandémie.
On sent chez Paul Toussaint la nostalgie des longues soirées animées, bruyantes, criardes, avec des embrassades, des rires, de la musique. Le bruit, Paul Toussaint en est constamment entouré; le silence de son établissement vide contraste avec les souvenirs que le chef évoque. Je ne peux pas avoir la capacité de produire quelque chose et être empêché de le faire
, déplore-t-il.
La pandémie lui a enlevé autant la possibilité de cuisiner que celle de vivre l’expérience des restaurants des autres chefs. Trouver une place, aller manger, ça contribue au bien-être, explique-t-il. C’est ça qui est dur maintenant. Même si tu le commandes à la maison, y a pas l’énergie.
« Quand je vais manger chez Charles-Antoine Crête [au Montréal Plaza], par exemple, il y a de la vie, du chaos. Y a du gros rap. C’est ça que je veux vivre! Je dois manger dans un resto au moins une fois par semaine. »
Le chef ne jette pourtant pas l’éponge. Ses plans font miroiter la création d’espaces de partages culturels, centrés sur la nourriture et le plaisir commun de la consommer. Je veux un resto festif, où il y a du bruit, décrit Paul Toussaint. Il ne faut pas fermer la porte.
Soyons plus humains; vivons en collectivité; évitons l’individualisme. C’est ça qui nous amène à rabaisser l’autre, à trouver des coupables à nos problèmes
, résume-t-il en finissant son verre de rhum.