Existe-t-il une cuisine québécoise, avec un caractère unique, au même titre qu’il y a une cuisine française, chinoise ou italienne? Nous sommes, en fait, témoins de sa naissance, d’après le professeur en ethnologie à l’université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine, Laurier Turgeon.
Quand les premiers colons français sont arrivés au Canada, la terre produisait déjà les fruits, les légumes et la viande dont les peuples autochtones avaient besoin. Ce qui aurait pu être une richesse incroyable pour les nouveaux arrivants européens — profiter d’aliments adaptés aux conditions difficiles du territoire canadien — a toutefois été largement rejeté, au profit de plantes et d’aromates européens.
Les colons se sont donnés beaucoup de mal pour introduire leurs céréales, comme le blé, l’orge et l’avoine, explique Laurier Turgeon. À l’époque, le pain formait la base de l’alimentation, mais les Européens ne voulaient pas faire de pain au maïs [qui était cultivé entre autres par certaines nations autochtones grâce à la technique des trois sœurs, qui est une forme de compagnonnage impliquant aussi la courge et les haricots, NDLR].
Le pain de blé était effectivement d’une grande importance pour les colons français. Plus tard, sous l’impulsion des immigrants irlandais au milieu du 18e siècle, on adopte la patate, aliment étrange et considéré comme non comestible quelques décennies plus tôt, pour remplacer en partie le pain comme aliment de base.
Durant les famines et les disettes, les colons français se tournent vers les ressources sauvages, comme les différentes noix et les petits fruits et vers les cultures autochtones, comme le maïs lors des expéditions, mais aussitôt que la vie revient à la normale, on retourne aux grains européens.
Laurier Turgeon souligne que les conditions météorologiques du Québec ont peut-être moins à voir qu’on le pense avec notre héritage alimentaire.
« Cette volonté de s’identifier à ses origines européennes est un bon exemple que l’alimentation est déterminée avec la tradition. »
Notre patrimoine culinaire est donc moins influencé par les ressources présentes sur le territoire que par l’intérêt des populations coloniales françaises et britanniques de se connecter avec la métropole européenne à travers la nourriture, ainsi que par le rejet de beaucoup de pratiques culinaires autochtones. Le sirop d’érable est une rare exception.
La cuisine, c’est important dans la construction des identités, affirme M. Turgeon. C’est une forme d’inclusion, quand on mange telle et telle chose on s’identifie à un groupe. Mais si on refuse de manger certains mets, ça devient aussi un moyen d’exclusion sociale et culturelle puissant
.
Cette influence européenne forte sur la nourriture du Canada français s’est fait sentir jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Si on regarde ce que les gens mangeaient aux 19e et 20e siècles c’était : viande-patates, viande-patates, petits pois, comme les Britanniques. Nos heures de repas aussi sont britanniques
, fait remarquer le professeur.
On peut aussi penser à des choses en apparence anecdotique, comme le déjeuner très consistant, hérité aussi du Royaume-Uni. On mangeait très légèrement à midi, puis on soupait à 5 ou 6 heures. C’est absolument britannique comme façon de faire, explique M. Turgeon. Éventuellement, on est retourné plus près du modèle français un peu plus tard, dans les années 1960.
Le goût du changement
Ces emprunts successifs aux cultures britanniques et françaises ne sont toutefois pas, pour Laurier Turgeon, un trait distinctif
de la cuisine québécoise. Par exemple, la soupe aux pois est une recette traditionnelle d’origine française qui tombe aujourd’hui en désuétude, jugée trop lourde.
Les Canadiens français se faisaient d’ailleurs traiter de pea soup
et de frogs
, en référence à leur héritage culinaire français. À ce moment dans son histoire, la population francophone du Canada mangeait pourtant plus à la britannique qu’à la française.
Le patrimoine culinaire québécois est truffé de plats — comme le cipaille, la tourtière, le ragoût de pattes de cochon — servis lors des jours de fête, mais qui ne font plus partie de notre quotidien. Des mets pleins de protéines, qui étaient nécessaires pour le rude travail des débuts de la colonie, n’ont plus la même utilité aujourd’hui et sortent désormais des goûts du grand public.
Les ketchups verts, c’était quelque chose d’assez répandu, mais aujourd’hui c’est considéré comme trop acide, difficile à digérer
, cite en exemple M. Turgeon.
Trouver ce qui est unique
Il est d’avis que si on veut développer une cuisine distinctive, il ne faut pas imiter les autres, mais bien trouver ce qui nous distingue. Quand les Français ont commencé à standardiser leur cuisine, au 15e et 16e siècle, le rejet des aromates orientaux, dont le poivre et le cumin, et l’utilisation des aromates du territoire, comme le thym et le persil, a été très important
, explique-t-il.
Pour se distinguer, les colons français auraient pu adopter des aromates indigènes
, propose M. Turgeon en soulignant que les épices de la forêt boréale deviennent de plus en plus populaires au Québec, un signe selon lui que les temps sont au développement et à la construction de l’identité culinaire québécoise.
Cette tendance lourde est née, toujours d’après le professeur, à la fois d’un rejet des aliments industriels (dont les gens se méfient aujourd’hui), d’une volonté de retourner à ses racines, et de la découverte d’aliments et de techniques qui viennent d’ailleurs.
« L’industrialisation de l’alimentation nous a posé problème avec l’utilisation des pesticides, des additifs, cela a rendu les consommateurs méfiants. »
Aujourd’hui le locavorisme est durablement implanté. On se met à cultiver nos propres jardins, à s’intéresser aux producteurs de nos régions, aux nouvelles plantes et aux cultivars rustiques. On prend soudainement conscience d’un monde d’aromates sauvages extraordinaires qui dort dans nos forêts.
La fondation de l’identité culinaire québécoise est donc en train de se produire à l’instant, dans les restaurants, les cuisines, les champs et les forêts du territoire.
On veut participer au monde, conclut M. Turgeon. On devient gourmand, on veut garder les racines, mais on veut aussi goûter à tout ce qui se produit ailleurs. Ce n’est pas une contradiction, c’est simplement notre nouvelle réalité.