Sous les angles arrondis et les revêtements chromés des barbecues modernes se cache une longue histoire remplie de mystère et de drames, qui remonte au temps des ancêtres d’Homo sapiens. Entre les premières pièces de viande grillée par les primates préhistoriques et les célébrations du dimanche des familles américaines, le barbecue est à la fois un symbole, une méthode de cuisson répandue sur tous les continents et une tradition qui n’est pas près de s’éteindre.
Cuire son repas dans le four, ça ne provoque aucune émotion, mais si je vous parle de barbecue, déjà, il y a quelque chose d’émotionnel, de romantique dans l’idée de faire cuire ses aliments sur le feu
, soutient au téléphone Steven Raichlen, auteur du livre à succès La bible du barbecue et expert du gril.
Pour M. Raichlen, notre amour pour la cuisson sur le feu remonte à notre ancêtre Homo erectus, celui qui a maîtrisé pour la première fois cette force de la nature qui a entraîné des avancées évolutives majeures. Le monde d’Homo erectus était froid, dangereux, il était entouré de bêtes, le feu apportait un confort primordial, et c’est ce qu’on ressent quand on s’assoit autour d’un barbecue et qu’on mange ensemble
, affirme-t-il.
C’est autour des flammes hypnotiques que nos ancêtres, probablement par hasard, on trouvé que le goût de la viande grillée était meilleur que celui de la viande crue. Sans le savoir, ces primates ont découvert le moyen d’ingérer les nutriments plus efficacement, sans avoir recours à d’énormes canines, dont la place dans la mâchoire s’est progressivement faite plus petite, laissant la place à une plus grosse boîte crânienne et à plus de mobilité pour former les sons qui sont devenus nos mots.
L'origine du nom
De nombreuses sources avancent à tort que le mot barbecue viendrait de soldats français qui faisaient cuire un animal « de la barbe à la queue » sur des flammes. C’est pure fantaisie
, répond simplement Steven Raichlen.
D’autres affirment que le barbecue aurait été inventé par des autochtones des Caraïbes, les Taìnos. On ne sait pas vraiment d’où vient cette idée de faire cuire de la viande au-dessus d’un feu avec une grille, explique le professeur de littérature à l’Université de Leeds, au Royaume-Uni, Andrew Warnes. Ce qu’on sait par contre, c’est que le mot barbacoa, en arawak [la langue parlée par les Taìnos], désignait une plateforme surélevée faite de bois tressé, normalement utilisée comme lit pour se protéger des insectes qui étaient au sol.
Je ne crois pas que le barbecue ait été inventé dans un lieu et se soit répandu par la suite, c’est plutôt une création simultanée de multiples cultures
, tranche Steven Raichlen.
De fil en aiguille, à travers les yeux des Européens, le mot barbecue est devenu synonyme de faire cuire de la viande sur un feu. En revanche, cette pratique était considérée comme barbare par la population européenne des colonies américaines, qui donnaient aux Autochtones des traits bestiaux dans leurs récits.
M. Warnes explique que les représentations racistes des premiers peuples américains ont fait naître des mythes, comme celui du cannibalisme qui serait supposément monnaie courante dans les populations caribéennes autochtones. C'est faux, en passant.
Dans la politique américaine
La popularité du barbecue auprès du peuple américain a explosé autour de la guerre d’Indépendance. À cette époque, l’influence de la cuisine française sur la haute société américaine était grande et les rites culinaires devenaient de plus en plus formels : l’argenterie fine, les services bien ordonnés et la préparation soignée des plats formaient un cadre rigide duquel il était impossible de dévier.
Par contraste, les barbecues étaient des festivités où les mœurs se relâchaient, comme l'explique Andrew Warnes : C’était des beuveries effroyables. Non seulement on y mangeait énormément, mais des litres de rhums étaient engloutis.
On raconte d’ailleurs que le premier président des États-Unis, George Washington, a participé à un barbecue qui a duré trois jours et trois nuits.
M. Warnes explique que le côté sombre de l’histoire de ces premiers rassemblements festifs autour des barbecues est que ceux-ci étaient strictement réservés aux personnes blanches et que ce sont les esclaves noirs qui ont grillé la viande pour leurs maîtres jusqu’à l’abolition de l’esclavage, en 1865.
« Le barbecue était un repas préparé par les Noirs pour souligner un processus politique duquel ils étaient exclus. »
Après la période de l’esclavage, puis celle des lois Jim Crow – une série de lois promulguées jusqu’en 1965 par les États du Sud pour ségréguer les populations racisées –, les politiciens américains continuent d’apprécier énormément les barbecues lors des campagnes électorales. Jusqu’à Lyndon B. Johnson, les barbecues étaient une partie intégrante du processus électoral américain
, explique Andrew Warnes.
Johnson serait même l’inventeur du « barbecue présidentiel ». Après qu’il eut remplacé John F. Kennedy, Lyndon B. Johnson a invité le chancelier allemand Ludwig Erhard à un barbecue pour discuter de la menace soviétique, du mur de Berlin et d’autres considérations géopolitiques autour de côtes levées servies dans des assiettes en papier. Une image populiste forte que la chancelière allemande, Angela Merkel, a reproduite avec le président George W. Bush en 2006, soulignant l'importance de cette « diplomatie du barbecue ».
La popularisation
Il faut attendre que l’industriel Henry Ford commercialise le charbon de bois sous forme de briquettes, en 1924, pour commencer à voir un véritable début de popularisation du barbecue aux États-Unis. Ça nous a donné un combustible facile à utiliser
, raconte M. Raichlen.
Mais même avec ce nouveau combustible, les maisonnées américaines n’adoptent pas l’habitude de la cuisson au barbecue. La crise économique, puis la Deuxième Guerre mondiale étouffent rapidement la flamme.
C’est plutôt l’arrivée d’un phénomène socio-économique majeur qui signe le vrai début du barbecue comme loisir individuel et familial : la banlieue. Steven Raichlen raconte que, soudainement, les populations occidentales se mettent à s’éloigner des villes pour s’établir dans ce nouvel environnement mitoyen.
Nous sommes en 1950, et la classe moyenne quitte son appartement en ville en faveur d’une maison unifamiliale avec une cour arrière, qui laisse toute la place à un barbecue.
C’est l’étincelle : le barbecue devient synonyme de loisir et de détente, désormais accessible à toute une nouvelle frange de la population grâce à la disponibilité des briquettes et du nouveau gril Weber, abordable et facile à produire à la chaîne, qu’on peut acheter dans les grandes surfaces. Rapidement, les barbecues au propane font aussi leur apparition.
On revient des nouveaux supermarchés dans sa nouvelle voiture grâce aux nouvelles autoroutes, le coffre chargé de viande à faire griller; l’abondance et le vaste choix des produits de consommation ont atteint un niveau inédit, et le gril en est le porte-étendard. Le barbecue se détache de son contexte strictement social – voire politique – pour entrer dans la sphère individuelle. Une révolution culinaire est en cours.
Une histoire d’hommes?
La vision très genrée, strictement masculine, qui s’est propagée dans les années 1960, celle du bon père de famille faisant griller des burgers, spatule et bière à la main, est assez loin de la réalité de la culture générale du barbecue, selon les deux experts consultés pour cet article.
Si l'on regarde ailleurs dans le monde, en Indonésie, en Thaïlande, au Vietnam, au Mexique, en Serbie, les pros du barbecue, ce sont des femmes
, insiste Steven Raichlen, qui affirme avoir visité 65 pays pour documenter leur culture du gril.
En Amérique du Nord, toutefois, c’est toujours assez genré, même si, chez moi, c’était ma mère qui s’occupait du barbecue
, raconte M. Raichlen.
Bien sûr qu’il y avait un marketing genré : si vous voulez être un homme, il vous faut ci, il vous faut ça, mais je crois que la réalité est beaucoup plus nuancée, fait savoir Andrew Warnes. Je crois que tout ça est en train de devenir de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, le barbecue est une activité de plus en plus diversifiée.
Elle est plutôt réductrice, aussi, cette idée que les femmes ne pourraient pas gérer le « danger » des flammes et du gaz qui est associé au gril, souligne M. Warnes.
Et maintenant?
Les nouvelles tendances, comme celles du véganisme, enthousiasment au plus haut point Steven Raichlen, qui affirme être en train d’écrire un livre sur la cuisson des légumes sur le barbecue.
On cherche d’autres saveurs sur le barbecue, explique-t-il. Les légumes sur le gril, il n’y a pas de meilleur moyen de les faire cuire. Ça fait ressortir les sucres, la douceur, la caramélisation, c’est génial.
L’avenir du barbecue est brillant, croit Andrew Warnes. J’aimerais que le barbecue soit célébré comme une partie intégrante de la culture culinaire américaine. Le gril, c’est une expérience individuelle en cuisine que peu d’Américains ont ailleurs
, avance le professeur.
Ce qui fait du barbecue un outil si précieux en cuisine, c’est sa capacité de créer des ponts entre les cultures. Les chefs de barbecue parlent le même langage, qu’ils et elles viennent des États-Unis, de la Malaisie ou du sud de l’Europe
, précise Steven Raichlen.
Et ce langage, il se démocratise et se raffine, pour le plaisir de tout le monde.