
Roseline Filion - Lettre à Meaghan
« Oui, j’ai douté. Mais tu sais quoi? Au fil des années, Meg, s’il y a une chose que tu m’as montrée, c’est que chaque fois que j’ai osé avoir le moindre petit doute à ton sujet, tu m’as prouvé que je me trompais. Chaque fois. »

Signé par Roseline Filion
L’auteure a participé à trois Jeux olympiques en plongeon et a remporté la médaille de bronze à Londres en 2012 et à Rio en 2016 au 10 m synchronisé, chaque fois en compagnie de Meaghan Benfeito. Elle est aujourd’hui chroniqueuse à la radio de Radio-Canada et participe à la couverture des Jeux.
[MISE À JOUR] Ce texte a été publié en juillet 2021, à quelques heures de la première épreuve de Meaghan Benfeito aux Jeux olympiques de Tokyo. Avec Caeli McKay, Benfeito s'est finalement classée 4e à la finale du 10 m synchronisé et 13e à l'épreuve individuelle.
Meaghan, j’avoue qu’à un certain moment il y a quelques mois, j’ai douté de toi. C’était après l’incendie de ton condo de Mirabel, fin janvier.
Je me suis dit qu’aucun humain ne pouvait encaisser tout ça coup sur coup : le report d'un an des Jeux olympiques, l’annulation de toutes les compétitions, la mortalité dans la famille, les reports de Coupes du monde, l’incertitude, la mort de ton chien... Et là, un soir d’hiver, ton condo qui partait en fumée avec tout ce qu’il y avait dedans, dont tes trois médailles olympiques.
Je trouvais que tu avais déjà mangé quelques bons coups de bat de baseball dans la face pendant les mois précédents. Mais là, c’était le summum.
Je n’oublierai jamais ça. T’entendre me parler au cellulaire pendant que les flammes ravageaient ta maison, sans que je puisse aller te rejoindre à cause du couvre-feu.
Toi qui me dis : Ro, je n’ai plus rien!
Je me souviens de ma réaction un peu conne, mon premier réflexe, celui de l’ex-plongeuse qui a été ta coéquipière de synchro pendant 12 ans : Écoute, je finis la radio à 9 h demain, je vais te préparer un sac avec un maillot, des poignets et un chamois et je vais t’apporter ça à la piscine pour ton entraînement!
Silence au bout de mon téléphone.
Ro, je ne vais pas plonger demain.
Bien oui, ai-je pensé. Ton chez-toi vient de brûler.
Ça illustrait bien ce qu’on a vécu ensemble, toi et moi, pendant toutes ces années de complicité sur la tour : si tu n'es pas mort, tu es censé être là, à l'entraînement!
Je me souviens que ma réaction t’a fait rire.
Je n’oublierai pas non plus le moment où je suis arrivée chez tes parents le lendemain avec une valise pleine de linge. Parce qu’en plus de tout le reste qui nous unit dans la vie, on a aussi la même taille de vêtements et de souliers…
Tu as ouvert la porte et tu t’es mise à pleurer. Tu m’as juste dit : Je n’ai même plus de bas.
Tu étais sortie tellement vite de ton condo que tu avais enfilé directement tes bottes sur tes pieds nus.
J’avais tellement de peine. Je ne pouvais pas croire que tu avais tout, tout perdu. J'avais peine à imaginer... Alors j’ai essayé de t’aider du mieux que j’ai pu, entre autres à faire ta liste pour tes assurances, parce que, comme de raison, je connaissais l’entièreté de tes possessions!
J’ai eu mal de voir mon amie comme ça.
Alors oui, j’ai douté. Mais tu sais quoi? Au fil des années, Meg, s’il y a une chose que tu m’as montrée, c’est que chaque fois que j’ai osé avoir le moindre petit doute à ton sujet, tu m’as prouvé que je me trompais. Chaque fois.
T’as une tête de cochon, et c’est ça qui te sert dans la vie. C’est pour ça que tu as tes trois médailles olympiques.
Et c’est pour ça que plus jamais je ne sous-estimerai Meaghan Benfeito.
Je me souviens d’une autre fois où j’ai douté. C’était autour de 2010, à une épreuve de la Coupe du monde en Chine. Tu t'étais blessée à l'entraînement, à ce fameux coude qui est l’histoire de ta vie, et ça n’allait vraiment pas bien. Je me suis mise à paniquer et j’ai dit à Cesar, notre entraîneur : Ben là, on devrait peut-être arrêter?
On était en pleine compétition et pendant qu’on était côte à côte sur la tour, moi, je pensais à toi. Je me disais : Si elle saute, elle va se faire mal.
C’est moi qui ai mal plongé. Toi, tu as réussi ton meilleur plongeon. Et c’est moi qui étais top shape, et toi qui souffrais!
Je me souviens être sortie de l’eau et m’être tournée vers toi : Mais t’étais pas blessée, toi?
Tu m’as répondu : Ben oui, mais là, c’est la compétition!
C’est ce jour-là que je me suis dit, intérieurement : Toi, c’est la dernière fois que je te sous-estime.
Toi et moi, ça a toujours été une match parfait. Je me souviens quand nos entraîneurs nous ont dit, quand on était toutes jeunes : Vous vous ressemblez vous deux, vous avez les mêmes plongeons, mettez-vous donc ensemble pour faire du synchro!
Ça a cliqué tout de suite. Être ensemble, c’était comme une façon de dédramatiser l’entraînement. Alright, on fait du synchro, on peut jaser!
J’avais deux ans de plus que toi, mais tu m’invitais quand même à tes fêtes d'enfants, genre à 13-14 ans. On ne s’est jamais lâchées par la suite.
C’est difficile à expliquer, mais nous deux, c’est fusionnel. Tu es ma sœur. Tu fais partie de ma famille, je fais partie de la tienne. Et c’est toute une famille que j’ai gagnée parce que les Benfeito, ils viennent à coups de 40!
On a vécu tellement de choses ensemble, des choses pas possibles. On a voyagé partout dans le monde, on a fait face à des situations stressantes, effrayantes, on s’est vues dans tous nos états, après des ruptures amoureuses ou des décès dans nos familles, on a célébré de grosses victoires, on a subi de dures défaites, on a traversé toutes sortes de changements. Tout.
On se connaît tellement qu’on peut lire dans la tête l’une de l’autre.
Alors, quand je t’ai annoncé que je prenais ma retraite, au mois de novembre qui suivait les Jeux de Rio, je n’ai même pas eu besoin de prononcer les mots. Dès que nos regards se sont croisés, ce jour-là au centre d’entraînement, tu as compris. Tu m’as dit : C’est fini, hein?
On est parties à pleurer toutes les deux.
C’est précisément pour ça qu’après, je me suis sentie coupable si longtemps face à toi. Pendant au moins une bonne année. Je savais bien que je t’avais dit que je ferais une année de plus. Je savais aussi à quel point c’est difficile, une année post-olympique. Et là, j’en ajoutais une couche de plus en décidant de partir.
D’un seul coup, en officialisant mon départ, je savais qu’en plus de devoir encaisser la nouvelle elle-même, tu devenais la plus expérimentée de l’équipe. Qu’à partir de là, tu porterais seule ce rôle, qui consiste à donner l’exemple. Tout ça en plus de devoir t’adapter à une nouvelle et jeune coéquipière de 17 ans, Caeli McKay, sur la route vers tes derniers Jeux.
Dans les semaines et les mois qui ont suivi, j’avais des échos qui venaient de la piscine qui me disaient que tu n'allais pas bien, que les entraînements étaient difficiles et que tu pleurais souvent.
Je me suis sentie coupable, mais je ne t’en ai pas vraiment parlé. Je ne voulais pas ramener ça à moi, sachant que la transition n’était pas évidente pour toi. Je ne voulais pas te parler de mes difficultés à moi, mais tu l’as senti et tu as été très délicate. Je me souviens des fois où tu me textais : J'ai fait du synchro avec Caeli aujourd’hui, est-ce que c’est OK si je publie une photo sur les réseaux sociaux?
Tu me demandais la permission!
Tout juste avant votre première compétition ensemble, tu m’as jointe par FaceTime. Tu n’avais plus de repères. Caeli, elle, était anxieuse et nerveuse, et avec raison. Elle avait l’impression qu’elle me remplaçait. Pauvre elle, elle se retrouvait dans toute une position : elle était la meilleure à Calgary et, tout d’un coup, à 17 ans, elle se retrouvait à Montréal à plonger avec toi, une triple médaillée olympique. Alors, la dernière chose qu’elle voulait faire, c’était ajouter un poids de plus sur tes épaules.
Quand on plongeait ensemble, on se connaissait tellement que je savais tout de suite quand tu n’allais pas bien. On était assez à l'aise ensemble que je n’hésitais pas une seconde à te questionner. Qu’est-ce qui se passe? Parle-moi. Sors-le.
Mais là, pendant cette période, plus personne ne te demandait comment ça allait.
Tu me racontais tout ça. Et moi, je te disais simplement que c’était juste une question de temps. Que tu allais t’habituer, que tu allais créer autre chose avec Caeli.
J’ai aussi beaucoup parlé avec Caeli. Entre autres, après avoir lu le texte qu’elle a publié dans Podium où elle expliquait que tout le monde la comparait à moi et faisait référence à moi en s’adressant à elle. Je l’ai immédiatement appelée pour lui dire que j’étais désolée et qu’il fallait qu’elle sache que, non, elle ne me remplaçait pas. Que cette place sur la tour était la sienne. Je la comprenais, j’aurais probablement réagi de la même manière.
J’ai aussi expliqué ta personnalité à Caeli. Meg, elle est comme ça, elle aime ceci, elle se prépare comme ça.
Je me suis dit qu’au lieu que tu sois obligée d’expliquer en long et en large comment tu es et comment tu fonctionnes, j’allais le faire.
Je n’ai jamais douté du potentiel de performance de votre duo. Pas une seconde. Caeli est immensément talentueuse et travaille vraiment très fort. Ce qui m'a inquiétée, c’était le choc de vos personnalités. Pas parce que vous ne vous entendiez pas bien, mais à cause de la position dans laquelle vous étiez, de ce que tu vivais, que je sentais en partie de ma faute. J’ai craint que tu cesses de faire du plongeon synchronisé.
Au contraire, vous avez surmonté ça. Vous avez travaillé fort ensemble et vous avez pris le temps de vous asseoir et de vous parler. Tu as expliqué comment tu avais travaillé avec moi pendant 12 ans, elle t'a expliqué ses habitudes à elle. Vous vous êtes rejointes au milieu.
Et surtout, vous vous êtes laissé du temps.
Je dirais que c’est pendant la saison 2018-2019 que j’ai vraiment senti que vous formiez un véritable duo. C’est là où je me suis dit que c’était fini, cette histoire. Réglé. Elles vont bien ensemble, elles se complètent à merveille.
Et elles sont vraiment bonnes.
Entre cette période et l’incendie, il y a eu le report des Jeux. Ton premier réflexe a été de tourner la nouvelle de manière positive. Mais plus le temps avançait, plus tu réalisais l’impact que ça aurait sur toi.
Je me suis mise à votre place. J’aurais trouvé ça épouvantable. Une année de plus à la tour de 10 m, c’est immensément difficile sur le corps. Je t’ai donc simplement dit de continuer à t’entraîner fort, même si ça allait être difficile.
Je pense que tu avais besoin d’entendre ça, surtout à travers les commentaires du genre : Ça fait 20 ans que tu fais ça, juste un an de plus, ce n’est pas si grave!
Jamais je ne vous ai dit, à toi et au reste de la gang, que ce n’était pas grave, parce que ce n’est pas vrai. Un an, c’est énorme dans la vie d’un athlète, surtout quand tu te prépares pour la fin et quand tu as prévu des choses pour l'année d’ensuite.
Je savais qu’à mesure que les jours de cette année de report allaient s'accumuler, ça allait devenir lourd, toute cette attente. Mais tu sais quoi, Meg? J’étais persuadée que tu allais y arriver. Parce que tu m’avais déjà montré à quel point tu es forte.
Il y a un gros choc quand on s’entraîne avec quelqu’un pendant autant d'années et que tout d’un coup, on ne se voit plus ou presque. C’est normal. Au début, j’avais besoin de temps pour faire mon deuil de la piscine.
J’ai commencé à faire de la radio et tu m’as poussée et encouragée à le faire comme personne. Tu me disais que j’étais capable, que j’allais être bonne. Je me souviens que, dans le texte que tu avais écrit pour Podium, tu avais raconté que j’étais souvent celle qui te rassurait. Des années plus tard, c’est toi qui a joué ce rôle pour moi.
Notre relation a évolué, mais on est encore aussi proche qu'avant, toi et moi. On ne se tient pas pour acquises, on sait que le temps qu’on passe ensemble est précieux et on l’apprécie encore plus. On se dit davantage qu’on s’ennuie l’une de l’autre, qu’on s’aime aussi.
Je serai sur place au bassin de plongeon à Tokyo pour ton épreuve, dans quelques heures. Je n’ai aucune idée de ce que je vais ressentir. Ce sera spécial pour moi aussi d’être là. C’est sûr qu'en matinée, je vais t’envoyer un petit texto, comme toujours. Tu répondras si tu veux.
Si je peux te dire une seule chose, c’est celle-ci : tu sais quoi faire. Tu le sais exactement. Oui, il y a toujours des impondérables, des imprévus, mais toi, t’as le vécu pour naviguer dans tout ça. Parmi toutes les filles dans la piscine ce jour-là, c’est toi qui auras le plus d’expérience. Sers-t'en. Ne te pose pas de question.
L’expérience battra tout.
Ton expérience, ta force… et ta tête de cochon! :-)
Propos recueillis par François Foisy
Photo d'entête par Steve Russell/Toronto Star via Getty Images