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Il y a 15 ans, le 83 interrompait l'ADISQ

Le 83 interrompt le Gala de l'ADISQ 2002
La scène a marqué les esprits. Le rappeur 2Faces, du groupe 83, interrompt le Gala de l'ADISQ épaulé par une vingtaine de gaillards pour réclamer une meilleure visibilité pour le rap québécois. C'était en 2002. Quinze ans plus tard, le prix de l'album rap de l'année sera attribué durant le gala principal. Retour sur ce coup de gueule avec le principal intéressé.

« Je n’ai jamais été aussi nerveux de ma vie, se souvient Francis Belleau, alias 2Faces Le Gémeaux. Il y avait des chances que ça vire mal. »

Le théâtre St-Denis est bondé d’artistes tirés à quatre épingles. Guy A. Lepage enchaîne les blagues à l’animation. Mais le 83 a l’intention de mettre du sable dans l’engrenage du gala.

Le groupe est frustré que son opus Hip Hop 101 ait été battu par Influences, de Dubmatique, dans la catégorie album hip hop de l’année quelques jours plus tôt au gala hors d’ondes.

« C’est leur pire album, lance 2Faces, encore indigné. Nous, on n’avait pas de machine pour nous pousser et on avait vendu 15 000 albums. On jouait toujours à Musique Plus. Ça nous a démontré que c’était institutionnalisé, ce gala-là. Que c’était un échange de votes entre compagnies de disque. C’était la goutte de trop. »

Partis de Québec, les cinq membres du 83 et leur entourage louent une limousine à leur arrivée à Montréal pour se rendre au théâtre St-Denis, où le gala est déjà amorcé.

« J’ai bien averti les gars que je ne voulais pas de violence. Il y en avait des gentils parmi nous, et d’autres moins. Je n’avais pas envie qu’on se ramasse avec portiers amochés. »

L'arrivée en limousine berne les portiers. « Ils nous ont ouvert les portes comme si on était bienvenus. Ils se sont vite rendu compte de ce qui se passait, mais c’était trop tard. »

C’était une opération tactique. On est rentrés à 20 ou 30 en tassant les agents de sécurité. C’était comme un jeu de foot avec des blocs.

Une citation de 2FACES, MEMBRE DU 83

2Faces est le porte-parole du collectif. Il monte sur scène au milieu d’un monologue de Guy A. Lepage.

« Tu voulais un scandale, on est là pour ça », lance-t-il à l’animateur.

Le ton de 2Faces est poli et courtois, à des lieux de l’agressivité de sa musique. Il dénonce que le rap « n’a aucun support médiatique à part Musique Plus ». Il plaide qu’il y a un marché pour le rap : « le hip hop au Québec, c’est plus que 16 % des ventes de HMV. »

Le rappeur de Québec termine son intervention en demandant que la catégorie hip hop soit présentée à la télévision et qu’elle soit jugée par un jury spécialisé. Le groupe quitte la salle sous les applaudissements de la foule.

« Ils avaient raison »


« J’avais trouvé ça comique, se remémore Guy A. Lepage. Je suis quelqu’un de moqueur. J’aime les gens qui transgressent les règlements. Et je trouvais qu’ils avaient raison. »

Les organisateurs du gala, eux, n'ont pas ri. Contrairement à certaines rumeurs, rien de tout ça n’était arrangé avec la production.

« La sécurité s’est fait vertement engueuler par les producteurs, après l’émission, poursuit Guy A. Lepage, qui a animé le gala de 2000 à 2004. Quelqu’un aurait pu rentrer et tirer dans le tas. » Pour remettre les choses en contexte, dans les jours précédents, une prise d’otages avait fait 130 morts dans un théâtre de Moscou.

Avec ce coup d’éclat, le 83 s’attire le respect des acteurs de la scène hip hop des différents coins du Québec, à une époque où le rap était marqué par des rivalités territoriales.

L’attention médiatique que le groupe réclamait se matérialise immédiatement, mais c’est moins pour sa musique que pour son geste. « Notre cahier de presse a décuplé, se souvient 2Faces. Mais ça n’a pas changé grand-chose pour nous. »

Ça aura au moins eu l’avantage de le mettre en contact avec Guy A. Lepage.

« Après ça, j’ai écouté ce qu’ils faisaient, raconte l’animateur de Tout le monde en parle. J’ai réalisé un film l’année suivante, Camping sauvage. Je leur avais demandé de faire une toune. La toune était bonne. Mais ce que j’ai fait avec était plate. Le film était trop long et la scène a été coupée au montage. »

Des demandes qui tardent à se réaliser


En 2005, l’ADISQ a désigné un jury spécialisé pour juger la catégorie album hip hop de l’année, répondant ainsi à l’une des demandes de 2Faces.

C’est aussi en 2005 que ce Félix a été décerné en ondes pour la première fois, mais c’était dans le cadre de L’Autre gala de l’ADISQ, largement moins populaire en termes de cotes d’écoute. Il a fallu attendre 2017 pour qu’il soit remis dans le gala principal, ce qui s’était produit une seule fois auparavant, en 1999.

« Ça aurait été dommage que l’ADISQ refasse la même erreur qu’avec nous. On assiste à une nouvelle vague de rap qui connaît un succès commercial intéressant et une visibilité mainstream », analyse 2Faces.

L’ADISQ se défend d’avoir marginalisé le rap. Seules 3 des 19 catégories d’album sont honorées dans le gala principal.

« Ces trois catégories sont déterminées par le conseil d’administration de l’ADISQ à chaque année. Il y a une rotation qui se fait », explique Julie Gariépy, productrice déléguée des Galas de l’ADISQ.

Cette décision repose sur trois critères : les ventes d’album, le nombre de candidatures obtenues dans chaque catégorie et la popularité générale de chaque style musical.

Cette année, avec ces critères-là, on s’est dit que oui, c’était au tour du hip hop. C’est clair qu’il y a quelque chose qui se passe [avec le rap québécois]. Les salles de spectacle le prouvent.

Une citation de JULIE GARIÉPY, PRODUCTRICE DÉLÉGUÉE DES GALAS DE L’ADISQ

2Faces se réjouit de voir ses successeurs bénéficier d’une telle tribune, même si l’industrie de la musique a beaucoup changé ces 15 dernières années.

« [Être au Gala de l’ADISQ], c’est clairement moins important que ce l’était à l’époque. Les réseaux sociaux étaient embryonnaires, YouTube n’existait pas encore. Si tu n’étais pas à la radio, à la télé ou dans les journaux, tu n’avais rien », rappelle celui qui est aussi cofondateur du label Explicit Productions.

« Aujourd’hui, les genres parallèles peuvent exister sans la reconnaissance de l’ADISQ, mais c’est une question de respect. Ils existent, les rappeurs, pourquoi on les cacherait? »

2Faces ne profitera toutefois pas de cette nouvelle tribune. À tout le moins, pas cette année. Son dernier projet, Autoreverse, date de 2010, mais il n’a pas accroché son micro pour autant.

« J’ai encore le goût de faire des projets, mais je n’ai pas la même vie qu’à l’époque. »

Celui qui chantait « j'ai rien vu, rien entendu, j'haïs les cops, y me rendent nerveux / sauf les corrompus, bien entendu » est désormais âgé de 38 ans, a deux petits garçons et travaille en télévision comme réalisateur et monteur.

Faire du rap d’adulte, que j’aime, je n’ai pas encore trouvé la sauce. C’est un défi pour un rappeur d’être pertinent à 40 ans.

Une citation de 2FACES

Il n’a toutefois rien perdu de son franc-parler et a une opinion bien arrêtée sur la scène actuelle.

« C’est assez propre, les groupes qui crossover [qui touchent de plus grands publics]. Ce n’est pas vrai qu’on embrasse la venue d’un Souldia comme celle d’un Koriass. »

« Pour les productions et les arrangements, c’est super intéressant ce qui se fait. Overall, pour les groupes qui dominent la scène, il y a de quoi être fier de ce qui se fait ici. »

Le coup de gueule du 83 vu par les artistes en nomination dans la catégorie album hip hop cette année :


Rymz (Petit Prince) : J’en étais à mes premiers balbutiements de textes, à cette époque. J’aimais beaucoup 2Faces, son style, son écriture et son choix de beats. Je me suis vraiment identifié à lui et à son move. J’étais offusqué que le rap soit constamment mis en dessous de la table. Ça a duré des années et on s’est habitué. Tellement qu’on est surpris maintenant quand on a des entrevues dans La Presse ou encore dans le Voir.

Jacques Jacobus (Le retour de Jacobus) : J’étais encore en Nouvelle-Écosse à cette époque-là et je ne connaissais pas l’ADISQ. J’ai appris c’était quoi quand j’ai été nommé en 2008 avec Radio Radio. C’est là que j’ai entendu parler du move de 2Faces. C’était comme une version de ce que Kanye West a fait [avec Taylor Swift], mais avant Kanye West.

Dom Polski, de La Carabine (Chasser ses démons) : J’étais déjà actif sur la Rive-Sud de Montréal, je côtoyais Yvon Krevé et 1Étranjj. On voyait le 83 d’un mauvais oeil parce qu’ils prenaient un peu la place de nos gars. Quand on est jeune, on est un peu hater. Je me disais « pourquoi on n’y a pas pensé avant eux? ».

KNLO (Long jeu et Les frères cueilleurs avec Alaclair Ensemble) : Je n'ai jamais été un grand fan du 83, mais j'ai toujours reconnu l’apport des gars au rap queb. C'était vraiment un move de génie. Ça prenait des grosses couilles. On est contents d’être en nomination, mais c’est une joie mitigée parce que le rap québécois avait défriché d’autres voies que le mainstream et la radio. On avait trouvé le moyen de faire du business sans être sur la grande vitrine. Mais bon, ça fait partie du jeu maintenant alors on accueille cette nouvelle tribune à bras ouverts.

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