« M’enfin », le grand retour de Gaston Lagaffe signé Delaf

Le Sherbrookois Delaf a réalisé un rêve de jeunesse en créant un album complet de Gaston Lagaffe.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux

Le Sherbrookois Delaf a réalisé un rêve de jeunesse en créant un album complet de Gaston Lagaffe.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
C’est assurément l’événement de l’automne en bande dessinée. Gaston Lagaffe, le plus maladroit et le plus rêveur des employés de bureau, est de retour au boulot après une absence de 30 ans. Ce personnage qui a fait rire des millions de lecteurs revit sous la plume du dessinateur sherbrookois Delaf, cocréateur de la très populaire série Les Nombrils. En signant le nouvel album de cette icône du neuvième art créée par André Franquin, Delaf réalise un rêve qu’il caresse depuis l’enfance.
C'était quand même un peu surréaliste pour moi de reprendre Gaston. Ce n’est pas une BD ordinaire. C’est la série qui m'a donné envie de faire de la bande dessinée
, lance d’entrée de jeu Marc Delafontaine, alias Delaf, assis à sa table à dessin dans son coquet appartement de Sherbrooke.

C'est à son domicile de Sherbrooke que Delaf a créé le nouvel album de Gaston Lagaffe.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Le bédéiste, devenu célèbre grâce à la vente de plus de 2,5 millions d’albums des Nombrils dans la francophonie et ailleurs dans le monde, se pince encore d’avoir pu plonger dans l’univers du fainéant et imaginatif personnage. Mes idoles, c'était Franquin, c'était Gaston. J'avais le chandail de Gaston, ses chaussettes. Je dormais avec tellement je les aimais! Je voulais avoir des affiches sur mes murs, mais je n’en trouvais pas dans les magasins, alors j’en dessinais. Je me déguisais même à l’Halloween en Gaston. C’est dire à quel point j'étais fan
, se rappelle-t-il avec nostalgie.

Réjean Blais s'est entretenu avec Delaf, qui a réalisé un rêve de en créant un album de Gaston Lagaffe.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Le temps de bien faire les choses
Tout commence pour Delaf en 2017 par une page-hommage à Gaston Lagaffe commandée par sa maison d’édition, Dupuis, pour le 60e anniversaire du personnage. On lui demande de faire un Gaston dans son style, mais Delaf choisit plutôt de dessiner la planche comme l’aurait fait Franquin. Pour apprendre et pour m’amuser
, souligne-t-il.
Impressionné par son travail, l’éditeur belge lui propose alors un des plus grands défis de sa carrière : faire un album complet de son antihéros de jeunesse préféré. Delaf accepte, à la condition de pouvoir prendre le temps qu’il faut pour mener l’aventure à bien.

«Même quand l'album a été fini, j'ai pris quelques mois pour refaire des dessins, pour reprendre des trucs. J'ai vraiment été au bout de ce que je pouvais faire», estime Delaf.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
J'ai été très clair avec Dupuis : "Il faut absolument que je prenne mon temps. Il ne faut pas que je me sente pressé. Les premières planches que je vais faire vont aller à la poubelle, c'est clair. Mais j'ai besoin de passer par là pour me sentir à l'aise."
Le bédéiste pose une autre condition : n’avoir qu’un interlocuteur pour tout le projet, quelqu’un en qui il a pleinement confiance, pour éviter de se perdre. L’éditeur avec qui il a travaillé aux Nombrils apparaît comme la personne tout indiquée. Gaston, c'est gros! Il y a plein de gens qui vont vouloir donner leur avis, explique Delaf. Benoît Fripiat a une très bonne connaissance de Gaston et, en plus, il est belge. C’était un peu mon garde-fou pour la belgitude de Gaston
, souligne-t-il, amusé.
Je n'avais pas envie de perdre ma confiance [en moi] comme auteur, parce que c'est ce que j'avais de plus précieux.

«Même quand l'album était fini, j'ai pris quelques mois pour refaire des dessins, pour reprendre des trucs. J'ai vraiment été au bout de ce que je pouvais faire», explique Delaf.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
S'imprégner de l’univers de Gaston Lagaffe
Ainsi habité par un grand amour du personnage, le bédéiste se lance dans ce projet qu’il prendra quatre ans à réaliser. Même si Delaf connaît bien Gaston Lagaffe et ses comparses Fantasio, Léon Prunelle et Mademoiselle Jeanne, il effectue un long travail de préparation pour bien maîtriser tous les codes de cette bande dessinée qui a fait rigoler des générations de lecteurs des deux côtés de l’Atlantique. Gaston, c'est beaucoup de couches. C'est une série qui est faussement simple
, précise-t-il.

Le jeune ami dessinateur de Gaston joue un rôle important dans «Le retour de Lagaffe». C’était une façon pour Delaf de rendre hommage à Franquin, qui a eu le regret à la fin de sa vie de ne pas avoir suffisamment exploité ce personnage.
Photo : Radio-Canada / ANDRÉ VUILLEMIN
Franquin a insufflé dans Gaston toute sa vision du monde. Je trouve que c'est vraiment ce qui fait partie du charme et qui fait de Gaston une grande BD.
Delaf s’attarde aux ressorts humoristiques
dans les dialogues anticonformistes de Franquin pour bien saisir sa grammaire
. Il revoit même son trait de crayon pour que sa technique s’apparente davantage à celle de son modèle.
Moi, j'ai un long trait en S. Franquin, lui, dessinait avec de petits traits nerveux.

«Dessiner, c'est un peu comme faire ses gammes. Pour que ça devienne un peu plus naturel, il faut répéter souvent», explique Delaf.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Toujours dans le but de bien respecter l’esprit d'origine de l’œuvre, il décide de maintenir les personnages à leur époque des années 1970 tout en faisant des clins d'œil au présent.
Je ne sais pas ce que Franquin aurait pensé d’Internet, de notre monde hyper connecté, à la limite de l'intelligence artificielle! Mais je n’avais pas envie de lui prêter des mots et de le faire parler là-dessus. Je me suis dit : "Je préfère garder Gaston dans son âge d'or, que j'ai aimé petit gars."

«Plus j'imaginais Gaston à notre époque, plus j'étais inconfortable. Il s'est passé tellement de choses entre ses derniers gags et aujourd’hui! [...] Je n’avais pas envie de trahir l'œuvre de Franquin», explique Delaf.
Photo : Radio-Canada / ANDRÉ VUILLEMIN
Si, au départ, il veut s’effacer le plus possible
pour laisser toute la place à Franquin, il se rend compte que c’est un objectif impossible à atteindre. C’est peine perdue : il ne peut pas se dissocier complètement de lui-même et laisser derrière lui son propre bagage d’auteur de BD. Ma personnalité [transparaît dans mon travail], même si j'essaie de la [dissimuler]. On voit très bien que ce n'est pas un album de Franquin. C'est un album de Delaf d'après Franquin. À partir du moment où j'ai accepté qu'il y aurait de moi dans cet album-là, ça a été libérateur
, mentionne-t-il.
Gaston, c’est tellement gros! Je sais que tout ce que je vais faire va être scruté à la loupe et qu’on va me dire : "C’était tellement meilleur quand c’était Franquin!" Je sais tout ça, mais je le fais pareil [...], parce que ça a du sens pour moi.
Contestation judiciaire
Le rêve de Delaf de redonner vie à Gaston et à ses comparses du bureau de la rédaction du Journal Spirou a toutefois pris une tournure inattendue l’an dernier. La fille d’André Franquin allègue que son père refusait que son œuvre soit reprise après sa mort. Des mois de procédures judiciaires plus tard, une entente a finalement été conclue entre la maison d'édition Dupuis et Isabelle Franquin, ce qui a permis la publication de l’album. Delaf est demeuré plutôt silencieux pendant cet épisode, préférant vivre la tempête en retrait.
Pour moi, c'était clair : il n’y avait pas de méchant dans l'histoire. Les gens ont voulu en déterminer un, dans un camp ou dans l'autre, mais c'était deux [parties] qui ne se comprenaient pas. À un moment donné, pour trancher, ils ont fait appel à un arbitre.
Évidemment, j'aurais aimé que tout se fasse dans la joie et que tout le monde soit content. Mais je comprenais aussi que ce n'était pas quelque chose de simple.

Delaf a passé d'innombrables heures devant son écran d'ordinateur à concevoir le nouvel album de Gaston Lagaffe, un personnage créé en 1957 par André Franquin.
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Grand moment d’émotion
Un projet d’une telle ampleur comporte forcément des hauts et des bas. L'album a été réalisé en partie pendant la pandémie, une période vécue difficilement par l’auteur, qui n’avait pas toujours le cœur à écrire des blagues. Il y a aussi eu la maladie et la mort de sa mère en septembre dernier. Pendant cette lourde épreuve, Marc Delafontaine a eu le bonheur de lui présenter le fruit de son travail. Elle savait à quel point ce projet était significatif pour son fils.
L'album était en impression, mais il fallait un temps de séchage pour éviter que le papier gondole. L'imprimeur a décidé de relier quelques exemplaires en urgence pour que ma mère puisse le voir. Je lui en ai apporté un à la Maison Aube-Lumière. Elle était très touchée. C'était vraiment un moment très puissant, très fort
, indique-t-il en retenant ses émotions.
Un autre Lagaffe?
Malgré les défis et les embûches, Delaf a manifestement vécu une expérience extrêmement enrichissante en créant Le retour de Lagaffe, un album qui, au final, rend hommage au personnage et à son créateur. On constate que celui qui se qualifie d’enfant de Franquin a pris un malin plaisir à insérer des références aux anciens albums de Gaston tout en y mettant sa touche humoristique personnelle, avec une dose d’autodérision.

«Je vois encore plein de défauts, c'est sûr. Je trouve que mon dessin est un peu raide dans certaines planches. J’aurais pu tourner certains gags autrement, mais somme toute, je suis fier d'avoir été au bout de cet exercice-là qui était énorme pour moi.»
Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Les prochains mois seront occupés pour le Sherbrookois et rythmés par la sortie tant attendue de cette BD dans toute la francophonie le 22 novembre. Une question demeure : y aura-t-il une suite au Retour de Lagaffe? Dupuis a déjà exprimé de l’intérêt pour de nouvelles blagues, mais Delaf s’accorde un moment pour souffler un peu avant de décider s’il replongera dans l’univers loufoque et réconfortant de son sympathique compagnon de jeunesse.
Aujourd'hui, je n’ai pas l'impression de parler le Franquin de manière fluide. Je le parle encore avec un très gros accent, mais disons que c'est beaucoup mieux qu'au départ.