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Une vue du ciel des champs de bleuets rouge et la forêt acadienne.

La disparition de la forêt acadienne vue du ciel

Les forêts de la Péninsule acadienne disparaissent de jour en jour sous les coups des abatteuses mandatées par le gouvernement du Nouveau-Brunswick. Cet automne, une marée rouge à perte de vue révèle l’étendue des champs de bleuets, que de nombreux citoyens et des environnementalistes ne sont pas en mesure d’arrêter.

Les bleuetières engloutissent les forêts de la Péninsule acadienne. Déjà, 8000 hectares ont été rasés dans le secteur le plus exploité, l’équivalent de plus de 11 000 terrains de soccer. Présentées par le gouvernement comme le nouveau moteur économique de la région, des citoyens inquiets y voient plutôt un désastre écologique d’une ampleur difficile à mesurer. La déforestation guette maintenant l’ultime oasis de verdure de la région : l’ancien champ de tir de Tracadie. La superficie des bleuetières pourrait alors tripler.

Les champs de bleuets à perte de vue du haut du ciel de Tracadie.

Les champs de bleuets s'étirent sur 8000 hectares, l'équivalent de plus de 11 000 terrains de soccer professionnel.

Photo : Radio-Canada

Ça n’a aucun sens. Ça démontre à quel point l’humain est avare, se désole Christian Brideau en voyant les images aériennes tournées au-dessus des terres de la Couronne, à l’ouest de Tracadie.

Le vice-président du Centre plein air de la grande rivière Tracadie, Christian Brideau, explique que les activités de déforestation se déroulent au vu et au su des habitants de la région, mais que peu d’entre eux connaissent véritablement l’ampleur du déboisement.

La question c’est : quand est-ce que ça va être assez? Quand il n’y aura plus de forêt? C’est ça l’objectif?

Une citation de Christian Brideau, vice-président du Centre plein air de la grande rivière Tracadie

À un moment donné, ce dont on a besoin, ce ne sont pas plus de bleuets, la région en est submergée!, s’exclame celui qui a joué un rôle clé dans une pétition ayant obtenu 5000 signatures, soit près d’un tiers de la population de Tracadie.

Christian Brideau se tient devant un boisé de la municipalité de Tracadie-Sheila.

Christian Brideau, vice-président du Centre plein air de la grande rivière Tracadie, milite pour préserver la forêt de l'ancien champ de tir de Tracadie à des fins récréotouristiques.

Photo : Radio-Canada

Selon lui, la région profiterait davantage d’avoir des aires protégées où les gens de la région et les touristes peuvent se rendre pour reconnecter avec la nature et prendre soin de leur santé.

Pas dans ma cour

Un autre résident de la région, Paul Losier, voit les chantiers perturber la tranquillité et l’intimité de la demeure qu’il habite depuis 25 ans.

On se sent envahis! En arrière, c’était une forêt d’arbres matures. À un moment donné, ils ont tout coupé à blanc.

Une citation de Paul Losier, résident

Et ils sont de plus en plus proches!, lance-t-il. Le bruit des machines, la poussière, la lumière la nuit. C’est un paquet de désagréments! On ne peut plus rien mettre sur la corde à linge. On ne peut même plus s’asseoir dehors parce que nos meubles de patio sont pleins de poussière. [...] Puis, ce n'est même plus agréable d'aller dans le bois. Il n’y a plus rien! Ce sont des champs à perte de vue.

Des plants de bleuets rouge vif par une journée ensoleillée.

À l'automne, les feuilles des plants de bleuets deviennent rouge vif.

Photo : Radio-Canada / Louis-Philippe Trozzo

Paul Losier se considère néanmoins chanceux d’avoir une bande boisée de quelques centaines de mètres derrière sa résidence.

Ici, on peut dire que c’est plus raisonnable. Mais chez nos voisins, [les champs de bleuets] sont complètement contre leurs lignes de terrain. Quelques pieds à peine! s’exclame-t-il.

Prochaine cible : l'ancien champ de tir de Tracadie

Une pancarte annonce le point d'entrée de l'ancien champ de tir de Tracadie.

L'ancien champ de tir de Tracadie a servi à l'entraînement des aviateurs canadiens et américains pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Photo : Radio-Canada

Après avoir transformé 8000 hectares de forêt en monoculture de bleuets, la machinerie lourde fonce désormais vers l’est avec l'objectif d’étendre les bleuetières à l’ancien champ de tir de Tracadie.

Le terrain, qui a servi à l'entraînement des aviateurs canadiens et américains pendant la Deuxième Guerre mondiale, a une superficie de 18 000 hectares.

Seulement 20 % de ce territoire est légalement protégé de toute activité forestière et agricole industrielle.

Les travaux de défrichage sont d’ailleurs déjà entamés sur ces terres publiques.

Le modèle de déboisement suit la logique suivante : le Nouveau-Brunswick mandate des compagnies forestières telles que Chaleur Forest Products et Fornebu Lumber, qui paient à la province des redevances sur le bois coupé. Le gouvernement loue ensuite les terres défrichées à des bleuetières.

Danger de contamination et cycle de l'eau déréglé

Autant Christian Brideau que Paul Losier s’inquiètent de perdre l’une des dernières oasis de verdure de la région et redoutent les conséquences d’une telle déforestation sur les cours d’eau. On met un plaster le long des rivières avec de belles zones tampons, mais ce n’est jamais assez, soutient Christian Brideau. Les champs de bleuets sont trop vastes. Les zones tampons ne sont pas adaptées à l’épandage de pesticides de cette superficie. Et certains champs n’ont même pas de zone tampon!

La Grande Rivière Tracadie, qui traverse l'ancien champ de tir et les bleuetières, vue du ciel.

Les zones tampons qui longent la Grande Rivière Tracadie sont jugées insuffisantes pour retenir le ruissellement de l'eau et, par conséquent, des engrais et pesticides épandus dans les champs de bleuets.

Photo : Radio-Canada

Le spécialiste des bassins versants, le professeur Alain Patoine, du campus de Shippagan de l'Université de Moncton, apporte un éclairage.

Cette végétation-là, en temps normal, elle transpire. Donc elle absorbe l'eau du sol et elle la relâche dans l'atmosphère. Alors quand tu enlèves ce couvert forestier, ce qui se passe, c'est plus de ruissellement. Et ça, ça soulève des questions!, convient-il, expliquant que ce ruissellement transporte les engrais et les pesticides vers les cours d’eau.

Le professeur Alain Patoine devant le bâtiment d'accueil de l'Université de Moncton, campus de Shippagan.

Le professeur Alain Patoine, du campus de Shippagan de l'Université de Moncton, spécialiste des bassins versants.

Photo : Radio-Canada

Une oasis de biodiversité fragmentée

Autre conséquence liée au déboisement : la perte inévitable d’habitats. Toutes ces structures végétales, elles servent d'habitat à la faune, aux oiseaux, aux mammifères, aux insectes. Une biodiversité extraordinaire dépend des arbres et des plantes. Ainsi, la fragmentation du territoire est [une conséquence] très importante, souligne Alain Patoine.

Mise au fait de ces enjeux, la ministre provinciale de l’Agriculture, Margaret Johnson, assure par écrit que la conservation est une priorité absolue, et [que] des corridors forestiers pour la faune seront mis en place dans des zones ciblées, ainsi que des zones tampons plus larges que nécessaire autour des cours d'eau et des routes.

Ce à quoi Christian Brideau répond : Certes, mais l’orignal et l’ours ne suivent pas les lignes politiques!

Des arbres coupés pourrissent sur les terres nouvellement déboisées.

Des centaines de milliers d'arbres jonchent le sol dans les secteurs nouvellement déboisés à l'ouest de l'ancien camp militaire de Tracadie.

Photo : Radio-Canada

Selon lui, la perturbation de l’habitat des animaux sauvages les poussera à se déplacer, privant la région des revenus importants de la chasse. De la même façon, Christian Brideau s’inquiète aussi pour les activités de pêche puisque le déboisement a pour effet d’augmenter la température des cours d’eau, ce qui a un impact sur l’éclosion des œufs du saumon et de la truite.

Malgré la perte d’habitats, la ministre fait plutôt miroiter d'importantes retombées économiques. L'offre de terres de la Couronne sur l'ancien champ de tir de Tracadie permettra d'accroître la production et de soutenir les possibilités de transformation des bleuets sauvages dans la province, d'augmenter les revenus et de créer davantage d'emplois.

De plus, la ministre insiste sur le fait qu’une partie de la récolte de bois est nécessaire pour [enlever] des munitions non explosées sur l’ancien champ de tir de Tracadie.

Les feuilles des bleuetiers changent au rouge à l'automne.

Les terres déboisées à l'ouest de Tracadie-Sheila sont destinées à la monoculture du bleuet.

Photo : Radio-Canada / Louis-Philippe Trozzo

Mobilisation et revendications

Compatissant envers ses concitoyens qui vivent de l’industrie du bleuet, Paul Losier exige avant tout des aménagements pour réduire au minimum les désagréments subis. On est prêt à cohabiter, mais on veut juste être respectés. Donnez-nous notre terrain de jeu aussi.

S’il juge que les bleuetières ont amplement d’espace, Paul Losier doit se rendre à l’évidence : il ne fait pas le poids face à Oxford Frozen Foods. Le géant du bleuet exploite à lui seul 6000 hectares dans la péninsule. Il espère néanmoins que les résidents ne rendront pas les armes.

Paul Losier près d'un boisé.

Paul Losier, résident de la région de Tracadie

Photo : Radio-Canada

Ils sont gros, ils sont durs à battre. Le moment où un propriétaire va leur vendre son terrain, ça va s'enchaîner. Parce que le propriétaire suivant va se dire ''ben ils sont rendus chez nous alors je vais lui donner''. Puis l'autre va faire la même chose, et ainsi de suite.

Moi, j'ai un petit-fils et j'espère lui faire vivre plein de choses ici. Mais si on ne peut plus habiter ici dans 25 ans, je vais devoir vendre, c’est ça? Je ne veux pas en arriver là.

Une citation de Paul Losier

Christian Brideau, pense lui aussi aux générations futures. Dans un effort de conservation du territoire, le regroupement citoyen qu’il préside propose d’y aménager des sentiers de randonnée, de vélo de montagne et de sports motorisés, des sites de camping ainsi que des aires de chasse et de pêche.

Caraquet a le Village historique acadien; Shippagan, l’Aquarium du Nouveau-Brunswick. Tracadie? Rien. Le gouvernement a une belle occasion d’investir dans notre région pour compléter le trio touristique, souligne-t-il.

Avant, on voyait la forêt essentiellement comme des billots de bois à récolter. Aujourd'hui, on réalise que la forêt peut aussi être un parc à visiter, un lieu d’apprentissage, une aire de conservation avec des éléments qui participent au microclimat, conclut Alain Patoine.

Pour l’instant, rien ne semble arrêter les abatteuses, et des citoyens inquiets se demandent encore combien d’arbres tomberont pour assurer l’expansion controversée du petit fruit bleu.

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