Vous n’arrivez pas à suivre la fluctuation des prix des aliments que vous achetez à l’épicerie? Vous n’êtes pas les seuls! Même Statistique Canada a de la difficulté à colliger les données au fil des mois. Explications.
« Les hausses des prix des aliments ne sont pas clairement indiquées sur les tablettes », rappelle évidemment la professeure adjointe en sciences de la consommation à l’Université Laval, Maryse Côté-Hamel.
Au-delà de l’impression généralisée que les prix augmentent, il est difficile pour le consommateur de le mesurer. D’autant plus qu’avec la viande et les fruits et légumes, par exemple, l’achat au poids joue naturellement sur le prix, de semaine en semaine, sur la facture d’épicerie.
« On achète rarement exactement la même quantité, poursuit l’experte. Même si le prix au poids a augmenté, c’est difficile de le quantifier. Il faut ajouter à ça le fait que le consommateur n'achète pas les mêmes produits de semaine en semaine. »
La complexité des achats alimentaires fait en sorte qu’il est plus difficile de bien mesurer la hausse des prix, contrairement à d’autres catégories de produits, comme l’énergie, le loyer ou d’autres dépenses plus stables sur de longues périodes de temps, ou encore qui ont une unité de référence précise, comme l’essence vendue au litre.
Statistique Canada, d’allée en allée
C’est pourquoi Statistique Canada relève mensuellement le prix d’une série d'aliments, et ce, depuis 1914.
Jusqu’à tout récemment, les intervieweurs de l’agence fédérale parcouraient les épiceries et épluchaient les circulaires pour y noter les prix, aliment par aliment. Aujourd’hui, ils reçoivent plutôt les données de transactions de trois grandes chaînes d’épicerie, et leurs 21 filiales, et se tournent au besoin vers les circulaires en ligne et le téléphone.
Leurs efforts sont répertoriés dans une base de données numérique, où est calculé le prix moyen mensuel d’une cinquantaine de produits vendus au Canada, mais seulement de 1995 à aujourd’hui. Les données antérieures n’ont pas été numérisées.
Les données disponibles en ligne nous ont permis de développer le projet « Les aliments vous coûtent-ils vraiment plus cher qu’avant? », qui s’intéresse au pouvoir d’achat alimentaire.
Statistique Canada maintient une deuxième base de données, qui permet de comparer le prix d’une quarantaine d’aliments entre les provinces, mais seulement sur une courte période de temps, puisque les données les plus anciennes remontent cette fois à 2017.
Sauf que la liste des aliments dont les prix sont relevés diffère de la base de données nationale. Des sources différentes et une autre méthodologie ne permettent pas non plus de faire des comparaisons entre les deux.
Statistique Canada met même en garde contre l’utilisation de ses propres données pour suivre l’évolution des prix.
« Les prix moyens ne sont pas nécessairement entièrement comparables d'un mois à l'autre et ne devraient pas être considérés comme une mesure appropriée des mouvements de prix purs à travers le temps. »
— Statistique Canada
En d’autres mots, l’agence fédérale se bute aussi à la complexité des achats alimentaires. Ses données sont affectées par la multiplication des marques et des formats d’un même produit, et de sa disponibilité dans les régions et provinces où sont collectés les prix. Au fil du temps, la composition d’une catégorie de produit est même influencée par les habitudes d’achat des consommateurs.
Impossible donc de suivre l’évolution d’un même produit, au format constant et sur une longue période de temps. Encore moins d’en suivre une cinquantaine avec ces mêmes critères.
Le prix moyen se traduit donc par un prix indicatif, une estimation du prix moyen payé par le consommateur selon un format défini, qui se veut le plus proche possible de la réalité canadienne, mais qui ne correspond jamais au montant exact que vous déboursez pour celui-ci, et pour un mois donné, à l'épicerie.
« C’est malgré tout une bonne indication de l’évolution historique des prix dans le temps, et de leur variabilité », estime l’agroéconomiste Pascal Thériault.
Il met lui aussi en garde contre les unités fixes associées aux prix. Les viandes et les fruits et légumes, par exemple, sont généralement indiqués au kilogramme.
« On n’achète pas 1 kilo de poulet. On achète un poulet entier au kilo ou on achète du poulet, explique le chargé d’enseignement à l'Université McGill. La poitrine va être plus chère et les cuisses vont être données parce que personne n’en veut. »
L’épicerie réelle est donc souvent moins chère, selon lui, que l’indique Statistique Canada.
Un « vieux » panier?
L’autre enjeu de Statistique Canada, c’est que son panier d’épicerie, en étant composé uniquement des produits dont les prix moyens sont détaillés mensuellement dans une base de données, est peu complet et peu moderne.
On n’y retrouve aucun poisson frais, pas de tofu ni d’autres protéines végétales, aucune noix et pas de légumineuses non plus. La sélection de fruits et légumes est aussi plutôt limitée.
« Ce panier n’est pas très représentatif de la réalité d'aujourd'hui », appuie Sylvain Charlebois. Le professeur spécialisé en distribution et politiques agroalimentaires remarque en plus que beaucoup de quantités listées dans la base de données sont des formats qui n'existent pas ou plus sur le marché.
En réalité, les ventes d’un même produit, qui est disponible dans une grande variété de tailles d'emballage, sont compilées, puis transposées sur un produit standard à format déterminé pour permettre une certaine comparaison d’un mois à l’autre.
Le prix moyen est donc autant influencé à la hausse par la présence de produits haut de gamme qu’à la baisse par des achats au rabais ou en grands formats économiques.
Conscients de ces limites, nous avons malgré tout constaté que les prix moyens de Statistique Canada reflétaient généralement certains prix en magasin, ou du moins une moyenne entre les prix les moins chers et les plus chers. Et que seulement certains formats listés n’existaient plus du tout sur le marché.
Et l’indice des prix à la consommation?
Pour mesurer l’évolution du prix des aliments, Statistique Canada recommande de s’en tenir à son indice des prix à la consommation (IPC), et plus spécifiquement au sous-indice des aliments achetés en magasin. Il existe aussi plus d’une centaine d’autres sous-indices plus précis, pour le boeuf, la volaille, le poisson ou les pâtes alimentaires, par exemple.
C’est le même relevé de prix qui fournit à la fois les bases de données de l’IPC et des prix, mais des calculs différents permettent d’en tirer un indice et un prix moyen. Si l’indice affiche une tendance, il ne donne toutefois aucune indication sur le prix au détail, beaucoup plus parlant pour le consommateur.
« Les gens achètent leur épicerie avec des dollars, pas avec des [indices] ni des pourcentages », indique l’économiste agricole Jean-Philippe Gervais, à juste titre.
De plus, tous les aliments de la base de données des prix sont pris en compte dans les indices, mais ils n’ont pas tous le leur. Le prix moyen du boeuf haché, par exemple, est détaillé de mois en mois, alors qu’il est plutôt englobé dans la catégorie d’indice Boeuf frais ou surgelé.
Qui plus est, l’indice des prix à la consommation prend en compte un total de 176 aliments – et quasiment autant de produits d’entretien et de soins personnels – dont les prix sont relevés chaque mois, alors que seulement une fraction d’entre eux se retrouvent dans les bases de données de prix moyens, soit, encore une fois, 52 produits pour le Canada et 40 pour les provinces.
« On n’a pas le choix. C’est tout ce qu’on a au Canada », déplore Sylvain Charlebois, qualifiant même de monopole le fait que Statistique Canada soit la seule référence historique, publique et facilement accessible sur le prix des aliments.
L’agence fédérale n’écarte pas l’idée de bonifier ses bases de données, assurant que « des travaux sont actuellement en cours pour ajouter plus de produits au programme des prix moyens à l'avenir ».
Statistique Canada a depuis annoncé que la base de données Prix de détail moyens mensuels pour les aliments et autres produits sélectionnés serait archivée, puis remplacée par une liste élargie de produits dont les prix seront aussi collectés tous les mois.
Cette nouvelle série de données « éliminera toute confusion et fournira un meilleur produit aux utilisateurs », selon l'agence fédérale, mais, puisqu'elle repart à zéro, avec de nouveaux produits et une méthodologie différente, aucune comparaison ne pourra être effectuée avec la précédente.
La technologie à la rescousse?
L’indice des prix à la consommation a toutefois été sous le feu des critiques cet automne, avec la parution d’une enquête du Toronto Star remettant en question sa fiabilité.
« Les données au Canada ne sont pas fiables. L’IPC n’est pas tout à fait exact : tout le monde le sait, mais personne ne le dit. »
— Sylvain Charlebois, Université Dalhousie
« Je pense que le taux d’inflation alimentaire est généralement sous-estimé de 1,2 % à 1,5 % par l’indice des prix à la consommation, ajoute l’expert. C’est beaucoup. »
Il en est venu à cette conclusion au fil de ses observations, mais aussi avec l’appui de Better Cart, un nouveau joueur dans la collecte de prix.
« Statistique Canada avait le monopole avant, mais avec la numérisation des pamphlets, il y a des données sur Internet partout », poursuit le professeur Charlebois.
C’est justement ce que fait l’entreprise saskatchewanaise : moissonner le site Internet et les circulaires des différentes bannières alimentaires pour récupérer les données sur les prix.
Selon Sylvain Charlebois, Better Cart parvient ainsi à récolter 20 millions de points de données par semaine, contrairement à 100 000 par mois pour Statistique Canada et les trois détaillants avec qui l’agence fédérale fait affaire et dont l’identité est gardée secrète. Des négociations sont en cours avec un quatrième partenaire, mais aucun accord n'a encore été conclu.
« Le problème fondamental, c’est un manque d’accès aux données, poursuit Sylvain Charlebois. Statistique Canada est limité dans sa capacité à avoir accès aux données sur le marché. »
C’est aussi la raison pour laquelle l’industrie se tourne plutôt vers NielsenIQ, qui se présente comme un « leader en analyse de données mondiales et la source la plus fiable d'informations sur la vente au détail et les consommateurs ».
« Généralement, quand on veut faire des comparaisons au niveau des prix, on va privilégier leurs données », confirme Catherine Brodeur d’AGÉCO, un groupe de consultants spécialisés en économie agroalimentaire.
Leurs données de transactions sont plus complètes que celles de Statistique Canada et sont pondérées en fonction du volume des ventes, ce qui les rend plus précises et plus représentatives du marché.
Seule ombre au tableau : NielsenIQ et Better Cart sont des entreprises privées. Leurs données ne sont donc pas rendues publiques et elles coûtent très cher à obtenir. De plus, Better Cart n’a des données que pour les trois dernières années.
Une collecte de données essentielle
Pour avoir accès à des données historiques, il est aussi possible de se tourner vers le Dispensaire diététique de Montréal, un organisme communautaire en nutrition sociale qui intervient auprès des femmes enceintes et vulnérables.
« Nous, on le fait depuis les années 50, les analyses de prix, les relevés, explique sa directrice générale Julie Paquette. Pour nous, c'est un outil important. »
Trois fois par an, en janvier, en mai et en septembre, les prix de plus de 70 aliments, du lait au jambon, en passant par le brocoli et les pois chiches, sont relevés dans trois magasins. La collecte est effectuée dans l’arrondissement de Verdun, puisque le Dispensaire le considère comme étant représentatif des quartiers de faible statut socio-économique du territoire montréalais.
Ces données permettent ensuite au Dispensaire de détailler le coût de son panier à provisions nutritif, basé sur une liste des aliments recommandés pour satisfaire à faible coût les besoins nutritionnels, et d’en suivre l’évolution au fil du temps.
Si les conclusions peuvent servir l’ensemble de la population, les prix relevés reflètent toutefois davantage la situation sur l’île de Montréal que pour l’ensemble du pays.
« C'est un outil très important à voir, assure Julie Paquette. Mais on a des défis, ne serait-ce que pour les changements de formats. On le voit beaucoup dans certaines catégories de produits. Évidemment, les habitudes alimentaires ont changé aussi depuis nos premiers relevés. »
Le Dispensaire se bute donc aux mêmes enjeux que Statistique Canada. Il est d’ailleurs en train d’actualiser sa liste d’aliments – déjà plus complète que celle de l’agence fédérale –, puisque la dernière mise à jour remontait à 2005.
« Quand on est assidu, ça devient un outil de travail et de planification vraiment intéressant. »
— Julie Paquette, Dispensaire diététique de Montréal
Un point de vue que partage aussi Sylvain Charlebois, pour qui une meilleure collecte de données et davantage de transparence permettraient à Statistique Canada de faire un portrait plus juste de l’inflation alimentaire.
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Méthodologie
Daniel Blanchette Pelletier journaliste, Melanie Julien chef de pupitre, Charlie Debons illustratrice, Mathieu St-Laurent développeur, Danielle Jazzar réviseure linguistique et Martine Roy coordonnatrice