PANIER D’ÉPICERIE

Devrions-nous payer nos aliments plus cher?

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PANIER D’ÉPICERIE

Devrions-nous payer nos aliments plus cher?

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La réponse à cette question est plutôt prévisible : c’est non pour la majorité des gens, qui voient déjà leur facture d’épicerie gonfler au fil des ans. Pourtant, la plupart des experts s’entendent pour dire qu’on ne paie pas le prix réel de nos aliments.

L’inflation alimentaire n’est jamais une bonne nouvelle pour le budget des Canadiens. Mais il est temps, selon Jordan LeBel, spécialiste en marketing alimentaire, d’amorcer une plus large réflexion sur le coût de ce qui se retrouve dans notre assiette.

« On ne paie pas la vraie valeur de nos aliments », lance d’entrée de jeu le professeur à l’Université Concordia, parce que les coûts sont partagés entre différents joueurs.

Le consommateur arrive au bout de la chaîne alimentaire, mais il n’est pas le seul à vouloir le meilleur prix possible, rappelle pour sa part l’agronome et économiste Pascal Thériault.

« L’importateur, le détaillant, le grossiste. Tout le monde veut payer moins cher », résume l’expert de l’Université McGill. Le prix d’un produit est donc le reflet de la complexité de la chaîne, où chacun récupère son argent et tente de faire un peu de profit.

Pour chaque dollar alimentaire dépensé à l’épicerie, par exemple, seulement le quart va au producteur, que ce soit un agriculteur, un éleveur ou un pêcheur. Le reste est partagé entre tous les autres secteurs de la chaîne qui séparent le consommateur de son achat.

« Si le coût de l’énergie, le transport et les salaires augmentent, c’est normal que le coût de l’aliment augmente lui aussi », soutient-il. Peu de Canadiens, même s’ils sont prompts à relever les hausses de prix, savent vraiment quelle valeur ont les aliments avant d’arriver à l’épicerie, selon lui.

Rentable ou profitable?

Les marges en alimentation sont minces, autant pour les grands détaillants que pour les producteurs, rappelle Pascal Thériault. Leurs profits se dégagent sur le volume, en termes de quantité vendue, mais aussi en réduisant les coûts de production au minimum.

C’est en partie pourquoi, selon lui, le Canada compte autant sur l’étranger pour se nourrir.

« Quand on a décidé d'avoir des bas prix et d’avoir cette diversité alimentaire, il a fallu se tourner vers le plus bas soumissionnaire et importer des aliments d’autres pays », avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui.

« La main-d'oeuvre ne coûte rien. Les méthodes de production sont beaucoup plus simples, les régulations environnementales sont quasiment inexistantes », déplore le chargé d’enseignement.

« Une partie du coût des aliments, que ce soit lié à la pollution, au transport ou à de la main-d'oeuvre mal rémunérée, on l’a laissée dans le pays d’où ils proviennent. »

— Pascal Thériault, Université McGill

L’exemple de la banane

Populaire partout sur la planète, la banane est l’un des fruits les plus consommés et les plus exportés, mais elle se vend toujours à bon prix.

« À 0,69 $ la livre (ou 1,52 $ le kilo), avec des pertes inévitables, qu’est-ce qui reste au producteur à l’autre bout?, s'interroge Pascal Thériault. Il ne reste évidemment pas grand-chose. »

Un constat qui s’applique autant aux aliments importés de l’étranger qu’à ceux produits au Canada, selon Sylvain Charlebois. L’expert suggère d’accepter de payer un peu plus pour assurer un meilleur revenu aux producteurs au début de la chaîne.

Plus on va valoriser la filière agroalimentaire, moins les consommateurs vont faire du prix leur obsession, selon lui.

Le Canada a longtemps profité d’un panier d’épicerie à fort bon prix, et il reste, encore aujourd'hui, l’un des moins chers au monde, selon l’indice d’abordabilité alimentaire mondiale.

« En Europe, les gens aussi parlent de prix, mais jamais comme ici », a constaté au fil des ans le professeur Sylvain Charlebois, qui dirige aussi le Laboratoire des sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie.

Comme dans la majorité des économies occidentales, les ménages canadiens consacrent un plus faible pourcentage de leur budget à l’alimentation qu’ailleurs dans le monde. « Quand on se regarde, on se désole, mais quand on se compare on se console », souligne l’économiste agricole Catherine Brodeur, associée au Groupe AGÉCO, spécialisé en économie agroalimentaire.

« Je n’ai jamais dit en 25 ans que les prix étaient trop élevés au Canada. Parce que je n’y crois pas », reprend Sylvain Charlebois.

« Ça fait tellement d’années qu’on vend les vertus des calories pas chères : il ne faut pas que les prix augmentent. J’ai toujours été mal à l’aise avec ça, parce que si on veut de bons produits, si on veut des produits salubres, comment peut-on composer avec un marché qui ne veut que des prix très bas? »

— Sylvain Charlebois, Université Dalhousie

Le professeur expert soutient qu’il faut en fait confronter les consommateurs à la réalité et les préparer à devoir payer plus cher à l’avenir pour s’alimenter.

Un changement d’assiette

Sylvain Charlebois a remarqué trois périodes au cours des dernières années où des poussées inflationnistes se sont répercutées sur la facture des Canadiens :

  • 2007-2008, avec la crise économique mondiale;
  • 2014-2015, où les prix du boeuf ont explosé;
  • 2020-2021, en pleine pandémie de COVID-19.

« On vit un cycle aux 6 à 7 ans », affirme l’expert. C’est toutefois après la crise économique mondiale d’il y a 15 ans que les choses ont vraiment commencé à changer, selon lui.

« Ça a marqué le début de la fin de l’ère de la bouffe pas chère », insiste le professeur.

Jusqu’au début des années 2000, les prix faisaient plus rarement la manchette. S’ils ont progressé dans les années 1970, ils ont plutôt diminué dans les années 1980 et ont même atteint un creux en 1990. C’était l’ère des produits transformés, rappelle-t-il.

« Depuis ce temps-là, on commence à voir les prix grimper peu à peu, parce qu’il y a plus de variétés. La qualité est meilleure aussi, mais il faut payer pour. »

C’est aussi la raison pour laquelle, selon lui, les plus jeunes générations réagissent souvent moins fortement à l’inflation que les précédentes, qui ont été habituées à des bas prix.

Qui veut payer plus cher?

Là-dessus, personne ne s’entend.

« On est comme dans l'oeuf ou la poule, illustre Julie Paquette, du Dispensaire diététique de Montréal. On veut de la qualité, du bio, du local, mais tout ça a un prix. Est-ce qu'on est prêt à payer plus pour ça? »

« L'intention est là, mais de passer à l’action, c'est autre chose », poursuit-elle.

« Tout le monde est prêt à dire qu’il faudrait encourager l'alimentation locale et nos producteurs, mais quand vient le temps de passer à la caisse, les bottines ne suivent pas les babines. »

— Julie Paquette, Dispensaire diététique de Montréal

« C’est toujours un conflit entre assurer l'abordabilité du prix des aliments, produire selon des normes élevées et faire en sorte que les gens qui font la production alimentaire puissent en vivre décemment », insiste l’économiste agricole Catherine Brodeur.

La qualité, la provenance des aliments et leur empreinte écologique signifient inévitablement des coûts supplémentaires, rappelle également Sylvain Charlebois.

Mais pour passer par-dessus la « culture des calories pas chères », il faut plutôt voir le prix des aliments avec un principe « d’abordabilité », selon lui.

« Les salaires augmentent, donc les prix augmentent aussi. C’est normal », dit-il.

« Est-ce que mon salaire augmente assez pour absorber le taux d’inflation alimentaire? C’est ça la vraie question! »

Et c’est à cette question que nous avons répondu en comparant le prix des aliments au fil des ans au salaire horaire moyen. Résultat : le pouvoir d’achat des Canadiens a changé dépendamment des produits choisis ou consommés.

« Comme consommateur et comme citoyen, on veut tous des augmentations de salaires, mais il ne faudrait pas que le prix de rien d’autre bouge », reprend Pascal Thériault.

« Oui, tout a augmenté. C'est vrai. Mais sur le pouvoir d'achat du consommateur, ça n’a jamais coûté aussi peu cher de se nourrir. »

— Pascal Thériault, Université McGill

Une nouvelle ère

« On prend les aliments pour acquis », déplore l’agroéconomiste Pascal Thériault.

« On recommence tout juste à penser à la valeur de l'aliment, à ce qu’il implique au-delà du plaisir de le manger, ajoute-t-il. Il faut redéfinir l'aliment comme quelque chose de biologique et de vivant, et non comme un bien de consommation. »

Un point de vue que partage aussi Jordan LeBel, spécialiste en marketing alimentaire.

« Comment évolue notre rapport à l’aliment à partir du moment où c’est la praticabilité et le prix qui dominent? Ça laisse quoi?, s’interroge l’expert de l’Université Concordia. L’aliment, c’est notre identité. Ça construit des ponts. C’est un lubrifiant social. C’est dans nos gênes. »

« À partir du moment où le marché évolue et fait en sorte que c’est le prix qui domine, il arrive quoi à ces autres éléments-là? », déplore celui qui a aussi un passé de chef cuisinier.

L’inflation alimentaire actuelle est l’occasion de changer les perceptions, insistent les experts.

« C'est un peu le silverlining avec ce qui nous arrive, croit Jordan LeBel, l’aspect positif de conscientiser les gens et d'ouvrir sur des discussions et des conversations qui vont changer le sort de nos producteurs, de nos fermiers. »

Cet éveil de conscience aux différents « éléments cachés » de la chaîne alimentaire qui permettent de remplir notre assiette n’est toutefois qu’un début.

Déjà, les salaires ont commencé à augmenter dans l’industrie agroalimentaire, se réjouit Sylvain Charlebois. Mais c’est un facteur qui contribue aussi à l’inflation, selon lui. C’est un cercle vicieux où de meilleurs salaires se répercutent aussi sur les prix.

Est-ce que le consommateur est prêt à payer plus cher pour que la main-d'oeuvre soit mieux rémunérée? Est-ce qu’on a les moyens de nos ambitions?

Ça reste à voir, selon Jordan LeBel.

« Tout ce qui peut valoriser ce qui va au fermier et aboutir sur de meilleures pratiques, moi j'applaudis ça », indique le professeur.

Mais chose certaine, ajoute-t-il, pour soutenir ce changement dans la perception et dans l’acceptation de payer encore plus pour manger, il faut aussi regarder la question du salaire minimum et d’autres facteurs économiques et de politiques publiques.

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Daniel Blanchette Pelletier journaliste, Melanie Julien chef de pupitre, Charlie Debons illustratrice, Mathieu St-Laurent développeur, Danielle Jazzar réviseure linguistique et Martine Roy coordonnatrice

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