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Vols intérieurs : quand les provinces s'infectent les unes les autres

Depuis le début de la pandémie, l’attention est portée aux vols internationaux. Pourtant, les vols intérieurs représentent 85 % du trafic aérien au Canada, selon notre analyse. Des dizaines de milliers de personnes, dont certaines porteuses du virus causant la COVID-19, voyagent à travers le pays chaque semaine, et ce, sans test ni quarantaine.

Les voyageurs qui arrivent de l’étranger par avion doivent obligatoirement subir des tests et une quarantaine (sauf exceptions). Mais depuis un an, seulement un avion sur sept qui atterrit au Canada provient de l'extérieur du pays.

En avril dernier, plus de 3000 avions décollaient chaque semaine d'une ville canadienne pour atterrir dans une autre sans que leurs passagers subissent de test. Et à l’exception des territoires, des provinces de l’Est et du Manitoba, aucune quarantaine n’est exigée non plus. Une prise de température est obligatoire dans les principaux aéroports, bien que cette mesure soit inefficace pour détecter la COVID-19, selon Santé Canada.

Sans restrictions pour les déplacements aériens à l’intérieur du pays, des passagers traînent le virus dans leurs bagages. Du 26 avril au 8 mai 2021, une moyenne de 17 vols par jour ont transporté au moins un passager qui a par la suite reçu un test positif à la COVID-19 et qui a voyagé alors qu’il était potentiellement contagieux, selon une liste « non exhaustive » du gouvernement fédéral.

Les plus récents rapports publiés par les aéroports de Toronto, Calgary, Vancouver et Montréal montrent que plus d’un demi-million de personnes y ont embarqué ou débarqué à l’occasion d’un vol intérieur en février 2021.

Vols interprovinciaux en avril 2021

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Départs

Arrivées

« On sait qu’il y a des contaminations provenant de l’international, mais on en voit aussi entre les provinces », indique Jeffrey Joy, chercheur spécialisé en génétique évolutive au Centre d’excellence sur le VIH/SIDA en Colombie-Britannique. Avec son équipe, il décortique le code génétique d'échantillons viraux pour reconstruire l’arbre généalogique du virus causant la COVID-19 au Canada.

Dans une analyse bientôt publiée et que nous avons consultée, l’expert et ses collègues démontrent que des souches du Québec, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique ont été transmises à d’autres provinces (sans distinction quant au mode de transport). Des informations incomplètes entravent par ailleurs l’esquisse d’un portrait national. Certaines provinces, notamment l’Alberta et la Saskatchewan, rendent peu de données génétiques publiques.

« Il faut absolument éviter d’introduire au Canada de nouveaux variants qui émergent ailleurs sur la planète, insiste Jeffrey Joy. Mais il faut aussi empêcher les variants déjà présents de se répandre d’une province à une autre. »

Une troisième vague a frappé plusieurs provinces en avril. Le nombre de personnes hospitalisées aux soins intensifs a doublé au pays, atteignant plus de 1400 personnes, un record. Le Québec a maintenu un couvre-feu, l’Ontario a ordonné de rester chez soi et la Colombie-Britannique a interdit les déplacements entre ses régions. Mais les avions ont continué de voler.

L’Alberta a déclaré 32 nouveaux cas de COVID-19 pour 100 000 habitants chaque jour en moyenne en avril. Un niveau jamais atteint par une province depuis le début de la pandémie.

Pendant la même période, plus de 300 avions décollaient chaque semaine de la province pour atterrir ailleurs au pays, notamment à Toronto, à Vancouver, à Kelowna et à Montréal.

Le mois d’avril a aussi été difficile pour l’Ontario, avec une moyenne de 26 nouveaux cas par jour pour 100 000 habitants, le record provincial depuis mars 2020.

Au même moment, plus de 250 vols intérieurs quittaient la province chaque semaine. Les principales destinations étaient Montréal, Calgary, Vancouver et Edmonton.

La troisième vague n’a pas épargné la Colombie-Britannique, avec 19 nouveaux cas pour 100 000 habitants par jour en moyenne en avril - un record ici aussi - et une multiplication des cas du variant P1 (apparu au Brésil).

Quelque 300 avions s'envolaient chaque semaine de la côte ouest vers le reste du pays. Une grande partie se dirigeait vers Calgary. Les autres principales destinations étaient Edmonton, Toronto et Montréal.

Le Québec, pour sa part, a mieux résisté à la troisième vague que les autres provinces. Le nombre de cas quotidiens a malgré tout grimpé à 15 pour 100 000 habitants en avril, en moyenne.

Chaque semaine, 175 avions ont quitté la province pour se rendre dans un aéroport canadien. Les principales destinations étaient Toronto, Vancouver et Ottawa. Mais la province connecte aussi l’est du pays. Nombre de vols se sont aussi rendus à Halifax et Moncton.

Bien que des travailleurs soient obligés de se déplacer, « on sait que des gens ont continué de voyager pour des raisons qui n’étaient pas essentielles », affirme Kelley Lee, professeure en sciences de la santé à l’Université Simon Fraser en Colombie-Britannique et experte en mesures transfrontalières en temps de pandémie. « Ça contribue clairement à déplacer les variants dans le pays. Nous n’avons pas besoin d’attendre cinq ans pour en faire l’analyse. Nous le voyons en ce moment. »

Si les vols internationaux comme intérieurs ont chuté de façon vertigineuse au printemps 2020, les vols intérieurs ont progressivement repris du poil de la bête au cours de l’été dernier, jusqu’à atteindre un pic lors des fêtes de fin d’année. Le nombre de vols intérieurs en avril 2021 est 66 % plus bas qu’en 2019, ce qui montre que le trafic aérien n’a pas retrouvé son volume prépandémique. Mais comparativement à avril 2020, au tout début de la crise, il est 42 % plus élevé.

Nombre de vols quotidiens atterrissant au Canada depuis le 1er janvier 2020

Le variant B.1.1.7 correspond à un variant détecté pour la première fois au Royaume-Uni, le B.1.351 en Afrique du Sud, le P1 au Brésil et le B.1.617 en Inde.

Le 19 avril, l’Ontario a fermé ses frontières terrestres avec ses provinces voisines, interdisant les déplacements non essentiels. Après cette annonce, le Québec a également imposé des contrôles terrestres à sa frontière ontarienne. Mais le nombre de vols atterrissant dans ces deux provinces n’a pas bougé. Les aéroports étant de compétence fédérale, les provinces n’ont aucun pouvoir sur le transport aérien.

Une semaine plus tard, la ministre ontarienne de la Santé, Christine Elliott, a réclamé à Ottawa de rendre obligatoire le dépistage des passagers des vols intérieurs avant leur embarquement. Elle a été suivie quelques jours plus tard par le ministre de la Sécurité publique de la Colombie-Britannique, Mike Farnworth, qui réagissait à une analyse du Globe and Mail sur le nombre de vols intérieurs avec des cas confirmés de COVID-19 à bord.

Nous avons demandé au bureau du premier ministre du Canada, Justin Trudeau, si des mesures pour encadrer les vols intérieurs étaient prévues. La réponse, par courriel, soulignait que les provinces « ont le pouvoir de déterminer qui peut entrer sur leur territoire » et que le fédéral était toujours prêt à aider les provinces et les territoires dans la lutte contre la COVID-19.

« Il y a une déconnexion, un illogisme entre la gestion de la crise qui se fait au niveau national et celle qui se fait au niveau provincial », réagit Benoît Barbeau, professeur en sciences biologiques à l’Université du Québec à Montréal et expert en virologie.

Il recommande une approche plus structurée et consensuelle entre les provinces qui, jusqu’à présent, ont géré leur crise respective chacune de leur côté. Par exemple, les provinces de l'Est ont créé la bulle atlantique, imposant une quarantaine aux voyageurs provenant d'ailleurs au pays. Leur nombre y est resté limité pendant la pandémie. Les territoires ont eux aussi imposé une quarantaine à quiconque traversant leurs frontières. Plus récemment, la présidente de l'aéroport d’Halifax, Joyce Carter, a indiqué être prête à tester tous les passagers arrivant de l’extérieur de la province avec des tests rapides réalisés sur place.

Vols provenant de l'extérieur de la bulle atlantique et qui y ont atterri, par rapport à 2019

« Mais ce n’est pas simple, avertit le professeur Barbeau. Vu le nombre de vols intérieurs, le dépistage de tous les voyageurs demanderait un nombre incroyable de tests à réaliser. Est-ce que les gens paieraient leur test? Devraient-ils faire un test au départ et à l’arrivée? » Et il ne faut pas oublier les transports terrestres dans l’équation, rappelle-t-il, tout en soulignant que davantage de mesures diminueraient probablement le nombre de déplacements.

« C’est maintenant qu’il faut agir parce que nous n’avons pas encore de couverture vaccinale suffisante pour éviter une montée importante des infections », dit Marie-France Raynault, chef du Département de santé publique et de médecine préventive du CHUM. À ses yeux, il faut exiger des tests et une quarantaine en fonction des destinations. « Par exemple, en ce moment, ça flambe en Alberta et il y a des variants. Alors pour une personne qui revient au Québec à partir de l’Ouest canadien, il devrait y avoir les mêmes exigences que pour les voyageurs internationaux. Si vous pensez aller faire du ski, c’est dissuasif d’avoir une quarantaine à votre retour. »

En Europe, de nombreux contrôles sont effectués entre les frontières des différents pays, alors que les distances sont comparables à nos déplacements interprovinciaux, souligne-t-elle. « Ce n’est pas parce qu’on est un grand pays qu’on est à l’abri. »

« Traditionnellement, nous utilisons nos frontières internationales comme une muraille qui nous protège des virus étrangers, rappelle Kelley Lee. Malheureusement, nous n’avons pas été efficaces à cet égard. » Les tests et la quarantaine ne sont obligatoires que depuis le 22 février 2021 au Canada, ce qui a laissé entrer les variants dans le pays. Et depuis cette date, 30 % des voyageurs arrivés par les airs ont été exemptés d’un séjour obligatoire dans un hôtel autorisé par le gouvernement, selon l’Agence de la santé publique du Canada. Les membres d’équipage, les étudiants étrangers et le personnel diplomatique font partie des personnes ayant droit à des exemptions.

À tout cela s’ajoute un traçage déficient des cas confirmés au pays. Dans les chiffres de l’Agence de la santé publique du Canada, une fois sur deux, la source de l’infection est inconnue, déplore l’experte en réponse transfrontalière en temps de pandémie.

Selon elle, il faut une stratégie coordonnée entre les déplacements internationaux, interprovinciaux et intraprovinciaux plutôt que d’essayer de boucher un seul trou à la fois. « Nous n’avons pas besoin de devenir la Corée du Nord, ajoute-t-elle. Nous n’avons pas non plus besoin d’en arriver à zéro déplacement. Mais il faut en diminuer le volume et gagner du temps pour notre campagne de vaccination. Il faut vacciner notre population adulte et nos enfants pour éviter une quatrième vague cet automne. Tout cela n’est pas fini. Les vaccins nous ne tireront pas d'affaire seuls. »

Méthodologie

Les données analysées dans ce reportage ont été fournies par FlightRadar24. Ce service de suivi du trafic aérien sur la planète nous a envoyé le détail de tous les avions ayant atterri au Canada du 1er janvier 2019 au 30 avril 2021, soit un total de 3,6 millions de vols.

Par souci de transparence et d’intégrité journalistique, nous rendons publique l’intégralité de notre analyse. Cliquez ici pour la consulter.

Les images et textures du globe terrestre viennent de JHT's Planetary Pixel Emporium.

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Naël Shiab journaliste de données, Melanie Julien chef de pupitre, Santiago Salcido designer, Martine Roy coordonnatrice de production