Denis Mukwege, « l'homme qui répare les femmes »

Le Congolais Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018, est un mélange de mère Teresa et de Nelson Mandela. Il soigne les rejetées de la société et se bat pour qu’on cesse de violer les corps et les droits des femmes. Nous l’avons rencontré dans son hôpital, à Bukavu.

Par Sophie Langlois

15 mai 2019

Depuis qu’on a failli le tuer, en 2012, le gynécologue Denis Mukwege vit dans un petit pavillon de l’hôpital de Panzi, sous la surveillance constante de gardes du corps et de Casques bleus de l’ONU. Le matin de notre rencontre, le gynécologue vient de passer une partie de la nuit à opérer. Il débute quand même sa journée à 8 h; il rejoint des collègues pour visiter des patientes opérées récemment.

Assis, Denis Mukwege, et de dos, Sophie Langlois, entourés d’équipements médicaux.
Le docteur Denis Mukwege en entrevue avec Sophie Langlois à l’hôpital de Panzi, à Bukavu. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

« Je peux vous montrer ici, nous dit-il, un bébé de 7 mois, violée. Si ça arrivait à Montréal, je crois que tous les Montréalais diraient “non, c’est inacceptable” ». Le médecin souhaiterait que le monde partage la souffrance de cette mère en se disant « cela pourrait être mon enfant ».

Assise sur un lit d’hôpital, Amnazo Shindano tient sa fille.
Amnazo Shindano tient dans ses bras sa fille de sept mois. La petite Thérèse a été violée par des hommes armés. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

« Partageons-nous encore la même humanité, qu’est-ce qu’il faut pour que les gens agissent? »

– Denis Mukwege

Atténuer les souffrances

Enfant, Denis Mukwege accompagnait souvent son père pasteur quand celui-ci visitait des paroissiens malades. Il nous raconte qu’un jour, alors qu’il avait huit ans, la vue d’un petit garçon atteint de graves convulsions le bouleverse. Il ne comprend pas pourquoi son père se contente de prier au lieu de lui donner des médicaments.

Le pasteur lui répond qu’il n’est pas médecin. « J’ai eu le réflexe de dire : “papa, je serai médecin pour donner des médicaments, pour atténuer les souffrances”, et c’est devenu une obsession. »

Le jeune Congolais veut d’abord devenir pédiatre, mais quand il réalise le taux de mortalité des femmes en couches, il bifurque vers la gynécologie. En Afrique subsaharienne, la grossesse et l’accouchement restent les premières causes de mortalité des femmes.

Après des études en Europe, le médecin revient s’installer dans une région isolée de l’est du Congo.

En 1996, la guerre éclate, l’hôpital de Lemera est attaqué; le médecin échappe de justesse à la mort, alors que presque tous ses collègues sont assassinés. Le docteur Mukwege revient alors chez lui, à Bukavu, où il ouvrira l’hôpital de Panzi en 1999.

Denis Mukwege souhaite y poursuivre sa mission de sauver des femmes enceintes de morts évitables. Mais sa première patiente n’est pas celle qu’il attendait.

Devant de l’hôpital.
Le pavillon d’accueil de l’hôpital de Panzi, fondé en 1999 par le docteur Denis Mukwege. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

« La première femme que j’ai opérée, raconte-t-il, avait été attaquée et violée à 500 mètres de l’hôpital. On avait tiré sur son appareil génital, elle avait des blessures graves, avec des fractures. » Le chirurgien croit que c’est un fait isolé, mais les cas de violences sexuelles occuperont rapidement tout son temps.

Le viol devient une des principales armes de cette guerre, dans laquelle s’affrontent plusieurs pays africains, dont le Rwanda voisin, qui se battent pour le contrôle des minerais. Le gynécologue opère des lésions vaginales qu’il n’avait vues dans aucun livre de médecine.

« Au fur et à mesure que j’écoutais les histoires, ça devenait insupportable. L’histoire était presque toujours la même : “J’ai été violée par cinq, six, dix personnes; après, j’ai perdu connaissance; en me réveillant j’ai trouvé qu’on m’a introduit une baïonnette dans l’appareil génital”. Voir une femme blessée de cette façon, volontairement, après avoir été violée, je perdais tout simplement la capacité de comprendre, ce n’est pas compréhensible. »

Dix ans plus tard, le médecin cherche toujours à comprendre ces viols sauvages quand il reçoit une patiente beaucoup trop jeune. « Je ne pouvais pas imaginer, pas une seule seconde, qu’un adulte peut pénétrer un bébé de 18 mois… Quand j’ai vu les lésions du bébé, le rectum, le vagin, la vessie, les intestins qui sortaient, pour moi, c’était trop. Ce sont des atrocités que les animaux ne font pas. »

Le docteur Mukwege est tellement bouleversé qu’il décide que soigner ne suffit plus.

« Comment je pouvais rester au bloc opératoire quand j’avais soigné la mère, sa fille et, quelque temps après, je soigne le bébé de cette fille, violée aussi… pour moi c’était trop. Il fallait faire quelque chose, avertir le monde de ce qui se passe ici. Pour que le monde puisse dire : plus jamais. »

Le jardin de l’hôpital de Panzi.
Des cordes à linge improvisées dans le jardin de l’hôpital de Panzi, devenu le milieu de vie des femmes qui sont soignées ici, souvent pendant plus d’un an. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

Le médecin fait le tour de la planète pour raconter les horreurs qu’il voit au quotidien. Ses cris du coeur choquent et indignent les citoyens partout dans le monde, mais chez lui, rien ne change.

Le gouvernement congolais, qui le menace régulièrement, a tout fait pour l’empêcher de recevoir le prix Nobel de la paix, sans succès. En décembre 2018, à Oslo, le gynécologue accueille l’honneur en livrant un puissant plaidoyer.

Au micro, le médecin Denis Mukwege.
Denis Mukwege en point de presse le 11 décembre 2018 à Oslo, en Norvège. Photo : PC/Lise Aserud/NTB scanpix via AP

« J’ai moi-même un cellulaire, ces objets contiennent des minerais qu’on trouve chez nous, souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, qui sont victimes d’intimidation et de violences sexuelles. »

– Denis Mukwege le 11 décembre 2018

La majorité des femmes soignées à l’hôpital de Panzi proviennent de villages miniers. Les violences dans ces régions demeurent un fléau, même quand les conflits armés s’apaisent.

Gisèle vient de l’un de ces villages. L’adolescente coupait du bois dans la forêt quand elle a été agressée par cinq hommes. Le lendemain, elle réussit à ramper jusque chez elle, où elle subit une autre forme d’agression.

Dans une chambre de la Maison Dorcas, Gisèle
L’adolescente Gisèle a été violée par cinq hommes, d’anciens combattants. Elle soigne ses traumatismes à la Maison Dorcas, une des oeuvres de la Fondation Panzi, créée par le docteur Mukwege. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

« Chez moi, raconte la jeune femme avec peine, on m’a maltraitée fortement. On m’a dit que je n’étais pas leur enfant. Ma mère m’a accusée de n’être pas partie chercher du bois dans la forêt, mais d’être partie chercher des hommes. Je me suis sentie très mal. Si on m’avait donné un couteau, je l’aurais enfoncé, pour que je perde la vie. »

Le docteur Mukwege explique que le viol est une arme de guerre parce qu’il détruit la famille, qui est le socle, le ciment de la société congolaise.

« Les maris ont toujours le sentiment qu’ils n’ont pas été à la hauteur de protéger leurs épouses ou leurs enfants. Et les enfants ont le sentiment que les parents n’ont pas pu faire grand-chose pour eux. »

 Des patientes couchées dans des lits.
Des patientes de l’hôpital de Panzi qui récupèrent d’une opération après avoir été victimes de viols. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

Selon Mukwege, les viols collectifs détruisent le tissu social qui lie une communauté. « Chez la plupart des personnes que nous soignons, il y a une dislocation familiale, les communautés se disloquent, les gens n’ont plus la capacité de se regarder droit dans les yeux. »

Soigner les corps et les âmes

Quand les femmes guéries de leurs blessures physiques ne peuvent retourner dans leur famille ou leur village à cause de cette dislocation, elles sont prises en charge à la Maison Dorcas qui est gérée par la Fondation Panzi du docteur Mukwege. C’est là que vit Gisèle avec des dizaines d’autres survivantes et leurs enfants.

« J’aime la Maison Dorcas, raconte Gisèle, parce qu’on m’aide à m’intérioriser, à me défendre face à la société, même s’il y a quelqu’un de mauvais qui vient derrière moi, je peux me débrouiller, me sauver grâce au karaté que j’apprends ici, je peux fuir rapidement. »

Des femmes font de la couture.
Des femmes apprennent à coudre à la Maison Dorcas. Les survivantes des violences sexuelles soignent leurs traumatismes avec la psychothérapie, la musicothérapie, la danse, le sport. Elles apprennent aussi des métiers comme la couture, la coiffure et l’informatique. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

À la Maison Dorcas, les survivantes de violences sexuelles soignent aussi leurs traumatismes avec le chant et la danse, qui les aident à exprimer leur souffrance.

Gisèle a écrit une chanson qui raconte comment elle est passée de la noirceur à la lumière. « Quand je suis arrivée ici, je considérais comme si je ne suis pas personne, je considérais comme si un serpent était mieux que moi », nous confie-t-elle, dans un français impressionnant pour une fille qui n’a pas beaucoup fréquenté l’école.

Neuf mois après le viol, Gisèle accouche d’une fille, qui meurt à la naissance. Gravement dépressive depuis l’agression, elle est envoyée par une soignante chez le docteur Mukwege, qui la fait venir à la Maison Dorcas, à Bukavu.

« Quand je suis arrivée, le 17 septembre, on m’a donné tout le nécessaire, les habits, les assiettes, les souliers, les savons. Grâce au docteur Mukwege, je suis en train aussi de me sentir fière. Il m’a sauvée de toutes les façons, il m’a aidée à ce que ma tête soit posée. »

Pour le gynécologue, il est tout aussi important de soigner les âmes que les corps. « On a constaté que notre action médicale physique, quand on l’associait à la prise en charge psychologique, à la santé mentale, les femmes se remettaient debout plus rapidement et qu’elles avaient beaucoup plus de forces. »

La psychologue tient les mains d’une femme enceinte.
Esther Mwangaza, psychologue à la Maison Dorcas, accueille une nouvelle patiente, qui est de nouveau enceinte à la suite d’une agression. Sa fille, assise près de la fenêtre, est aussi née après un viol, il y a 5 ans. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

On aide aussi ces femmes à devenir autonomes économiquement. Elles sont scolarisées et elles apprennent à faire du pain, des paniers, des vêtements et des savons, à manier un clavier et à naviguer sur le web. « J’aime l’informatique, fortement, et l’anglais, dit Gisèle. J’aime étudier parce que je suis limitée à la 6e année seulement. J’aimerais terminer mes études pour aller à l’université pour que je sois un jour une députée, pour sauver le pays et mettre aussi l’environnement en bon état. »

Des femmes fabriquent des paniers.
Gisèle et d’autres résidentes de la Maison Dorcas apprennent à faire des paniers. Aider les survivantes de violences sexuelles à devenir autonomes fait partie de la guérison, selon le docteur Mukwege. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

Malgré les viols qui continuent de faire des ravages indescriptibles, malgré les politiciens qui manquent de volonté pour faire cesser les violences, le docteur Mukwege poursuit son combat contre l’indifférence.

« Se décourager, ce serait donner raison aux barbares qui font cette exploitation humaine. »

– Denis Mukwege

Selon lui, l’exploitation de minerais comme le coltan provoque ces violences. « À la fin, si j’ai mon cellulaire, c’est parce qu’un enfant de six ou sept ans travaille comme un esclave dans les mines. Pourquoi personne ne fait d’effort pour arrêter cette barbarie? »

Le médecin montre du doigt l’absence de volonté politique. Si l’État congolais faisait respecter les lois du pays, il serait possible d’attirer des investisseurs qui exploiteraient les minerais en respectant les normes internationales.

Lutter contre l’horreur

Pour le chirurgien, la violence autour des mines est une forme de terrorisme dont le but est d’entretenir le chaos pour que ceux qui exploitent les minerais au rabais puissent continuer de faire travailler femmes et enfants pour « une banane à la fin de la journée ».

C’est pour donner une voix à ces femmes et à ces enfants violés de toutes les façons qu’il profite de chaque tribune pour dénoncer les violences. Car malgré tout, l’horreur recule, un peu.

« Aujourd’hui, je pense que ce qui a beaucoup évolué, c’est que les femmes brisent le silence, les femmes dénoncent, les femmes prennent le courage d’aller en justice, même si notre justice est dysfonctionnelle. Elles veulent quand même s’exposer devant cette justice pour donner leur témoignage. Ça, c’est la première étape vers la victoire. »

Un véhicule avec une affiche du docteur Mukwege où l’on peut lire qu’il est le « porte-voix des sans voix ».
À Bukavu et ailleurs dans le pays, on peut voir des affiches et panneaux en l’honneur du lauréat congolais du Nobel de la paix. Photo : Radio-Canada/Frédéric Lacelle

Et ce courage paie. De plus en plus d’agresseurs, même des officiers de l’armée, ont été jugés et condamnés. Ce qui était impensable il y a à peine 10 ans.

« Même moi, quand je parlais de violences sexuelles il y a 20 ans, tout le monde me disait : “on ne parle pas de choses comme ça”. Je retournais chez moi et j’étais malade, c’était comme si c’était normal qu’une femme doive souffrir. Aujourd’hui, les femmes prennent la parole et c’est une parole transformatrice. »

« Ce qui est très touchant, conclut l’homme de 64 ans, c’est que vous recevez ces femmes dans un état de détresse et de souffrance extrême. Mais après les avoir soignées, vous voyez qu’elles retrouvent le sourire, qu’elles sont prêtes à aller de l’avant, avec le minimum qu’elles ont, pour pouvoir faire beaucoup, pas pour elles-mêmes, mais pour les autres. Je me sens toujours petit et je me dis : “mais ces femmes, qu’est-ce qu’elles ont en elles qui les pousse à cette empathie extrême?” Je trouve ces femmes formidables. »

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